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Ukraine : Bombardement russe d’un quartier résidentiel de Tchernihiv

L’attaque aérienne a fait des dizaines de morts et de blessés, et semble avoir été un crime de guerre

(Berlin, le 10 mars 2022) – Les forces aériennes russes ont largué simultanément plusieurs bombes non guidées qui ont frappé un carrefour dans un quartier résidentiel de Tchernihiv, dans le nord de l’Ukraine, le 3 mars 2022, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.

Cette attaque, menée vers 12h15, a fait au moins 47 morts, selon les autorités locales, et de nombreux blessés. Elle a fait d’importants dégâts dans une tour résidentielle, dans un hôpital et dans plusieurs autres immeubles résidentiels et commerciaux, dont l’un abritait une pharmacie. Les vitres de la plupart des bâtiments situés autour du carrefour ont été pulvérisées et, à l’extérieur, le sol calciné est couvert de débris.

Un immeuble résidentiel à Tchernihiv, en Ukraine, endommagé par une attaque aérienne russe menée le 3 mars 2022. © 2022 Reuters/Roman Zakrevskyi

« Les forces russes ont largué des bombes sur un quartier résidentiel au milieu de la journée, détruisant des logements, tuant et blessant de nombreuses personnes et terrorisant les habitants », a déclaré Ida Sawyer, directrice de la division Crises et conflits à Human Rights Watch. « La Cour pénale internationale et les autres autorités compétentes qui enquêtent sur la possibilité que de graves crimes soient commis dans le cadre de ce conflit, devraient déterminer si un crime de guerre a été commis à Tchernihiv et signaler clairement que leurs responsables seront amenés à rendre des comptes. »

Bien que Human Rights Watch ne soit pas en mesure d’exclure de manière catégorique la possibilité qu’une cible militaire ait été présente dans cette zone au moment des frappes, l’organisation n’a pas non plus trouvé de preuve de l’existence d’une telle cible significative au carrefour touché, ou à proximité. Ceci laisse penser que les forces russes ont violé leur obligation, au regard du droit international humanitaire, de prendre toutes les précautions possibles pour éviter ou minimiser les victimes parmi les civils et les dommages subis par eux. Il s’est donc possiblement agi d’une attaque menée sans discernement, de manière délibérée ou irresponsable, dans la mesure où elle ne semble pas avoir été dirigée contre une cible militaire particulière.

Carte simplifiée de Tchernihiv, dans le nord de l’Ukraine, montrant l’emplacement du quartier résidentiel frappé par des bombes russes le 3 mars 2022. © 2022 Human Rights Watch

Human Rights Watch a mené des entretiens téléphoniques avec trois témoins de l’attaque - un médecin et deux autres habitants de Tchernihiv - ainsi qu’avec deux autres habitants de la ville qui ont eu connaissance des circonstances de l’attaque. Human Rights Watch a également vérifié et analysé 22 vidéos et 12 photos prises lors de l’attaque et de ses suites immédiates.

Un éditeur de vidéos âgé de 28 ans, qui habite au 13e étage de l’immeuble résidentiel de 17 étages qui a été frappé, a déclaré qu’il était en train de regarder les informations télévisées avec sa petite amie quand ils ont entendu la sirène d’une alerte aérienne, puis le bruit d’un avion passant à proximité, suivi d’une explosion. Ils se sont précipités dans le couloir de leur étage, fermant la porte de leur appartement, et se sont abrités derrière le mur. « Puis il y a eu une énorme explosion », a-t-il dit. « Tout était couvert de poussière. Nous craignions qu’un incendie se déclare, donc nous sommes descendus par l’escalier. Nous avons vu les portes qui avaient été soufflées dans tous les appartements, et les appartements étaient complètement détruits ; on pouvait voir le ciel à travers. » Ils sont finalement parvenus à rejoindre le sous-sol de l’immeuble.

Il a affirmé que, de sa fenêtre au 13e étage constituant un bon point d’observation, il n’avait pas vu de véhicules militaires ou de soldats dans cette zone avant l’attaque, ni même durant les jours précédents. Il a déclaré qu’à sa connaissance, « il n’y a pas d’[objectifs] militaires dans notre quartier, ni d’[objectifs] stratégiques. » À son avis, ce bombardement visait à « briser notre moral ». D’autres témoins ont également déclaré de manière concordante qu’ils n’avaient pas connaissance d’opérations militaires ou de l’existence de cibles militaires dans cette zone. Aucun d’eux n’a indiqué avoir été averti à l’avance de l’attaque.

L’éditeur de vidéos a précisé que son immeuble est le plus haut du quartier, avec des magasins au rez-de-chaussée, dont une boucherie populaire et un magasin vendant de l’eau potable. C’est un quartier résidentiel, avec plusieurs hôpitaux à proximité, ainsi que des magasins d’alimentation et des pharmacies.

Un autre témoin a déclaré qu’il était en train d’acheter des provisions et, alors qu’il quittait le magasin, il a entendu un « grand boum ». Puis « il y a eu de la fumée tout autour », a-t-il dit.

Un médecin travaillant dans un hôpital pour enfants du secteur qui a également été endommagé par le bombardement a déclaré qu’il se trouvait au sous-sol quand soudain, il a vu des gens qui arrivaient en courant du rez-de-chaussée. « Cela a été comme un vent de tempête et tout le sous-sol s’est rempli de poussière », a-t-il dit. « Puis il y a eu une explosion. Plusieurs vitres ont volé en éclats et il y a eu beaucoup de vibration. Nous avons des explosions tous les jours, mais celle-ci était très forte. »

Ce médecin a affirmé qu’en dépit des dégâts aux vitres de l’hôpital, lui et ses collègues ont quand même pu soigner 35 blessés qui sont arrivés dans l’heure ayant suivi l’attaque. Parmi ces blessés, se trouvaient des hommes, des femmes et des enfants ; leurs âges allaient de 7 à 55 ans. Le médecin a affirmé avoir constaté des blessures correspondant à celles que causent les projectiles à fragmentation primaires, secondaires et tertiaires. Un garçon âgé de 9 ans avait une cheville déchiquetée, et une fillette de 8 ans avait reçu un éclat au visage. Tous deux ont été transportés à l’unité de traumatologie. Un garçon âgé de 11 à 12 ans a été placé dans l’unité de soins intensifs, car des éclats de métal avaient endommagé son crâne et atteint son cerveau. Un homme dont la mort a été constatée peu après son transport à hôpital présentait de graves blessures au crâne.

Le médecin a déclaré que l’hôpital manquait de fournitures médicales de base pour soigner les blessés, ainsi que d’équipement nécessaire pour stopper les hémorragies ; l’hôpital manquait aussi d’autres matériels de première urgence, d’antibiotiques, d’instruments servant à réduire les fractures et d’équipements de perfusion.

Le médecin a également affirmé que l’hôpital avait des difficultés à continuer de prodiguer des soins aux patients qui y avaient été admis avant l’attaque du 3 mars. Un bénévole qui y coordonne l’aide humanitaire a filmé les suites immédiates de l’attaque, et a par la suite transmis ses vidéos à Human Rights Watch, qui en a vérifié le contenu de manière indépendante. Parmi les 11 vidéos filmées le 3 mars et examinées par Human Rights Watch, l’une a été prise devant l’hôpital deux minutes après le début de l’attaque.

Une autre vidéo, filmée le matin du 4 mars, contient l’interview d’une femme portant son fils âgé de 2 ans, qui suivait un traitement pour une leucémie. « Nous avons atteint les dernières phases du traitement [de chimiothérapie] et il faut vraiment que nous terminions ce processus afin d’éviter l’horrible possibilité d’une rechute », a-t-elle dit au bénévole. Mais à cause des multiples attaques russes contre Tchernihiv, il a été impossible de continuer le traitement. Elle a ajouté : « Par-dessus tout, je veux aller quelque part où nous serons en sécurité et continuer le traitement. [Je veux] quitter cette ville qui est occupée, de plus en plus, chaque jour, chaque heure. »

La vidéo filmée à l’hôpital juste après l’attaque montre deux hommes vêtus d’uniformes militaires ukrainiens – dont l’un, gravement blessé, est étendu sur une civière – et six autres personnes dont les brassards jaunes semblent indiquer qu’il s’agit de membres des Forces de défense territoriale, une organisation de citoyens volontaires. On ignore s’ils se trouvaient dans le secteur au moment de l’attaque. Cependant, même si des membres de ces forces étaient dans les alentours du lieu de l’attaque, il est peu probable que cela puisse justifier celle-ci comme étant proportionnée d’un point de vue militaire, compte tenu de l’importance des pertes civiles, du nombre des blessés et des dommages subis par les structures civiles, a déclaré Human Rights Watch.

Les attaques disproportionnées, qu’elles soient menées de manière intentionnelle ou imprudente, sont susceptibles de constituer des crimes de guerre.  Chaque partie à un conflit doit faire tout son possible pour évaluer si une attaque est susceptible de causer, individuellement ou combinée à d’autres, ce genre de pertes civiles collatérales, qui seraient excessives par rapport aux avantages militaires concrets et directs escomptés.

Le droit international humanitaire, qui regroupe les lois de la guerre, interdit les attaques ou les menaces d’attaques dont le principal objectif est de répandre la terreur parmi la population civile. Les attaques contre des biens civils qui n’ont pas d’objet militaire évident pourraient constituer une violation de cette interdiction. 

Les forces ukrainiennes ont, elles aussi, l’obligation de prendre toutes les précautions possibles pour protéger la population civile et les biens civils qui sont sous leur contrôle contre les effets de leurs attaques. De telles précautions consistent notamment à éviter d’opérer à partir de zones où sont situés des civils et des biens civils, et d’empêcher les civils de pénétrer dans des zones d’hostilités actives.

Le recours aux armes explosives à large champ d’impact dans des zones peuplées augmente les craintes que soient menées des attaques illégales, sans discernement et de manière disproportionnée. Ces armes ont un long rayon de puissance destructrice, sont intrinsèquement imprécises ou dispersent de multiples sous-munitions simultanément. Cela inclut l’usage de projectiles de gros calibre non guidés et non suivis, ainsi que les bombes larguées par l’aviation, comme celles qui ont été utilisées lors de l’attaque du 3 mars à Tchernihiv. Le recours à ces armes devrait être évité dans les zones peuplées.

La nouvelle enquête de la Cour pénale internationale (CPI) sur les événements d’Ukraine et la Commission d’enquête des Nations Unies devraient inclure l’attaque du 3 mars à Tchernihiv dans leur champ d’investigation, a déclaré Human Rights Watch.

« Les conséquences de l’attaque qui a secoué Tchernihiv le 3 mars se feront sentir pendant encore longtemps, tandis que ses habitants vivent désormais sous la menace constante de nouvelles attaques », a affirmé Ida Sawyer. « Les parties au conflit devraient faire en sorte que tous les habitants de Tchernihiv aient accès aux soins médicaux dont ils ont besoin, et que les civils aient la possibilité de quitter la ville en toute sécurité. »

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