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États-Unis : Les autorités militaires ont transféré des détenus de la Syrie vers l’Irak

Les personnes suspectées de liens avec l’EI risquent tortures et procès iniques

Le siège de la Cour pénale centrale de Bagdad, situé dans le quartier de Rusafa de la capitale irakienne. © 2018 Maya Alleruzzo/AP Photo
 
(Beyrouth) – Les États-Unis ont transféré des ressortissants étrangers soupçonnés de liens avec l’État islamique depuis le nord de la Syrie vers l’Irak, apparemment sans aucun égard pour le risque qu’ils soient torturés et jugés de façon inéquitable, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.
 
Des observateurs indépendants assistant à quatre procès antiterroristes qui se sont tenus à Bagdad ont rapporté que plusieurs inculpés étrangers, notamment de France, d’Australie et du Liban, avaient été jugés en Irak en se fondant, au moins en partie, sur leur appartenance présumée à l’État islamique (EI, ou Daech). Pendant les procès, ces accusés ont rapporté qu’ils avaient été capturés en Syrie avant d’être transférés depuis ce pays. Certains ont avancé que leur droit à un procès en bonne et due forme avait été violé, et pour deux d’entre eux, qu’ils avaient été torturés en Irak. Un cinquième détenu, un Palestinien de Gaza, a également été transféré du nord-ouest de la Syrie vers un lieu de détention irakien, mais Human Rights Watch ne sait pas s’il a été inculpé en Irak.
 
« Il est crucial de poursuivre les personnes suspectées de liens avec l’État islamique pour rendre justice à leurs innombrables victimes, mais ce nest pas en transférant les détenus vers des situations où ils risquent de subir des abus quon y parviendra », a déclaré Nadim Houry, directeur du programme Terrorisme et lutte antiterroriste à Human Rights Watch. « Les États-Unis ne devraient pas transférer ces suspects depuis la Syrie vers lIrak ou dautres pays, sils y risquent la torture ou un procès inéquitable. »
 
Une source indépendante assurant un suivi des événements à la frontière entre Irak et Syrie a déclaré à Human Rights Watch qu’elle avait connaissance de « nombreux » transferts de suspects étrangers liés à l’EI effectués par les États-Unis de la Syrie vers l’Irak, sans être en mesure de les quantifier. Human Rights Watch a des raisons de croire que dans cinq cas au moins, les forces américaines ont remis des détenus étrangers aux mains du Service de contre-terrorisme irakien (CTS).
 
Le droit international humanitaire et relatif aux droits humains interdit le transfert de détenus vers des pays où ils courent un risque élevé de torture et de mauvais traitements. De manière générale, les suspects liés à l’EI se sont régulièrement vu refuser des procès équitables et subissent souvent des tortures en Irak. Les États-Unis ne devraient pas transférer les suspects détenus en Syrie vers l’Irak, ou vers tout autre pays, si cela leur fait courir le risque d’être torturés ou de subir d’autres abus, et les détenus devraient avoir la possibilité de contester ces transferts, a déclaré Human Rights Watch.
 
Les Forces démocratiques syriennes (FDS), une coalition de groupes armés à majorité kurde contrôlant des zones du nord-est de la Syrie, ont cherché à renvoyer les centaines de suspects étrangers liés à l’EI qu’elles avaient fait prisonniers dans leurs pays respectifs, pour qu’ils y soient jugés. Mais la plupart des pays dont provenaient ces détenus ont refusé le retour de leurs ressortissants sur leur sol. Les autorités locales du nord de la Syrie n’ont pas encore traduit en justice les combattants de l’EI et ont d’ailleurs déclaré qu’elles n’en avaient pas l’intention. Le Service de contre-terrorisme est un corps militaire d’élite placé sous le commandement du Premier ministre irakien. Ce sont les États-Unis qui ont monté cette unité en 2003 et ils ont conservé des liens étroits avec elle, notamment en lui apportant leur appui. Human Rights Watch a réuni une documentation sur les graves violations commises par ses forces, notamment la torture et l’exécution de suspects de l’EI, la mutilation de cadavres de victimes et les disparitions forcées.
 
Le gouvernement des États-Unis n’a toujours pas répondu à la lettre que lui a adressée Human Rights Watch le 10 septembre 2018, lui demandant d’éclaircir la politique américaine sur le transfert de détenus du nord de la Syrie, notamment le nombre de personnes qui ont été transférées vers l’Irak.
 
Human Rights Watch n’a pas assisté aux récents procès des quatre suspects étrangers liés à l’EI, mais a reçu des informations sur ces procédures judiciaires de la part de multiples sources, dont des observateurs indépendants du procès. L’État irakien a poursuivi les quatre hommes en vertu de la loi antiterrorisme de 2005 et pour entrée illégale sur son territoire. Deux ont été reconnus coupables et condamnés, dont un à la peine capitale. Les deux autres affaires sont en cours. On pense que tous sont détenus par le Service de contre-terrorisme.
 
De façon générale, les procédures judiciaires contre les personnes accusées d’appartenir à l’EI sont marquées par de graves défaillances, que les États-Unis ont d’ailleurs décrites dans leur rapport annuel sur les droits humains. Les procès sont sommaires et ne présentent souvent aucune preuve de crimes spécifiques. Les interrogateurs pratiquent la torture de façon routinière afin d’arracher des aveux, mais dans la plupart des cas, les juges ignorent les allégations de torture de la part des accusés.
 
Les procès des suspects étrangers semblent se fonder sur l’idée qu’ils sont entrés illégalement en Irak et, une fois dans le pays, ont violé la loi antiterroriste. Pourtant, au moins deux accusés ont affirmé devant le tribunal que les États-Unis les avaient transférés en Irak contre leur gré. La famille d’un autre détenu étranger a fait une déclaration similaire.
 
En outre, la loi irakienne ne permet sans doute pas de poursuivre des ressortissants étrangers pour des actes de terrorisme commis en dehors du pays. De hauts responsables du Haut conseil judiciaire de l’Irak ont récemment déclaré que le code pénal irakien et la loi antiterroriste de ce pays, lorsqu’on rapproche leurs textes, ne conféraient aux tribunaux aucune compétence extraterritoriale, à moins que l’accusé ne soit un ressortissant irakien. Un juge de haut rang de la Cour pénale centrale de Rusafa à Bagdad a déclaré que même si l’EI, en tant que groupe, était présent en Irak, les lois irakiennes ne permettaient pas à un non-Irakien d’être poursuivi pour son appartenance à l’EI s’il n’était pas entré dans le pays en tant que membre de ce groupe.
 
La Convention des Nations Unies contre la torture, de même que le droit international relatif aux droits humains et le droit international humanitaire, interdisent de transférer les détenus vers un pays où « il y a des motifs sérieux de croire » qu’ils risqueraient d'être soumis à la torture. Human Rights Watch avait déjà exprimé son inquiétude du fait que les États-Unis ont récemment transféré certains suspects de l’EI du nord de la Syrie vers leur pays d’origine, sans transparence ni précautions apparentes visant à garantir que les suspects ne risquent pas d’être torturés ou jugés de façon inéquitable.
 
Dans les cas où les États-Unis ont déjà transféré les détenus vers l’Irak, ils sont obligés, en vertu du droit international, de suivre leurs dossiers pour s’assurer qu’ils ne soient pas maltraités, et s’ils sont poursuivis, qu’ils soient jugés équitablement. Si les autorités ou les tribunaux irakiens déterminent que l’État irakien n’est pas compétent pour juger les détenus transférés, les autorités américaines ont la responsabilité de transférer ces détenus vers leur pays d’origine ou d’autres pays susceptibles d’être compétents, à moins qu’il n’y ait un risque de torture. Pour ceux qui ne peuvent pas retourner dans leur pays, une relocalisation vers un pays tiers offrant la sécurité devrait être envisagée.
 
De nombreux pays ont refusé d’accueillir sur leur sol leurs ressortissants présumés membres de l’EI. Dans ces cas, une meilleure coopération internationale est nécessaire afin de trouver d’autres pays où il sera possible de les poursuivre équitablement tout en permettant aux victimes de participer aux procès. Les autorités américaines et irakiennes devraient veiller à ce que les ressortissants étrangers qu’elles détiennent puissent communiquer avec leur famille, leur consulat et leurs avocats.
 
« Face au refus de nombreux pays de récupérer leurs ressortissants, les États-Unis semblent avoir choisi la voie la plus facile, transférant une partie dentre eux en Irak pour en terminer », a conclu Nadim Houry. « Les États-Unis doivent mettre en place un système qui ne fera pas deux des complices de la torture et veillera à ce que les suspects de l’État islamique soient équitablement jugés pour leurs crimes, aussi odieux soient-ils. »
 
Cinq cas examinés 
 
Mahmoud al-Nuwajha, Palestine
 
La famille de Mahmoud al-Nuwajha, un Palestinien de Gaza, a déclaré qu’en mars elle avait eu des nouvelles de lui par un ancien prisonnier irakien qui était détenu avec lui, selon lequel les Forces démocratiques syriennes le détenaient. Puis la famille a appris en août qu’al-Nuwajha était détenu par le Service de contre-terrorisme irakien, dans une prison proche de l’aéroport international de Bagdad, et ce probablement depuis son transfert de Syrie. D’après eux, il ne s’était jamais rendu en Irak auparavant, et à leur connaissance, il n’est poursuivi pour aucun crime en Irak. 
 
Le 10 septembre, Human Rights Watch a écrit à des représentants de l’Irak, des Forces démocratiques syriennes et des États-Unis au sujet de l’affaire al-Nuwajha. Un responsable des FDS a répondu par email le 20 septembre qu’« ils ne fournissaient aucune information sur les transferts de détenus spécifiques, pour des raisons opérationnelles ». Le 25 septembre, un représentant du Conseil du Premier ministre irakien a réfuté par email qu’al-Nuwajha soit réellement détenu en Irak, d’après les vérifications qu’il dit avoir faites auprès de deux branches du gouvernement. Pourtant, le 15 octobre, lors d’une rencontre avec le Haut conseil judiciaire d’Irak, un haut responsable a confirmé à Human Rights Watch qu’al-Nuwajha était bien détenu par le Service de contre-terrorisme. Quant aux États-Unis, ils n’ont toujours pas répondu.
 
Lahcen Ammar Gueboudj, France
 
Lahcen Ammar Gueboudj, un Français, a déclaré à la Cour pénale centrale de Rusafa à Bagdad, le 6 août, via un interprète, qu’il avait été capturé en Syrie le 27 mars par un groupe armé non étatique, ont rapporté deux observateurs indépendants présents à son procès. Des militaires, que Gueboudj a reconnus comme américains à leur accent lorsqu’ils parlaient anglais, sont venus à la base où il était détenu, a-t-il déclaré. Gueboudj a rapporté à la cour que c’est à ce moment-là que lui et un groupe d’autres détenus étrangers avaient été transférés vers l’Irak. Il a affirmé qu’il n’avait jamais mis les pieds en Irak auparavant, ont rapporté les observateurs du procès. Le 15 octobre, un haut responsable irakien a confirmé à Human Rights Watch, lors d’une rencontre avec le Haut conseil judiciaire, que Gueboudj était détenu par le Service de contre-terrorisme.
 
Les observateurs indépendants du procès ont déclaré que les juges chargés du procès de Gueboudj l’avaient ignoré lorsqu’il avait affirmé n’être jamais venu en Irak, affirmant que Gueboudj avait établi dans ses aveux, lors d’une audience de l’instruction, qu’il avait été capturé à Mossoul, ville du nord de l’Irak. Gueboudj a déclaré qu’il n’avait pas bénéficié d’un vrai interprète lors de l’audience d’instruction, qu’il n’avait aucune idée de ce que contenaient les aveux issus de cette audience, et que ce contenu était erroné. Le même jour, la cour a reconnu Gueboudj coupable d’ entrée illégale sur le territoire irakien et d’appartenance à l’EI, en vertu de la loi antiterroriste irakienne, et l’a condamné à la prison à vie.
 
Le 23 septembre, le juge présidant ce procès a déclaré à Human Rights Watch qu’il avait ignoré les protestations de Gueboudj parce que, « les combattants de l’EI étant forts pour inventer des histoires, nous nous basons seulement sur ce que contiennent les aveux ». Il a également affirmé qu’il existait deux témoins de sa capture à Mossoul, ce que Human Rights Watch n’était pas en mesure de vérifier.
 
Ahmed Merhi, Australie
 
Un journaliste étranger qui assistait au procès d’Ahmed Merhi, un Australien, le 17 septembre, a rapporté que celui-ci avait déclaré à la Cour pénale centrale de Rusafa à Bagdad que les Forces démocratiques syriennes l’avaient capturé en Syrie et que les forces armées des États-Unis l’avaient alors transféré en Irak et remis aux autorités irakiennes. Merhi a déclaré qu’il avait été transféré en détention auprès du Service de contre-terrorisme, dont selon lui les agents l’ont torturé.
 
Le juge présidant le procès n’a pas répondu aux allégations de Merhi selon lesquelles l’armée américaine l’avait transféré depuis la Syrie, mais a ordonné un examen médical pour savoir s’il avait été torturé. Lorsqu’il est réapparu au tribunal le 9 octobre pour recevoir le verdict portant sur les inculpations de terrorisme et d’entrée illégale en Irak, la séance a été repoussée car les autorités n’avaient pas fourni le rapport médical demandé, a déclaré un autre journaliste étranger qui assistait au procès.
 
Détenu anonyme, nationalité non révélée
 
Un journaliste étranger assistant au procès d’un autre détenu étranger devant la Cour pénale centrale de Rusafa le 9 octobre a rapporté à Human Rights Watch que cet individu avait déclaré que les Forces démocratiques syriennes l’avaient capturé dans le nord de la Syrie et que les forces américaines l’avaient transféré à Sulaymaniyah au nord de l’Irak. D’après ce journaliste, le détenu a déclaré à la cour qu’il y avait été détenu et torturé pendant plusieurs mois par des forces irakiennes, qu’il n’a pas nommées précisément, puis transféré en détention auprès du Service de contre-terrorisme à Bagdad en attente de son procès.
 
Le journaliste observant le procès a déclaré que ce dossier, où le suspect est inculpé de terrorisme et d’entrée illégale sur le territoire, avait été renvoyé devant le juge d’instruction pour des raisons administratives. Le juge n’a pas répondu à ses allégations de transfert et de torture.
 
Tarek al-Khayat, Liban
 
Le 9 octobre, la Cour pénale centrale de Rusafa à Bagdad a condamné à mort Tarek al-Khayat, un Libanais, pour appartenance à l’EI, a rapporté un média d’actualité libanais qui avait envoyé un reporter couvrir le procès. Al-Khayat, un parent de l’Australien Ahmed Merhi, a déclaré qu’il avait voyagé du Liban jusqu’à Raqqa en Syrie en 2014 afin de travailler dans l’administration financière de l’EI et que, après sa capture, les forces américaines l’avaient livré aux autorités irakiennes. Al-Khayat contestait sa condamnation par le tribunal, affirmant qu’« il navait commis aucune infraction sur le territoire irakien », a rapporté le média libanais. Human Rights Watch s’oppose à la peine capitale en toutes circonstances en raison de sa cruauté inhérente.
 
En Australie, News Corp a rapporté le 6 septembre que les combattants des Forces démocratiques syriennes avaient capturé al-Khayat dans la ville syrienne de Hasakah en mars, et que des sources du renseignement libanais avaient déclaré que des forces non identifiées l’avaient transféré vers l’Irak. Selon News Corp, il avait alors été livré aux forces armées américaines, qui l’ont détenu sans aucun contact avec l’extérieur, « dans une base militaire secrète en Irak » où elles l’ont interrogé, avant de le placer entre les mains des autorités de Bagdad.
 
Une autre source a déclaré à Human Rights Watch qu’al-Khayat était actuellement détenu par le Service de contre-terrorisme.
 
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Articles
 

Le Figaro    OLJ (1)      OLJ (2)

 

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