Le 15 mars 2023
Monsieur,
Nous vous remercions pour la lettre en date du 7 février 2023 que vous avez adressée à nos organisations. Bien que nous apprécions le fait que vous nous ayez contactés, nous ne sommes pas en mesure de soutenir l’accord de règlement que votre société, Ventora Development SASU, a signé en février 2022 avec le gouvernement de la République démocratique du Congo (l’« Accord »). En bref, trop de clauses contractuelles ne sont pas encore disponibles pour examen, telles que les annexes de l’accord. En outre, de nombreuses questions quant au contenu de cet accord demeurent sans réponse.
Nous restons également préoccupés par la dissonance entre « l’esprit de transparence et de collaboration » évoqué dans votre lettre et vos actions ciblant les groupes de la société civile. Par exemple, dans votre lettre, vous « [saluez] le rôle de la société civile et de la presse libre » et reconnaissez que les actions de plaidoyer menées par la société civile ont eu l’effet escompté. Cependant, au même moment, vous ou votre réseau avez intenté et continuez d’intenter des actions en justice contre des organisations de lutte contre la corruption et de défense des droits humains, tels que la Plateforme de Protection des Lanceurs d’Alerte en Afrique (PPLAAF), Global Witness, Resource Matters et le porte-parole de la coalition anti-corruption Congo n’est pas à vendre, autant de groupes qui ont remis en question vos activités commerciales en RD Congo.
En outre, deux lanceurs d’alerte employés par Afriland First Bank à Kinshasa, qui ont dénoncé des faits présumés de blanchiment d’argent impliquant votre réseau et vous-même, ont été poursuivis par les autorités congolaises puis condamnés à mort par contumace à l’issue d’une procédure judiciaire entachée de graves irrégularités. Bien qu’ils aient été condamnés à mort, le blanchiment d’argent présumé qu’ils ont dénoncé n’a pas fait l’objet d’une enquête. Selon notre compréhension, l’accord que vous nous avez demandé d’approuver pourrait en réalité empêcher que de telles enquêtes puissent être menées étant donné qu’il vous immuniserait, vous et vos entreprises, contre toute poursuite en RDC.
Les ressources naturelles de la RD Congo et les bénéfices qui en découlent appartiennent en fin de compte à sa population. Cette population a droit à une transparence totale sur toutes les transactions liées à de telles ressources. En effet, la loi congolaise l’exige. La publication de tous les contrats miniers est également une condition essentielle posée par le Fonds monétaire international pour le prêt de 1,5 milliard de dollars qu’il a accordé à la RD Congo.
Dans votre lettre, vous avez exprimé votre volonté de « partager des détails et documents supplémentaires en toute transparence » et avez indiqué qu’une copie complète de l’accord était jointe en annexe. Malheureusement, aucune copie de l’accord n’était jointe et elle ne nous a pas été fournie, malgré nos précédentes demandes. Nous vous demandons donc instamment de publier cet accord dans son intégralité, ainsi que les documents qui s’y rattachent, notamment tous les contrats, annexes, accords de prêt et autres documents similaires relatifs à l’acquisition d’actifs congolais par vos sociétés depuis 2010.
Nous rappelons que des groupes de la société civile, d’anciens responsables américains ainsi que d’autres observateurs ont déjà exprimé leurs préoccupations et soulevé d’importantes questions concernant les extraits de l’accord qui sont déjà rendus publics. Dans la continuité de votre engagement en faveur d’une « transparence totale », nous vous demandons instamment de répondre à ces préoccupations, notamment à celles exposées ci-dessous :
- La valeur des actifs que vous comptez restituer à la RDC. Votre lettre indique que les actifs miniers et pétroliers dans le nord-est de la RD Congo que votre société va restituer sont d’une valeur de 2 milliards de dollars, alors que des groupes de la société civile congolaise et d’autres experts financiers affirment que ces actifs valent beaucoup moins. Nous n’avons pas eu connaissance d’informations crédibles, transparentes et vérifiées de manière indépendante qui permettraient d’estimer la valeur de ces actifs à 2 milliards de dollars. Ces informations sont pourtant essentielles pour évaluer l’accord et la valeur réelle des actifs à restituer à la RD Congo.
- Remboursements à votre entreprise. L’accord prévoit un remboursement de 240 millions d’euros à votre société pour les investissements antérieurs réalisés dans les actifs miniers et pétroliers que vous restituerez à l’État congolais. Là encore, aucune évaluation crédible, transparente et indépendante des coûts d’investissement n’a été publiée, et aucune explication n’a été fournie quant à la raison pour laquelle les coûts de l’exploration privée devraient être remboursés par l’État congolais et son peuple.
- Remboursement d’un prêt à votre entreprise. L’accord prévoit le remboursement d’un prêt de 192 millions de dollars que votre entreprise a accordé à la Générale des Carrières et des Mines (Gécamines SA), l’entreprise étatique congolaise chargée de l’exploitation minière (notamment du cuivre et de cobalt), peu de temps avant l’imposition de sanctions américaines contre vous et vos entreprises en 2017. Bien que la société civile, le Procureur général de la RD Congo et l’Inspection générale des finances aient fait part de leurs préoccupations quant à l’utilisation de ces fonds, le manque d'information ne permet pas de s’assurer de l'objectif final (du montant) du prêt, ainsi que de l’usage qui en a été fait. En outre, les informations sur les actifs ou créances que la Gécamines a pu donner en garantie et sur tout autre accord contractuel n’ont pas été divulguées.
- Paiements continus des royalties pour trois mines de cobalt et de cuivre. L’accord prévoit que votre entreprise conservera les royalties de Mutanda Mining, Kamoto Copper Company et Metalkol, trois projets miniers lucratifs de cuivre et de cobalt. Cependant, des responsables congolais, la société civile et d’autres acteurs ont remis en question la légalité de ces transactions et ces problèmes ne sont toujours pas résolus. Par exemple, en 2011, alors même que deux ministres du gouvernement congolais avaient explicitement mis en garde la Gécamines sur le fait que la vente de la participation de Mutanda Mining et des royalties de cette mine à votre société était contraire à la loi de la RDC, la vente a malgré tout eu lieu.
En l’absence de clarté sur la légalité de la procédure de privatisation des royalties de l’État, leur attribution à une société privée et non à l’État de la RDC est, à tout le moins, prématurée. Sans résolution claire, cet arrangement risquerait de priver indûment le Trésor de la RDC de recettes dont il a grandement besoin. Une récente analyse financière réalisée par des groupes de la société civile estime que ces royalties pourraient générer 1,8 milliard de dollars dans les deux prochaines décennies, des fonds qui pourraient servir à réduire la pauvreté et à améliorer la vie des citoyens congolais. Une fois encore, une évaluation crédible, indépendante et transparente de la validité des accords devrait avoir lieu avant l’attribution des royalties à votre entreprise afin de résoudre ces questions en suspens.
Nous sommes également préoccupés par le fait que des enquêtes criminelles sont en cours dans différentes juridictions, notamment au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et en Suisse, en lien avec les activités commerciales de vos plus proches partenaires en RD Congo. Depuis 2017, le gouvernement des États-Unis a également imposé des sanctions contre vous et des dizaines d’entités et d’individus de votre réseau pour « transactions minières opaques et corrompues » en RD Congo. Dans son communiqué de presse de 2021, le Département du Trésor américain a déclaré qu’il restait « déterminé à assurer que M. Gertler ne soit pas en mesure de profiter par la corruption d’un accès et d’une influence continus en RDC et dans le reste du monde ». Vous avez reconnu que ces sanctions ont été « paralysantes » et que vos entreprises ont maintenant « mis en œuvre de rigoureuses procédures de mise en conformité ». Nous vous demandons instamment de publier toutes ces nouvelles procédures dans leur intégralité, ainsi qu’une évaluation complète des cas où, par le passé, ces procédures étaient ignorées.
Nous notons que l’accord engage spécifiquement le gouvernement congolais à vous aider dans vos efforts pour faire annuler les sanctions américaines. Sans plus de clarté sur les mesures qui ont été prises pour justifier l’annulation des sanctions, il est difficile de comprendre pourquoi les sanctions devraient être annulées. Nous nous interrogeons également sur les raisons pour lesquelles le gouvernement de la RD Congo devrait vous aider à lever ces sanctions. Il nous semble que les conditions légales d’allègement des sanctions pourraient ne pas avoir été remplies. Or en l’absence de toute preuve des mesures que vous auriez prises pour éviter les sanctions, ou de la façon dont la loi a été respectée, la levée prématurée de ces sanctions pourrait être préjudiciable à la RD Congo et risquerait de mettre en péril l’intégrité du programme de sanctions. Dans un souci de transparence, nous nous sommes joints à une large coalition de 25 groupes de la société civile internationale et congolaise dans une lettre publique adressée à l’administration américaine à ce sujet.
Nous sommes disposés à discuter de nos préoccupations avec vous en personne. Mais pour qu’une telle rencontre soit productive, il faudrait que vous et vos entreprises mettent fin à toutes les procédures judiciaires engagées contre les défenseurs des droits humains, les activistes anticorruption, les organisations à but non lucratif et les médias ; que l’accord de règlement et ses annexes soient rendus publics ; que vous publiiez une liste complète des avoirs de vos entreprises actuelles et vos sociétés affiliées et/ou mandataires, et que vous divulguiez tous les contrats qui sous-tendent ces entreprises actuelles. Ces actions de votre part nous permettraient d’envisager la tenue d’une telle réunion.
Nous vous prions de croire à l’expression de nos sentiments distingués,
Human Rights Watch
Resource Matters
Rights & Accountability in Development (RAID)
The Sentry