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Cameroun : Il faut rendre la réponse humanitaire plus inclusive

Après 3 années de violence, une protection et une assistance renforcées sont nécessaires

Des personnes aveugles tiennent des cannes blanches qu’elles ont reçues d’une organisation locale travaillant avec des personnes en situation de handicap à Buea, région du Sud-Ouest, le 3 décembre 2019. © 2019 Privé

(Nairobi) – Une action concrète est nécessaire pour rendre la réponse humanitaire à la crise dans les régions anglophones du Cameroun plus inclusive pour les personnes en situation de handicap, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui, à l’occasion de la Journée internationale des droits de l’Homme. En septembre 2019, le secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires des Nations Unies a pris l’engagement de mettre en œuvre une réponse humanitaire plus inclusive, mais la promesse doit être traduite en actions sur le terrain.

Les violences se sont intensifiées depuis juillet 2019 dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, avec une recrudescence en août après qu’un tribunal militaire de Yaoundé a prononcé des peines à perpétuité à l’encontre de 10 leaders du Gouvernement par intérim de l’Ambazonie à l’issue d’un procès entaché d’irrégularités. Les recherches de Human Rights Watch et les reportages des médias indiquent qu’au moins 130 civils ont été tués au cours de plus de 100 incidents depuis juillet et que des milliers de personnes ont été contraintes de fuir. Étant donné les violences continues et la difficulté de recueillir des informations provenant des zones reculées, le nombre de victimes civiles – incluant les personnes en situation de handicap – est très certainement plus élevé.

« Alors que la crise dans les régions anglophones ne montre aucun signe de ralentissement, les personnes handicapées luttent pour se mettre en sécurité et font face à des risques accrus d’attaques, de déplacement et d’abandon », a déclaré Shantha Rau Barriga, directrice de la division Droits des personnes handicapées à Human Rights Watch. « Les autorités camerounaises et les séparatistes armées devraient cesser les abus à l’encontre des civils, tandis que les organisations internationales devraient respecter leurs promesses faites aux personnes les plus touchées par la crise, dont les personnes en situation de handicap. »

Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies a rapporté en novembre que la situation humanitaire s’est dégradée, avec plus de 656 000 personnes déplacées internes dans les régions anglophones. L’accès humanitaire aux personnes dans le besoin est difficile, alors que les travailleurs humanitaires sont exposés à des risques accrus. Durant le seul mois d’octobre, les séparatistes armés ont enlevé 10 travailleurs humanitaires, qui ont tous été relâchés. Un autre travailleur humanitaire a été tué en novembre.

Le 10 septembre, le président Paul Biya a appelé à un « dialogue national » pour tenter de résoudre la crise dans les régions anglophones. Le dialogue a pris fin le 4 octobre avec la libération de centaines de personnes arrêtées en lien avec les troubles dans les régions, ainsi que d’opposants politiques. Cependant, les violences se sont poursuivies à un rythme soutenu.

Entre septembre et novembre, Human Rights Watch s’est entretenu avec 24 personnes handicapées vivant dans les régions anglophones, des membres de leurs familles, ainsi que des représentants des organismes des Nations Unies et d’organisations humanitaires nationales et internationales. Les recherches de Human Rights Watch révèlent que les personnes handicapées sont plus susceptibles d’être exposées aux dangers liés aux attaques, notamment en raison des difficultés pour fuir et rester à l’écart du danger, et en raison de la dégradation des systèmes d’aide quels qu’ils soient qui existaient avant la crise.

Depuis le début de la crise dans les régions anglophone trois ans auparavant, Human Rights Watch a documenté les expériences de personnes handicapées qui n’ont pas pu fuir vers un lieu sûr ou qui ont été tuées, agressées et torturées par des soldats ou des séparatistes armés. De nouveaux cas ont été documentés depuis août 2019.

Dans un cas, le 19 septembre, les forces de sécurité camerounaises à la recherche de séparatistes armés ont attaqué une localité appelée « Number One Water » près de la ville de Muyenge, dans la région du Sud-Ouest, tuant quatre hommes civils, dont un homme avec un handicap mental. Un témoin de l’attaque a raconté que les personnes ont fui lorsque les soldats sont arrivés et ont commencé à tirer : « Je me suis caché dans la brousse voisine et je suis revenu lorsque les choses se sont calmées, le même jour. J’ai trouvé quatre corps sur le sol et j’ai aidé à les enterrer. Parmi les personnes tuées, il y avait un homme appelé « Jasper », qui avait un handicap mental, ce qui explique pourquoi il était resté sur place. Les soldats l’ont tué devant sa hutte. Son corps était en partie brûlé parce que les soldats avaient aussi mis le feu à sa hutte. »

L’intérieur d’une des maisons incendiées par les militaires le 29 octobre 2019 dans le village de Muchweni, région du Nord-Ouest. © 2019 Privé

Dans un autre cas, un fermier âgé de 65 ans avec un handicap physique a vu les soldats du Bataillon d’intervention rapide (BIR) détruire au moins sept maisons, dont la sienne, lorsqu’ils ont attaqué son village, Nchum, dans la région du Nord-Ouest, le 30 octobre. « Je me suis caché près d’une source lorsque les soldats sont arrivés », a-t-il raconté. « Je ne pouvais pas courir, à cause de mon handicap, et ma famille m’a laissé sur place. J’ai vu plus de quinze soldats, qui sont arrivés à bord de deux véhicules. Ma maison était solidement construite, avec des parpaings. Ils ont lancé une grenade sur la maison et l’ont réduite en cendres. » L’incendie à Nchum a eu lieu un jour après que les militaires ont attaqué un village voisin, Muchweni, où le BIR a brûlé des maisons en représailles à une embuscade contre un convoi militaire menée par les séparatistes le 28 octobre.

La réponse humanitaire au Cameroun est largement sous-financée, ce qui accroît les risques pour les personnes handicapées dont les besoins essentiels, y compris l’alimentation, le logement, l’hygiène, la santé et l’éducation, ne sont pas satisfaits. La Coordinatrice résidente du système des Nations Unies au Cameroun, Allegra Baiocchi, a expliqué à Human Rights Watch en novembre : « Ce sous-financement sévère de notre réponse humanitaire au Cameroun laisse des millions de personnes sans assistance humanitaire et sans protection vitales, renforçant le cercle vicieux de la vulnérabilité et de la violence. »

Cependant, en septembre, le secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires des Nations Unies, Mark Lowcock, a annoncé le déblocage de 75 millions d’USD du Fonds central d’intervention d’urgence (CERF) pour soutenir les réponses sous-financées, y compris au Cameroun, qui a reçu 5 millions d’USD. L’allocation du CERF, a déclaré Mark Lowcock, servira en priorité à l’aide aux personnes les plus à risque, y compris les personnes handicapées.

En novembre, les Nations Unies ont publié les Directives sur l’inclusion des personnes handicapées dans l’action humanitaire. Ces directives, rédigées par le Comité permanent interorganisations (IASC) des Nations Unies, visent à guider les organismes d’aide pour qu’ils s’assurent que les personnes handicapées sont incluses dans toutes les phases de l’action humanitaire, depuis la planification jusqu’à la coordination en passant par la surveillance. Elles ont été diffusées au Cameroun auprès des organismes des Nations Unies et des organisations non gouvernementales pour renforcer la sensibilisation et pour être mises en œuvre.

« Lentement mais sûrement, des progrès sont réalisés et les expériences des personnes handicapées touchées par la crise au Cameroun sont reconnues et prises en compte », a conclu Shantha Rau Barriga. « Les organismes des Nations Unies et les organisations humanitaires intervenant dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest devraient maintenant tenir leurs engagements et s’assurer que leur réponse est aussi inclusive et accessible que possible. »

La crise dans les régions anglophones

La crise dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest a commencé à la fin de l’année 2016, lorsque des enseignants, des avocats, des étudiants et des activistes, qui se plaignaient depuis longtemps de la marginalisation perçue de leurs régions par le gouvernement central, sont descendus dans les rues pour exiger plus de reconnaissance de leurs droits politiques, sociaux et culturels. La réponse brutale des forces du gouvernement – qui ont tué des manifestants pacifiques, arrêté des leaders, interdit des groupes de la société civile et bloqué Internet – a exacerbé la crise. Depuis lors, de nombreux groupes séparatistes sont apparus, appelant à l’indépendance des régions anglophones et utilisant la force pour soutenir leur cause. Les forces gouvernementales et les séparatistes armés sont responsables de graves violations des droits humains.

Témoignages de personnes handicapées dans les régions anglophones

« Frank »

« Frank », 27 ans, atteint de handicap physique, a reçu une balle dans la jambe tirée par des soldats du gouvernement alors qu’il tentait de fuir les combats entre l’armée camerounaise et les séparatistes armés dans son village, Mamu, dans la région du Sud-Ouest, le 29 juillet 2019.

Il a raconté :

Il était environ 11 heures, quand les tirs ont commencé. J’ai vu une voiture blindée de l’armée et deux pick-up militaires. Les soldats tiraient dans ma direction. J’essayais de rentrer à la maison pour réunir ma famille, afin que nous puissions tous courir vers un lieu sûr. Mais avant que j’atteigne la maison, j’ai été touché par une balle au niveau de la jambe qui avait déjà un problème. Je suis tombé. Je saignais. Un ami m’a secouru et m’a porté sur ses épaules jusqu’à une maison voisine.

« Frank » a ensuite été conduit à l’hôpital régional de Buea, où il a subi une intervention chirurgicale et a été hospitalisé pendant plus de trois semaines.

Des personnes en situation de handicap assistent à un événement marquant la Journée internationale des personnes handicapées, le 3 décembre 2019, à Buea, région du Sud-Ouest. © 2019 Privé

« Alain »

Le 28 juin, des soldats du BIR ont fait une descente dans le village de Nkogho, dans la région du Sud-Ouest, et ont tué « Alain », un homme de 60 ans avec un handicap mental, devant sa maison.

Un témoin a décrit la scène :

Quand les soldats ont envahi notre village, tout le monde s’est enfui en courant pour se mettre à l’abri, mais pas « Alain ». Il n’a pas compris ce qu’il se passait à cause de son handicap. Il a reçu une balle dans le dos, et la balle est ressortie près du cœur. Les soldats ont aussi brûlé sa maison. Nous l’avons enterré le lendemain.

Denis

Denis, un homme de 30 ans habitant dans le village de Lysoka, dans la région du Sud-Ouest, souffre de filariose lymphatique depuis 2013. C’est une maladie provoquée par un ver parasite, transmis par les moustiques, qui peut entraîner un gonflement des tissus et un handicap physique.

Denis, un homme de 30 ans du village de Lysoka, dans la région du Sud-Ouest, atteint de filariose lymphatique, une infection parasitaire qui entraîne une enflure grave et une incapacité permanente. © 2019 Privé

Le 12 août 2019, il a été abandonné chez lui après des combats entre des soldats et des séparatistes armés à Lysoka.

Il a raconté :

Les soldats du BIR et les gendarmes ont affronté un groupe d’ « Amba Boys » [séparatistes armés]. Cela a provoqué des tirs importants et j’étais seul à la maison, malade. Tout le monde dans le village s’est enfui dans la brousse, et personne ne s’est soucié de savoir où j’étais. Je suis resté à la maison jusqu’à ce que les coups de feu cessent dans la soirée. Je suis resté dans la maison seul pendant trois jours sans nourriture ni médicaments. Le 15 août, des personnes ont commencé à rentrer. C’est là qu’elles ont découvert que je ne m’étais pas enfui. Elles se sont excusées et ont dit que c’était trop dangereux pour elles de revenir pour moi... Je ne peux pas courir lorsque des attaques ont lieu. Je sens que je suis un fardeau pour ma famille, à la fois physiquement et financièrement.

Denis vit toujours à Lysoka malgré les violences continues. Son frère aîné subvient à ses besoins. Il n’a reçu aucune aide humanitaire.

Regina

Regina, une femme aveugle de 75 ans, a refusé de fuir son village, Ekona, dans la région du Sud-Ouest, lorsque des affrontements entre soldats et séparatistes armés ont éclaté le 8 juillet.

Regina, une femme aveugle de 75 ans, devant sa maison à Ekona, dans la région du Sud-Ouest. © 2019 Privé

« Ma famille s’est enfuie dans la brousse, mais je n’y suis pas allée », a-t-elle expliqué. « J’ai survécu seule avec le peu qu’il restait dans la maison. C’était très difficile. »

Elle avait fui les combats en octobre 2018 et avait attrapé la fièvre typhoïde en buvant de l’eau insalubre dans la forêt. Depuis, elle a décidé qu’elle resterait sur place, même pendant les attaques. En raison du terrain peu praticable et du manque d’aide, Regina est en danger, alors que les violences continuent autour de son village. Elle a indiqué qu’elle se sentait de plus en plus vulnérable : « La pire conséquence de cette crise est que je n’ai plus envie de vivre. Je veux seulement mourir pour mettre fin à mes souffrances. Je préfère rester à la maison et simplement mourir là. »

Chrispu

Chrispu, un homme de 75 ans habitant à Ekona, dans la région du Sud-Ouest, est aveugle et a une maladie mentale et un handicap physique. Sa fille a raconté que, parfois, en raison des violences, elle a dû l’abandonner à la maison dans le village désert pendant des jours, avec un accès limité à des aliments et de l’eau :

Chrispu, un homme aveugle de 75 ans avec un problème de santé mentale et un handicap physique, devant sa maison à Ekona, dans la région du Sud-Ouest. © 2019 Privé

Le 21 juin, un groupe composé de membres du BIR, de soldats de l’armée régulière et de gendarmes s’est battu avec les Ambas [séparatistes] dans notre quartier. Il y a eu des coups de feu et tout le monde a couru se mettre à l’abri. J’ai dû laisser mon père sur place. Je ne pouvais pas prendre le risque de l’emmener, parce que j’aurais pu être tuée si je n’avais pas couru vite. Je me suis cachée dans la brousse pendant une semaine. Quand je suis revenue, j’ai trouvé mon père dans un très mauvais état. Il était très malade.

La crise a mis les liens familiaux à rude épreuve, car Chrispu est de plus en plus perçu comme un fardeau. Son jeune frère a expliqué : « Il est comme un poids énorme. Nous ne pouvons pas être en sécurité si nous l’emmenons avec nous lorsque nous nous enfuyons vers un lieu sûr. » La fille de Chrispu a raconté : « Le handicap de mon père est un obstacle majeur. Quand les autres fuient les violences pour chercher refuge dans des zones plus sûres, nous ne pouvons pas partir. Nous devons rester pour nous occuper de lui. Donc, nous sommes tous coincés dans un lieu dangereux. »

Cusmas

Cusmas, un homme aveugle de 65 ans qui vit dans le village de Mautu, dans la région du Sud-Ouest, avec sa femme et ses filles, a déclaré que lorsque les attaques se produisent dans son village, sa famille est confrontée au choix difficile de l’aider à partir avec le risque d’être tuée ou de s’enfuir sans lui. Il est souvent laissé sur place.

Cusmas tient un bâton de bois qui l’aide à se déplacer dans le village de Mautu, région du Sud-Ouest.  © 2019 Privé

Une des filles de Cusmas a raconté :

Chaque fois qu’il y a des coups de feu, la première chose à laquelle je pense est mon père : nous ne pouvons rien faire d’autre que de l’enfermer seul dans la maison puisque nous ne pouvons pas l’emmener. Quand nous allons dans la brousse, j’ai toujours peur à l’idée que, quand nous rentrerons à la maison, nous pourrions trouver mon père mort.

L’accès aux éléments de première nécessité, comme l’alimentation et les latrines, est difficile pour Cusmas quand il reste seul. Donc, il est effrayé et anxieux.

Ne pas satisfaire mes besoins essentiels, lutter pour trouver quelque chose à manger, se sentir seul dans un lieu dangereux... tout cela a affecté mon esprit. Même si j’ai un bâton pour m’aider à me déplacer, il est difficile d’aller aux toilettes seul. J’ai aussi besoin d’aide pour me laver. Mais la pire de toutes mes craintes est que j’ai toujours l’impression que les militaires me brûleront vif un jour dans la maison. Avant cette crise, j’avais des difficultés à me déplacer et accéder aux services, mais je n’avais pas peur. Maintenant, j’ai peur en permanence et je dis à mes enfants qu’ils doivent se préparer au pire à tout moment.

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