Résumé
Depuis que le président Kais Saied a orchestré la prise de contrôle des institutions de l’État tunisien le 25 juillet 2021, les autorités ont considérablement exacerbé leur répression de la dissidence. Ce jour-là, Saied avait limogé le Premier ministre, suspendu le Parlement, levé l’immunité parlementaire, s’était arrogé la supervision du ministère public et mis en œuvre d’autres mesures d’exception[1]. Depuis cette date, Saied a démantelé les institutions démocratiques du pays et réprimé toujours davantage les libertés publiques. Ses autorités ont fait de la détention arbitraire la pierre angulaire de leur politique répressive, qui vise à priver les personnes de leurs droits civiques et politiques. Depuis le soulèvement de 2011, les libertés publiques des Tunisiens, durement acquises, n’avaient jamais été aussi menacées, ni l’espace civique aussi restreint.
Depuis début 2023, les autorités tunisiennes ont multiplié les arrestations et détentions arbitraires à l’encontre de voix considérées comme critiques des autorités, ciblant des opposants politiques de tous bords, des avocats, des juges, des militants, des défenseurs des droits humains, des journalistes, des utilisateurs des réseaux sociaux et même des proches de certaines personnes critiques. Le simple fait d’exercer sa liberté d’expression ou de s’adonner à des activités politiques peut désormais exposer à des sanctions. En janvier 2025, plus de 50 personnes étaient incarcérées pour des motifs politiques ou pour avoir exercé leurs droits.
Ce rapport documente le recours accru des autorités tunisiennes à la détention arbitraire afin de punir la dissidence.Il se penche sur l’usage de poursuites judiciaires à motif politique, fondées sur des accusations abusives ou montées de toutes pièces, pour cibler, intimider et bâillonner les personnes critiques. Ce rapport s’appuie sur l’étude de 28 cas de détention et décrit en détail les cas spécifiques de 22 personnes détenues arbitrairement (5 femmes et 17 hommes). Dix-sept d’entre elles sont toujours derrière les barreaux. Au moins 14 personnes mentionnées dans ce rapport, souvent inculpées sans aucune preuve crédible d’infraction pénale, encourraient la peine capitale si elles étaient reconnues coupables.
Il est devenu courant en Tunisie que les autorités détiennent arbitrairement quelqu’un pour avoir simplement exercé ses droits fondamentaux, comme la liberté d’expression ou de réunion. Afin de museler les personnes jugées critiques, les autorités ont abondamment puisé dans un arsenal juridique agressif comprenant notamment des chefs d’inculpation sans fondement liés à la sûreté de l’Etat et au terrorisme, dont certains sont passibles de la peine de mort. Les autorités tunisiennes ont eu largement recours aux accusations, trop générales et abusives, d’« atteinte à la sûreté extérieure de l’État », « complot contre la sûreté de l’État » ou de tentative de « changer la forme du gouvernement » afin d’écraser les dissidents[2].
Les autorités ont également continué à traduire des civils devant la justice militaire, en violation flagrante du droit à un procès équitable et à une procédure régulière. Une vingtaine de critiques des autorités ont été jugés par la justice militaire depuis juillet 2021, dont d’anciens députés, des journalistes, des avocats, des opposants politiques et des utilisateurs des réseaux sociaux.
Parmi les personnes arbitrairement incarcérées, beaucoup l’ont été pendant une période de plus de 14 mois, soit la durée maximale de détention provisoire autorisée en Tunisie[3]. Dans les cas de plusieurs personnes ciblées pour des motifs politiques, les autorités judiciaires ont introduit de nouvelles inculpations, ou émis de nouveaux mandats de dépôt, en vue de maintenir ces critiques derrière les barreaux, parfois sans même les faire comparaître devant un juge[4].
Le ciblage des dissidents par les forces de sécurité et les autorités judiciaires est attisé au sommet de l’Etat par le président Saied lui-même, qui a souvent accusé, sans les nommer, les personnes critiques du pouvoir et ses adversaires politiques, d’être des « traîtres » et même des « terroristes ». Dans ses discours, le président Saied évoque constamment un ennemi de l’intérieur, diabolisant ses opposants ainsi que d’autres acteurs comme la société civile ou les juges, pour justifier les pénuries alimentaires, les coupures d’électricité et autres difficultés de la vie quotidienne[5]. Dans un discours de février 2023, il s’est servi des migrants et des réfugiés africains comme boucs émissaires, déclenchant une vague de violence à leur encontre[6]. Des militants tunisiens ont adopté, dans le cadre d’une campagne en ligne notamment, le slogan ironique « Nous sommes tous des comploteurs », en réponse à la répression généralisée.
Les réformes successives entreprises par le président Saied depuis juillet 2021 ont affaibli les institutions publiques censées contrebalancer les pouvoirs présidentiels, consolidé sa mainmise sur le pouvoir et contribué à un net recul des droits humains. Parmi ces transformations majeures, la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature en février 2022 a gravement miné l’état de droit et permis à l’exécutif d’instrumentaliser la justice à des fins politiques[7]. La mainmise des autorités sur la justice, après des attaques répétées contre son indépendance, soulève de vives inquiétudes concernant les garanties de procès équitables pour les personnes détenues[8].
Les magistrats qui se sont élevés contre les attaques de l’exécutif contre l’état de droit et l’indépendance judiciaire depuis 2022 ont vu leurs libertés d’expression et d’association restreintes. Certains juges ont même été soumis à des mesures disciplinaires arbitraires en raison de décisions judiciaires qu’ils ont prises[9]. À plusieurs reprises, les autorités ont, par ailleurs, ciblé des avocats de la défense pour leurs déclarations et en lien avec l’exercice de leur profession[10].
Human Rights Watch a également constaté que les détenus subissaient souvent des conditions d’incarcération difficiles et que les autorités n’avaient pas apporté de soins médicaux suffisants ni adaptés à plusieurs personnes incarcérées pour l’expression pacifique de leurs opinions ou leurs activités politiques. Au moins douze détenus dont les cas ont été documentés par Human Rights Watch avaient des problèmes de santé préexistants (comme le diabète, l’hypertension, l’hypercholestérolémie ou l’arthrite), des handicaps, voire des maladies graves, comme le cancer. Or, les autorités carcérales ont refusé à certains détenus l’accès à des soins de santé en urgence tout en restreignant leurs brefs rendez-vous médicaux à des consultations rudimentaires. D’après des entretiens menés avec d’anciens détenus, des proches de détenus et des avocats, l’administration pénitentiaire ne renvoyaient généralement pas les détenus vers des médecins spécialistes ; et lorsque qu’elle l’a fait, elle ne leur donnait pas accès aux résultats de leurs examens médicaux, ce qui a parfois entraîné une aggravation de l’état de santé des prisonniers en question. Dans au moins deux cas documentés par Human Rights Watch, l’administration de la prison a refusé de délivrer des médicaments qui avaient été prescrits préalablement.
Au moins huit opposants politiques détenus dans les prisons de Mornaguia et Messadine étaient soumis depuis mars 2023 à des caméras de surveillance, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, ont rapporté à Human Rights Watch leurs avocats et leurs proches. Huit détenus, au moins, étaient exposés en permanence à un éclairage artificiel dans ces deux prisons, ce qui engendre une privation de sommeil, une pression psychologique supplémentaire et pourrait être considéré comme un mauvais traitement. Deux femmes détenues dans la prison de la Manouba ont subi une fouille à nu, ce qui pourrait constituer un traitement dégradant.
Les autorités ont mené des représailles contre des proches de détenus qui avaient dénoncé leur détention arbitraire, notamment à travers des poursuites judiciaires et des intimidations. Des avocats et des familles de détenus se sont vu refuser des visites dans plusieurs cas, en prison ou lorsque des prisonniers étaient transférés à l’hôpital.
Les partenaires internationaux de la Tunisie, dont l’Union européenne (UE) et ses États membres, ne se sont dans l’ensemble pas élevés contre la détérioration de la situation des droits humains en Tunisie ni ne l’ont évoquée publiquement. L’Union européenne semble avoir privilégié la coopération sur d’autres questions, notamment le contrôle des migrations, au détriment de la situation des droits humains en Tunisie, en dépit de l’arrestation de nombreux opposants. Un mémorandum d’entente controversé avait été signé par la présidente de la Commission de l’UE, Ursula von der Leyen, et le président Kais Saied, en juillet 2023[11].
Les autorités tunisiennes devraient libérer toutes les personnes détenues de façon arbitraire, abandonner les poursuites contre elles et cesser de traduire des individus en justice pour des motifs politiques ou parce qu’ils ont simplement exercé leurs droits humains. Elles devraient cesser d’employer la détention arbitraire et des lois archaïques restreignant les droits fondamentaux comme outils pour intimider et museler les voix dissidentes. Les autorités devraient, par ailleurs, revenir sur toutes leurs politiques qui portent atteinte à l’indépendance de la justice et garantir des procès équitables à tous.
La Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples devrait écrire aux autorités tunisiennes une lettre d’appel d’urgence au sujet du recul des droits humains en Tunisie et de l’ingérence de l’exécutif en matière de justice. Cette lettre devrait exhorter la Tunisie à prendre des mesures immédiates pour remédier à cette situation et pour se conformer immédiatement aux jugements contraignants de la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples portant sur la justice et les cas de détention arbitraire. La Cour africaine, elle, devrait mentionner, dans son rapport annuel à l’Assemblée de l’Union africaine, tout non-respect de ses propres jugements sur la Tunisie, et demander au Conseil exécutif de l’Union africaine d’inciter la Tunisie à s’y conformer.
La communauté internationale et les partenaires de la Tunisie devraient appeler le gouvernement à cesser de réprimer la dissidence et à libérer toutes les personnes arbitrairement incarcérées. Elles devraient exhorter les autorités à protéger un espace de liberté d’expression, d’association et de réunion, placer le respect des droits fondamentaux au cœur de leurs relations avec la Tunisie et réexaminer tout accord de coopération avec des entités responsables d’atteintes aux droits humains.
Recommandations
Au gouvernement tunisien
Mettre fin aux restrictions de la liberté d’expression, de la presse, d’association et de réunion.
Libérer tous les individus arbitrairement incarcérés, notamment pour avoir exercé leurs droits humains. Abandonner les poursuites contre eux.
Cesser de poursuivre en justice des personnes pour avoir simplement exercé leur droit à la liberté d’expression, d’association et de réunion, ou en raison de leur affiliation ou opinions politiques pacifiques.
Cesser de recourir, pour cibler les voix critiques des autorités, à des lois archaïques entravant la liberté d’expression, en particulier les dispositions liberticides du Code pénal et du décret-loi 2022-54 sur la cybercriminalité.
Cesser d’utiliser la législation antiterroriste et anti-blanchiment d’argent dans le but de cibler des militants pacifiques et des défenseurs des droits humains.
Cesser de traduire des civils devant des tribunaux militaires, en violation de leur droit à un procès équitable et à une procédure régulière.
Revenir sur toutes les politiques portant atteinte à l’indépendance de la justice par rapport à l’exécutif, rétablir l’indépendance du Conseil supérieur de la magistrature et respecter toutes les décisions de justice.
Au Parlement
Abroger le décret-loi 2022-35, qui donne au président l’autorité de limoger sommairement les juges et les procureurs.
Abroger le décret-loi 2022-516, par lequel le président Saied a limogé 57 juges et procureurs le 1er juin 2022.
Abroger le décret-loi 2022-54 sur la cybercriminalité ainsi que les autres dispositions légales liberticides, vagues ou trop générales, qui sont instrumentalisées pour criminaliser la liberté d’expression et porter atteinte au droit à la vie privée, notamment dans le Code pénal, le Code des télécommunications et le Code de la justice militaire.
Abroger les dispositions actuelles qui autorisent à faire juger les civils par des tribunaux militaires.
Au ministère de la Justice
Appliquer l’ordonnance du 9 août 2022 du Tribunal administratif de Tunis ordonnant au ministère de la Justice de réintégrer 49 des 57 magistrats arbitrairement révoqués par le président Saied.
Mettre fin au harcèlement, aux restrictions de la liberté d’expression et de réunion et aux poursuites judiciaires injustes contre les magistrats.
Mettre fin au harcèlement et aux poursuites judiciaires contre les avocats de la défense pour avoir exercé leurs droits et défendu leurs clients.
Enjoindre aux procureurs de ne pas se servir du Code des télécommunications et du Code pénal afin de poursuivre des personnes pour leur expression pacifique sur des sujets d’intérêt public, en particulier les articles 67, 128, 245 et 247 du Code pénal et l’article 86 du Code des télécommunications.
Cesser de recourir à la détention provisoire comme une pratique générale et limiter son usage à des cas exceptionnels, comme l’exigent les droits international et tunisien.
Garantir un réexamen rapide, automatique et régulier, par un juge indépendant, du cas de chaque personne incarcérée, y compris en détention militaire et provisoire. Veiller à ce que tous les détenus soient rapidement présentés à un juge ou une chambre juridictionnelle dans les 48 heures, afin de déterminer la légalité de leur détention et d’ordonner leur libération immédiate, si celle-ci est illégale ou injustifiée.
Veiller à ce que la Direction générale des prisons et de la rééducation garantisse des conditions humaines de détention et fournisse aux détenus un accès suffisant aux soins médicaux et aux services d’aide au handicap, y compris un soutien psychosocial. Garantir des indemnisations aux détenus qui ont subi des mauvais traitements, que l’on a privés de soins médicaux ou de services de santé mentale suffisants et adaptés.
À la communauté internationale
· Exhorter les autorités tunisiennes, en aparté et en public, à cesser de réprimer les dissidents pacifiques et les personnes exerçant des droits internationalement reconnus, à libérer tous les individus arbitrairement détenus, y compris pour avoir exercé leurs droits humains, et abandonner toutes les poursuites contre eux.
· Exprimer son inquiétude au sujet de la détérioration de la situation des droits humains en Tunisie et appeler à la libération de toutes les personnes arbitrairement détenues lors d‘interventions au sein de forums internationaux et africains, notamment à la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, l’Assemblée de l’Union africaine et le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU.
· Envoyer systématiquement des observateurs, via les ambassades ou les représentations locales, suivre les procès des personnes arbitrairement détenues ou abusivement poursuivies par les autorités.
· Exhorter les autorités à protéger le droit à la vie privée et un espace de liberté d’expression, d’association et de réunion.
· Réexaminer la coopération internationale avec les autorités tunisiennes afin de s’assurer qu’elle est subordonnée au respect de leurs obligations vis-à-vis des droits humains et qu’elle contribue à garantir des avancées et des réformes concrètes, structurelles et assorties de délais précis en matière de droits humains en Tunisie.
Méthodologie
Pour ce rapport, Human Rights Watch a documenté les poursuites judiciaires et l’incarcération de six femmes et 22 hommes arrêtés entre décembre 2022 et août 2024. Nous avons mené des entretiens avec 18 avocats de la défense et 13 proches de détenus, soit en personne à Tunis, soit via des applications de messagerie. Nous nous sommes également entretenus avec d’anciens détenus et nous avons consulté des dossiers judiciaires et des rapports de police liés à 16 de ces affaires. Ce rapport s’appuie également sur la consultation et l’analyse de lois et de pratiques évoquées et d’informations provenant de sources libres d’accès.
Les entretiens ont été menés en arabe ou en français. Human Rights Watch a expliqué aux personnes interrogées l’objectif des entretiens et obtenu leur consentement pour utiliser les informations fournies en vue de ce rapport. Human Rights Watch n’a pas rémunéré les personnes interrogées. Tous les noms mentionnés dans ce rapport le sont avec l’autorisation expresse des détenus ou de leurs familles.
De nombreuses affaires décrites dans ce rapport sont toujours en cours, et les détails mentionnés sont ceux qui étaient en vigueur au moment de la rédaction du rapport.
Le 18 février, Human Rights Watch a adressé des lettres (annexées au présent rapport) au ministère de la Justice et à la Direction générale des prisons et de la rééducation, afin de solliciter des informations supplémentaires, mais n’avait pas reçu de réponse au moment de la publication du rapport.
Cas de détentions arbitraires et abusives
En février 2023, les autorités ont procédé à une première vague d’arrestations ciblant des personnalités publiques jugées critiques envers les autorités, notamment des dirigeants de l’opposition, des avocats, des juges, le directeur d’une station de radio et un homme d’affaires[12]. La plupart ont par la suite été placées en détention provisoire et inculpées dans le cadre d’une affaire connue sous le nom de « l’affaire de complot ». Cette rafle initiale a débouché sur une accélération de la répression et des arrestations arbitraires[13].
Au cours du même mois, le président Saied a bafoué la présomption d’innocence des personnes arrêtées en les qualifiant de « terroristes » et de « traîtres[14] ». En avril 2023, il a réitéré ses commentaires, affirmant que certains détenus « continuaient à conspirer, même derrière les barreaux[15] » et avertissant qu’il n’avait « pas l’intention de laisser le pays aux mains de personnes sans patriotisme[16] ».
Depuis lors, les autorités tunisiennes ont eu largement recours à des motifs d’inculpation excessivement généraux tels que l’« atteinte à la sûreté extérieure de l’État », le « complot contre la sûreté de l’État » ou la tentative de « changer la forme du gouvernement », afin d’écraser la dissidence[17]. Ces accusations ont été retenues dans 17 des 28 cas analysés dans ce rapport. Quinze personnes mentionnées dans ce rapport ont notamment été inculpées ou reconnues coupables, souvent sans preuve crédible, de tentative de « changer la forme du gouvernement », une infraction pénale passible de la peine de mort.
Les autorités ont aussi souvent employé des accusations abusives liées au terrorisme, dont certaines sont également passibles de la peine capitale[18], contre les voix critiques du pouvoir. Sur les 28 cas étudiés dans ce rapport, 11 se sont vus accusés de terrorisme. La loi antiterrorisme de 2015 permet aux autorités de maintenir un suspect en garde à vue pendant 15 jours et le prive de tout accès à un avocat pendant les 48 premières heures. La loi garantit aussi l’anonymat des témoins et des informateurs[19]. Toutes ces dispositions restreignent le droit des accusés à une défense efficace, en limitant notamment leur capacité à contester les témoignages à charge.
L’« affaire de complot » de février 2023
Dans la tristement célèbre « affaire de complot », un procureur a accusé des avocats, des opposants politiques, des militants, des chercheurs et des hommes d’affaires de conspirer pour renverser l’autorité du président Saied en déstabilisant le pays, et même de comploter pour l’assassiner[20]. Même si la plupart des prévenus ne sont pas en détention et que certains sont à l’étranger, au moins douze suspects ont été arrêtés en février 2023 et huit demeuraient incarcérés en janvier 2025. Le 2 mai 2024, 40 des 52 personnes initialement accusées ont été inculpées et déférées devant le tribunal en vertu de nombreux articles du code pénal et de la loi antiterrorisme de 2015, dont certains prévoient la peine de mort.
Human Rights Watch a consulté les 140 pages de l’ordonnance de clôture du juge d’instruction – qui clôt l’instruction et renvoie l’affaire devant le tribunal –, qui indique que ces graves accusations paraissent sans objet et semblent fondées sur des éléments de preuve insuffisants. Les prétendues preuves se réduisent auxdépositions anonymes d’un « témoin » et d’un « informateur », à l’origine de l’enquête, ainsi qu’à des conversations privées, sur des applications de messagerie, entre militants, diplomates étrangers, journalistes et chercheurs.
Le procès s’est ouvert le 4 mars 2025[21].
Les prévenus de l’ « affaire de complot »
Human Rights Watch a étudié les huit cas suivants d’activistes politiques inculpés dans le cadre de l’« affaire de complot ». Parmi eux, six sont injustement détenus depuis plus de deux ans, simplement pour avoir discuté de stratégies politiques entre eux, en personne ou sur des applications de messagerie, ou pour avoir rencontré (ou organisé des rencontres avec) des diplomates étrangers ou des membres d’ONG internationales entre 2021 et 2023[22].
Les leaders de la coalition d’opposition Front de salut national (FSN) Jaouhar Ben Mbarek et Chaima Issa, le dirigeant du parti Joumhouri Issam Chebbi, les opposants politiques Abdelhamid Jelassi et Khayam Turki, ainsi que les avocats Ridha Belhaj, Ghazi Chaouachi et Lazhar Akremi, ont tous été arrêtés en l’espace de trois semaines en février 2023, puis inculpés dans la même affaire. Six d’entre eux – Belhaj, Ben Mbarek, Chaouachi, Chebbi, Jelassi et Turki – étaient détenus depuis 24 mois au moment de la rédaction de ce rapport, ce qui dépasse la durée limite de détention provisoire prévue par le droit tunisien. Au cours des deux dernières années, ces six personnes n’ont été entendues qu’une fois par le juge d’instruction dans cette affaire, sauf Turki, entendu deux fois[23].
Ben Mbarek, Chebbi, Belhaj et Chaouachi ont été inculpés pour avoir rencontré ou été en contact avec des militants d’opposition, des diplomates américains, français, et même, dans le cas de Chebbi, avec un représentant d’une ONG internationale[24].
Ben Mbarek, actuellement âgé de 56 ans, a été arrêté par des agents des forces de sécurité à son domicile de Tunis, le 23 février 2023. Il a été accusé de « constituer un lien entre des parties étrangères et les suspects » et d’« offense contre le président », pour avoir supposément qualifié le président Saied de « fou » pendant une manifestation[25].
Chebbi, 67 ans, a été arrêté le 22 février 2023, dans la rue à Tunis, par les forces antiterroristes. Les agents ne lui ont pas présenté de mandat d’arrêt, a déclaré son épouse Faiza aux médias[26] .
Belhaj, avocat âgé de 63 ans, membre du FSN, ainsi que Chaouachi, avocat de 62 ans, ancien ministre et membre du Parlement, ont tous deux été arrêtés le 24 février 2023. Le lendemain, un juge d’instruction du pôle judiciaire antiterroriste du Tribunal de première instance de Tunis les a interrogés séparément sur leurs liens et activités politiques avant de les placer en détention. Chaouachi a également été accusé d’avoir « offensé le président » dans des messages privés[27].
L’activiste d’opposition Chaima Issa et l’avocat Lazhar Akremi ont aussi été arrêtés en février 2023. Le 13 juillet 2023, un juge les a libérés provisoirement, mais leur a interdit de voyager et d’apparaître dans les lieux publics[28]. Cette dernière interdiction a été levée par la suite.
Par ailleurs, le juge d’instruction a inculpé Turki, ainsi que le vice-président du parti d’opposition Ennahda et ancien ministre de la Justice, Noureddine Bhiri, et un troisième prévenu, d’être derrière une « organisation terroriste criminelle » visant à « renverser » le gouvernement[29]. Or, selon une avocate de leur comité de défense, ces trois prévenus ne se sont jamais rencontrées[30].
Turki, qui a 59 ans, a été arrêté le 11 février 2023, à son domicile de Tunis, par des agents de l’Unité antiterroriste de la Garde nationale. Bhiri, âgé lui de 66 ans, a été arrêté le 13 février 2023, également chez lui, dans le cadre d’une enquête distincte. Tous deux ont été inculpés, dans cette affaire, d’« atteinte à la sécurité alimentaire et à l’environnement, de façon à compromettre l’équilibre des systèmes alimentaire et environnemental », de financement d’une organisation « terroriste » et de complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État[31].
Abdelhamid Jelassi, activiste du NSF âgé de 64 ans et ancien membre du parti Ennahda, a été arrêté le 11 février 2023 dans le cadre de cette affaire. Il a été inculpé de terrorisme et de conspiration pour avoir publié des articles critiquant la confiscation du pouvoir par le président Saied, l’avoir qualifiée de « coup d’État » à la radio, et pour avoir communiqué avec des opposants politiques et des ressortissants étrangers sur les moyens de dialoguer avec d’autres nations au sujet de la situation politique de la Tunisie[32]. Atteint d’un cancer de la gorge et d’autres problèmes de santé, Jelassi a besoin de soins hospitaliers réguliers. Depuis son emprisonnement, il a développé des difficultés respiratoires et n’a pas reçu les soins nécessaires[33].
Le Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire a publié en août 2024 un avis au sujet de Belhaj, Ben Mbarek, Chaouachi, Chebbi, Jelassi, Turki, Akremi et Issa, confirmant qu’ils étaient bien détenus de façon arbitraire. Le Groupe de travail a appelé les autorités tunisiennes à prendre immédiatement « les mesures qui s’imposent pour remédier sans tarder à la situation des huit individus et la rendre compatible avec les normes internationales applicables », notamment leur libération immédiate et inconditionnelle, la garantie de leur droit à une réparation et une enquête sur les circonstances entourant leur arrestation et leur détention arbitraires[34].
Chefs d’inculpation supplémentaires
Certains des prévenus de l’« affaire du complot » font face à d’autres poursuites judiciaires à caractère politique, y compris pour des délits d’expression, ce qui illustre l’ampleur de la répression.
Ainsi, Ghazi Chaouachi est accusé – sur la base d’une plainte déposée par la ministre de la Justice Leila Jaffel – de diffuser des « fausses nouvelles », d’après la loi sur la cybercriminalité et le code pénal, pour avoir affirmé le 18 novembre 2022 que le ministère de la Justice avait monté de toutes pièces des affaires contre l’opposition et harcelé les juges révoqués par le président Saied le 1er juin 2022[35]. Il risque jusqu’à 12 ans de prison. Le 29 janvier 2024, un tribunal de Tunis a condamné par contumace le fils de Chaouachi, Elyes, à trois ans de prison pour avoir dénoncé publiquement les conditions de détention de son père[36].
Le 22 février 2024, Jaouhar Ben Mbarek a été condamné par contumace à six mois d’emprisonnement, en vertu du même décret-loi 54 sur la cybercriminalité, pour avoir déclaré à la radio, le 11 janvier 2023, que les élections législatives de 2022 étaient une « comédie[37] ». La plainte originelle a été déposée par le président de l’instance électorale tunisienne, que le président Saied a restructurée en avril 2022 pour la placer sous son contrôle, d’après la sœur de Ben Mbarek, Dalila[38].
Affaire Instalingo
En septembre 2021, un procureur de la République de Sousse a ouvert une enquête sur la société tunisienne de production de contenus numériques Instalingo pour avoir supposément critiqué les autorités. Depuis, cette enquête s’est élargie pour revêtir une dimension politique, sécuritaire et financière. Le procureur accusait au départ l’entreprise, qui compte parmi ses clients des médias arabophones critiques vis-à-vis du président Saied, d’incitation à la violence, de diffamation à l’égard du président et de tentative de changer la forme du gouvernement ; cette dernière infraction étant passible de la peine de mort[39].
Les autorités judiciaires ont depuis étendu l’instruction pour englober des dizaines de suspects, dont certains ne sont ni employés par Instalingo, ni directement liés à cette société. Parmi eux figurent des opposants politiques et d’anciens hauts responsables faisant soi-disant partie d’un réseau financier liant le plus important parti d’opposition tunisien, Ennahda, à l’entreprise. Les suspects ont été accusés de tenter de déstabiliser l’autorité du président Saied, de défendre les intérêts d’Ennahda au sein des institutions publiques et de blanchiment d’argent[40].
Le 20 juillet 2023, 41 suspects de cette affaire ont été accusés de porter atteinte à la sûreté de l’État, de tenter de changer la forme du gouvernement, d’inciter les gens à s’armer les uns contre les autres, de provoquer le désordre, le meurtre ou le pillage sur le territoire tunisien, d’offense contre le président, de conspiration visant à commettre des atteintes à la sûreté de l’État et de blanchiment d’argent[41]. Le dossier d’accusation, que Human Rights Watch a pu consulter en partie, se fonde essentiellement sur deux accusations, des publications et des messages privés[42].
Le procès Instalingo s’est ouvert le 13 décembre 2024, plus de trois ans après les premières arrestations. Le 4 février, le Tribunal de première instance de Tunis a reconnu tous les prévenus coupables et leur a infligé des peines allant de cinq à 38 ans de prison[43]. Plus de quinze personnes étaient emprisonnées début février 2025[44], dont la majorité avait été déjà détenues avant le procès pendant des périodes excédant la durée maximale de 14 mois de détention provisoire fixée par le droit tunisien.
Human Rights Watch a enquêté sur les chefs d’inculpations à l’encontre de trois suspects de cette affaire, Chadha Hadj Mbarek, Said Ferjani et Riadh Bettaieb. Tous trois n’avaient vu le juge d’instruction qu’une seule fois avant le procès, ont déclaré à Human Rights Watch leurs avocats ainsi qu’une source connaissant le dossier[45].
Riadh Bettaieb
Riadh Bettaieb, âgé de 64 ans et de double nationalité tunisienne et française, ancien ministre de l’Investissement et de la Coopération internationale et membre du parti Ennahda, purge une peine de huit ans de prison pour « tentative de changer la forme du gouvernement » et « complot contre la sûreté extérieure de l’État[46] ». Bettaieb, incarcéré depuis le 23 février 2023, n’a pourtant aucun lien avec Instalingo, selon une source proche du dossier[47].
La police a arrêté Bettaieb, sans présenter de mandat d’arrêt, à l’aéroport international de Tunis, alors qu’il allait embarquer dans un avion pour la France. Bettaieb n’a été informé des accusations contre lui que plusieurs heures plus tard, lorsque des agents de la brigade d’investigation sur les crimes financiers complexes l’ont interrogé à la caserne d’El Gorjani[48].
Bettaieb a été entendu par un juge d’instruction le 27 février 2023 au Tribunal de première instance de Sousse 2, qui l’a interrogé au sujet du parti Ennahda et d’un chèque datant de 2014 d’un montant de 75 000 dinars tunisiens (24 000 USD), versé à un autre prévenu de l’affaire. Une source proche du dossier a expliqué à Human Rights Watch que les avocats de la défense de Bettaieb avaient fourni la preuve qu’il s’agissait du remboursement d’un emprunt qu’il avait fait plusieurs mois auparavant[49]. Malgré tout, le juge a émis un mandat de dépôt. Bettaieb a aussi été accusé d’« introduction illégale de liquidités en provenance de Turquie et du Qatar » en Tunisie, dans le cadre d’une « association de malfaiteurs », en se basant essentiellement sur des photos trouvées dans le téléphone d’un autre prévenu, qui montrent Bettaieb en compagnie d’un haut fonctionnaire turc, ce qui ne constitue pas une preuve crédible[50].
Le 20 juillet 2023, Bettaieb a été inculpé de tentative de « changer la forme du gouvernement », d’« atteinte à la sûreté extérieure de l’État », d’« offense contre le président » et de blanchiment d’argent[51].
L’administration pénitentiaire de la prison de Messadine a quelques fois confisqué des médicaments que la famille de Bettaïeb lui avait apporté de France pour traiter les symptômes de son diabète de type 2, a déclaré sa famille à Human Rights Watch[52]. Par ailleurs, l’administration pénitentiaire n’a pas fourni à Bettaieb son dossier médical suite à son admission à l’hôpital à deux reprises, entre 2023 et 2024, après des urgences médicales[53].
Said Ferjani
Ancien dirigeant du parti Ennahda et ancien député âgé de 70 ans, Said Ferjani est détenu depuis le 27 février 2023 dans le cadre de l’affaire Instalingo. Selon ses avocats et sa famille, Ferjani n’a aucun lien avec Instalingo[54]. Le 4 février, il a été condamné à treize ans de prison pour « complot contre la sûreté de l’État » et tentative de « changer la forme du gouvernement ». Un juge d’instruction du Tribunal de première instance de Sousse 2 l’a entendu et écroué le 1er mars 2023.
Le procureur avait accusé Ferjani, en se basant sur la déposition d’un « témoin », d’avoir fait chanter un fonctionnaire à l’aide d’une sextape – dont l’existence n’a jamais été prouvée – et de « tenter d’influencer les nominations au sein du ministère de l’Intérieur » au bénéfice d’Ennahda, avec l’aide de « parties intérieures et étrangères ». Ferjani a été inculpé de tentative de « changer la forme du gouvernement », d’« atteinte à la sûreté extérieure de l’État », d’« offense contre le président » et de blanchiment d’argent[55].
Par ailleurs, dans la fameuse « affaire de complot » de février 2023, Ferjani fait l’objet d’accusations infondées d’activités en lien avec le terrorisme et de « complot ». Il a été inculpé de recrutement de personnes influentes en vue de mener à bien la propagande des comploteurs[56].
Chadha Hadj Mbarek
Journaliste et employée d’Instalingo, Chadha Hadj Mbarek, 39 ans, purge une peine de prison de cinq ans pour tentative de « changer la forme du gouvernement ». Elle est placée en détention depuis le 22 juillet 2023, et ce, selon toute apparence, uniquement en raison de son travail de journaliste au sein de l’entreprise.
Selon son avocat, la fonction de Hadj Mbarek était de produire des contenus de type « art de vivre » pour une page Facebook gérée par Instalingo et d’assurer la révision d’autres contenus[57]. Elle a d’abord été arrêtée par des agents des forces de sécurité en civil, au siège d’Instalingo dans la banlieue de Sousse, puis emmenée en garde à vue, le 10 septembre 2021. Un juge d’instruction du Tribunal de première instance de Sousse 2 a entendu Hadj Mbarek le 17 septembre 2021, avant d’ordonner sa libération pendant la durée de l’enquête. Toutefois, le procureur de la République a fait appel de la décision du juge et un mandat de dépôt a été émis à son encontre en novembre 2021. Le juge d’instruction a décidé de clore l’enquête judiciaire et d’abandonner toutes les poursuites contre elle et d’autres suspects le 16 juin 2023[58].
Pourtant, le procureur a de nouveau fait appel de la décision du juge. Le 20 juillet 2023, la chambre d’accusations a formellement inculpé Hadj Mbarek d « atteinte à la sûreté extérieure de l’État » et ordonné son placement immédiat en détention. Quelques heures plus tard, des véhicules de la Garde nationale encerclaient la maison familiale de Hadj Mbarek à Kelibia et des agents arrêtaient la journaliste, selon son frère Amen Hadj Mbarek[59].
En septembre 2023, Amen, leur frère Bassam et leur père Mohamed Saleh ont été détenus pendant douze jours dans les casernes tunisoises de Bouchoucha et Gorjani, pour s’être procuré le dossier de Chadha Hadj Mbarek. Les trois hommes ont été interrogés par un juge d’instruction du pôle antiterroriste du Tribunal de première instance de Tunis, dans le cadre de la même affaire, avant d’être remis en liberté[60].
Hadj Mbarek a subi de mauvaises conditions de détention ainsi qu’un manque d’aménagements et d’aide adaptés à son handicap. En effet, elle présente un handicap auditif reconnu par l’État et faute de conditions de détention adaptées à ce handicap dans la prison de Messadine, celui-ci s’est depuis lors aggravé. Son frère Amen a déclaré à Human Rights Watch que bien quils peinaient à se comprendre à travers la vitre au cours des visites familiales, l’administration pénitentiaire ne leur fournissait ni papier ni stylos pour leur permettre de communiquer. Depuis les procédures judiciaires injustes qu’elle subit et sa première arrestation, Hadj Mbarek est entrée en dépression et prenait des antidépresseurs sur ordonnance. « Elle a perdu son moyen de subsistance et le fait qu’on l’associe à un complot et au terrorisme lui donne le sentiment d’être une paria », a déclaré Amen. Pour autant, les autorités pénitentiaires ont toujours refusé de lui donner accès à ces médicaments, selon son frère, et ses co-détenues l’ont « ostracisée », traitée de « terroriste » et frappée deux fois. Depuis ces incidents, l’administration de la prison a transféré Hadj Mbarek dans une autre cellule[61].
Autres cas majeurs de détention politique
Sihem Bensedrine
Sihem Bensedrine, 74 ans, est une défenseure des droits humains de premier plan. Elle est également l’ancienne présidente de l’Instance Vérité et Dignité, qui était chargée de révéler les violations des droits humains commises entre 1955 et 2013 et de proposer des mesures pour établir la responsabilité de l’État dans celles-ci et demander aux responsables de rendre compte de leurs actes, ainsi que des mesures de réparations et de réhabilitation. Elle a œuvré pendant près de quarante ans pour dénoncer les violations des droits humains en Tunisie[62]. Le 1er août 2024, un juge a ordonné sa détention pour « abus de pouvoir afin de procurer des avantages injustifiés à elle-même ou un tiers », ainsi que de « fraude » et « falsification » en lien avec le rapport final de l’Instance[63].
Bensedrine semble avoir été poursuivie en représailles contre son travail de lutte pour mettre fin à l’impunité des atteintes aux droits humains commises pendant des décennies. Elle a sévèrement critiqué le président Saied et ses « attaques incessantes contre la démocratie[64] ». Le 8 août 2024, trois experts de l’ONU ont déclaré que l’arrestation de Bensedrine « pourrait s’apparenter à un harcèlement judiciaire [...] pour le travail qu’elle a entrepris » en tant que présidente de l’Instance. Elle est également poursuivie dans quatre autres affaires judiciaires liées à ce travail[65].
Le procureur du Tribunal de première instance de Tunis a ouvert une enquête contre Bensedrine en février 2023, à la suite d’une plainte déposée en mai 2020 par un ancien membre de l’Instance, affirmant que Bensedrine aurait falsifié le rapport officiel de l’Instance sur le sujet de la corruption présumée du système bancaire. La plaignante soutenait que le rapport final publié au Journal officiel n’était pas le même qu’une version précédente présentée à l’ancien président Béji Caïd Essebsi le 31 décembre 2018[66]. Or, la version datant de 2018 était inachevée et les membres de l’Instance étaient tenus de réviser cette version préliminaire en janvier 2019, comme le confirme un procès-verbal de l’Instance consulté par Human Rights Watch. Selon les avocats de Bensedrine, sa détention se fonde uniquement sur cette plainte[67].
Le 14 janvier 2025, Bensedrine a entamé une grève de la faim pour protester contre son incarcération à la prison de la Manouba[68]. Le 26 janvier, elle a été transférée dans un hôpital, où elle n’a pas été autorisée à recevoir de visites de sa famille. Le 28 janvier, un juge a prolongé sa détention de quatre mois[69]. Elle a mis fin à sa grève de la faim le 30 janvier, en raison de graves risques pour sa santé.
Le 19 février, un juge a ordonné la mise en liberté de Bensedrine en attendant son procès, mais lui a imposé une interdiction de voyager[70].
Rayan Hamzaoui
Ancien maire indépendant d’Ezzahra dans la banlieue sud de Tunis, Rayan Hamzaoui est en détention depuis le 18 mai 2023. Des agents masqués de la brigade antiterroriste de la Garde nationale l’ont arrêté chez lui, à Ezzahra, à la suite d’une enquête portant sur des suspicions d’infractions liées au terrorisme et à un « complot » contre la sûreté de l’État. Les agents l’ont emmené à la caserne d’El Aouina où ils l’ont interrogé[71].
L’enquête, qui concerne 21 suspects dont plusieurs personnalités de l’opposition politique et d’anciens hauts responsables, est basée sur une accusation rédigée par un informateur anonyme. Celui-ci a affirmé que l’ancienne directrice du cabinet présidentiel, Nadia Akacha, consignait tous les déplacements du président pendant qu’elle occupait ce poste, envoyait ces informations à Hamzaoui, qui les aurait à son tour envoyées à d’autres suspects en vue d’assassiner le président. Selon un avocat de Hamzaoui, toutefois, les autorités n’ont fourni aucune preuve de communication entre Hamzaoui et ne serait-ce qu’un seul des autres suspects[72].
Le 1er juin 2023, un juge d’instruction du pôle antiterroriste du Tribunal de première instance de Tunis a interrogé Hamzaoui sur ses liens éventuels avec d’autres suspects de l’affaire, notamment Akacha[73]. En mars 2025, Hamzaoui n’avait toujours pas eu de nouvelle audience[74].
Ayant consulté la décision du procureur de la République d’ouvrir une information judiciaire, Human Rights Watch a constaté que Hamzaoui était accusé de plusieurs crimes liés au terrorisme, de blanchiment d’argent, de « complot » contre la sûreté de l’État intérieure et extérieure, de « complot criminel » ainsi que d’« offense contre le président[75] ». S’il était reconnu coupable, il risquerait la peine de mort en vertu de plusieurs dispositions législatives.
Ahmed Laamari
Ancien député et membre du parti Ennahda, Ahmed Laamari, 73 ans, a été arrêté le 3 mars 2023 et a passé plus de six mois en détention provisoire au titre d’accusations douteuses de « constitution d’une organisation en vue de préparer et commettre le crime de sortie clandestine du territoire tunisien[76] ». Le 25 septembre 2023, le Tribunal de première instance de Gabès a ordonné sa libération, mais lui a interdit de quitter le gouvernorat de Gabès dans le sud du pays en attendant son procès.
Le parquet a ouvert une enquête contre Laamari après qu’un détenu de la prison de Messadine l’a accusé de comploter contre le président Saied et d’envoyer des notes à ce sujet à un autre prisonnier – l’ancien député, ancien ministre et homme d’affaires Mehdi Ben Gharbia – qui était lui-même détenu depuis octobre 2021. Bien que cet informateur se soit rétracté par écrit quelques semaines après le placement en détention de Laamari, le juge a poursuivi les procédures[77].
Laamari a été arrêté de nouveau le 1er décembre 2023, à son domicile de Gabès, par des agents de la brigade antiterroriste de la Garde nationale. Le 14 décembre 2023, un juge d’instruction du pôle antiterroriste du Tribunal de première instance de Tunis l’a interrogé et écroué, a indiqué son avocat à Human Rights Watch. Il reste accusé de chercher à « changer la forme du gouvernement », d’« atteinte à la sûreté extérieure de l’État », d’« offense contre le président » et d’association criminelle. Il est par ailleurs poursuivi pour d’autres chefs d’inculpation en vertu de douze articles de la loi antiterrorisme de 2015, risquant la peine capitale en cas de condamnation[78]. Laamari a été libéré le 25 décembre 2024[79]. Dès le lendemain, il a été réarrêté et brièvement détenu dans sa ville natale de Ben Guerdane, et un tribunal de Gabès l’a condamné à trois mois et demi d’emprisonnement avec sursis, le 27 décembre, pour avoir bravé son interdiction de quitter le gouvernorat de Gabès[80]. Au moment de la rédaction de ce rapport, l’ouverture de son procès pour « complot » était fixée au 25 avril 2025.
Laamari, dont la vue s’est détériorée à cause d’une cataracte (due au diabète) qui avait mal été soignée durant les premiers mois de sa détention arbitraire de 2023, devait subir une opération de chirurgie oculaire autour de son arrestation de mars 2023, puis à nouveau en décembre de la même année. Malgré cela, il n’a pas été autorisé à consulter un spécialiste régulièrement à la prison de Mornaguia et il a failli perdre l’usage d’un œil[81]. Laamari avait déjà été emprisonné pendant plus de neuf ans, entre 1987 et 2011, pour son appartenance à Ennahda[82].
Ali Laareyedh
Âgé de 69 ans, Ali Laareyedh est un ancien ministre de l’Intérieur, ancien Premier ministre et vice-président du parti Ennahda. Il est en détention provisoire depuis le 19 décembre 2022 sur la base d’accusations liées au terrorisme, sans preuves crédibles. Ses chefs d’inculpation liés au terrorisme se fondent sur une loi de 2015, qui avait été promulguée après que Laareyedh avait quitté ses fonctions.
Or, selon le droit international relatif aux droits humains, « nul ne sera condamné pour des actions ou omissions qui ne constituaient pas un acte délictueux d’après le droit national ou international au moment où elles ont été commises[83] ».
Le placement en détention de Laareyedh est survenu dans le cadre d’une enquête plus large sur la façon dont des milliers de Tunisiens ont pu quitter le pays et rejoindre l’État islamique (aussi connu sous l’acronyme EI), ainsi que d’autres groupes islamistes armés en Syrie, en Irak et en Libye après 2011, date à laquelle le dirigeant autoritaire Zine el-Abidine Ben Ali avait été évincé après une longue période au pouvoir[84]. Le procès s’est ouvert le 28 octobre 2024.
D’après le mandat de dépôt consulté par Human Rights Watch, Laareyedh est accusé de ne pas avoir endigué la propagation du salafisme, une branche de l’islam sunnite prônant le retour aux valeurs fondamentales de la religion, ni l’ascension du groupe armé islamiste Ansar al-Charia, lorsqu’il était ministre. Le juge a justifié le mandat de dépôt par des décisions de Laarayedh et sa mise en œuvre ou non de certaines politiques lorsqu’il était au pouvoir, y compris en matière de nominations au sein de son ministère, et non pas sur des actes criminels précis[85]. Laareyedh n’a été entendu par un juge d’instruction qu’une seule fois, le 19 décembre 2022, au cours de ses plus de 25 mois de détention provisoire. Les avocats de Laareyedh ont déposé plainte contre la police qu’ils soupçonnent d’avoir falsifié des documents clés du dossier. La plainte n’a toujours pas été traitée[86].
Dans une affaire distincte, Laareyedh a également été inculpé de chercher à « changer la forme du gouvernement », d’« atteinte à la sûreté extérieure de l’État » et d’« offense contre le président[87] », ainsi que d’autres chefs d’inculpation, dont certains liés au terrorisme, a déclaré un de ses avocats à Human Rights Watch[88]. Il encourrait la peine de mort s’il était reconnu coupable. D’autres personnalités publiques, parmi lesquelles des partisans comme des opposants du président Saied, ont été poursuivies dans cette affaire.
Laareyedh est l’un des anciens prisonniers politiques qui sont restés le plus longtemps en prison sous la présidence de Zine El Abidine Ben Ali. Il a été torturé et a passé plus de 11 ans sur ses 15 ans d’emprisonnement à l’isolement[89].
Répression de l’expression et du militantisme pacifiques
Les autorités tunisiennes ont progressivement restreint la liberté d’expression en poursuivant en justice et en emprisonnant des personnes, dont des journalistes, pour leurs déclarations en ligne ou dans les médias. Elles se sont servies de dispositions archaïques et liberticides du Code pénal telles que l’article 67 sur l’« offense contre le président » (utilisé dans sept cas documentés dans ce rapport[90]) et du décret-loi 54 répressif portant sur la cybercriminalité, qui pénalise la diffusion de « fausses nouvelles ».
Le président Saied a publié le décret-loi 54 sur la cybercriminalité en septembre 2022. Ce texte prévoit une peine de cinq ans de prison pour la diffusion de « fausses nouvelles » et de « rumeurs », sur Internet et dans les médias, et une peine de dix ans, assortie d’une amende, si l’offense vise un fonctionnaire[91]. Il contient des dispositions trop larges qui confèrent aux autorités des pouvoirs étendus pour intercepter, surveiller, récolter et stocker les données des communications privées. Cela constituede la surveillance de masse, en violation des droits à la vie privée et à la liberté d’expression. De plus, ce texte de loi met en danger les sources des journalistes, à un moment où les autorités ciblent les professionnels des médias. La répression des médias par les autorités, notamment en se servant de la loi sur la cybercriminalité, est en train d’effacer toute critique et diversité d’opinion du paysage médiatique tunisien[92].
Entre l’introduction du décret-loi 54 et le mois de janvier 2025, au moins 28 personnes avaient été incarcérées, poursuivies ou avaient fait l’objet d’une enquête en vertu de ce texte, y compris neuf journalistes ou figures médiatiques. Neuf détracteurs du gouvernement mentionnés dans ce rapport ont été emprisonnés au titre du décret-loi 54 et plusieurs autres font l’objet d’une enquête en vertu de ce texte.
Noureddine Bhiri
Ancien ministre de la Justice et dirigeant du parti Ennahda âgé de 66 ans, Noureddine Bhiri a été arrêté le 13 février 2023, chez lui à Tunis. Un juge d’instruction l’a entendu et écroué le lendemain, pour une publication Facebook où il aurait prétendument exhorté les Tunisiens à manifester contre le président Saied le 14 janvier 2023[93]. Deux de ses avocats ont déclaré à Human Rights Watch que l’accusation n’avait jamais fourni de preuve de l’existence de la publication présumée[94]. Le 18 octobre 2024, un tribunal de Tunis a condamné Bhiri à dix ans de prison dans cette affaire[95].
Depuis décembre 2023, Bhiri est également en détention dans le cadre d’une autre affaire[96], qui lui avait déjà valu d’être détenu illégalement début 2022[97]. Bhiri a aussi été inculpé dans le cadre de la fameuse « affaire du complot » et fait l’objet d’une enquête dans au moins une autre affaire de conspiration[98].
Mohamed Boughalleb
Le journaliste d’investigation Mohamed Boughalleb a été détenu du 22 mars 2024 au 20 février 2025 pour avoir enquêté sur des abus de fonds publics et avoir interrogé la gestion des dépenses publiques par les autorités.
Boughalleb a été arrêté devant l’école primaire de son fils à Tunis par des agents de la Garde nationale. Ces derniers l’ont emmené à la caserne de L’Aouina, a déclaré un de ses avocats à Human Rights Watch, où la brigade de lutte contre les crimes liés aux technologies de l’information et de la communication l’a interrogé sur des commentaires critiques publiés sur sa page Facebook personnelle, d’autres qu’il avait faits sur la chaîne de télévision Carthage+ et sur la station de radio Cap FM, sur la taille des délégations du ministre des Affaires religieuses au cours de déplacements à l’étranger[99]. La plainte initiale avait été déposée par un fonctionnaire du ministère des Affaires religieuses, d’après la même source.
Boughalleb a passé quatre jours en garde à vue avant que le procureur n’ordonne sa détention le 26 mars 2024. Le 17 avril, il a été condamné à six mois de prison pour avoir « imputé à un fonctionnaire public des faits illégaux en rapport avec ses fonctions, sans en établir la véracité[100] ». Le 28 juin 2024, la Cour d’appel de Tunis a alourdi la peine de Boughalleb, la faisant passer à huit mois de prison.
Depuis le 5 avril 2024, Boughalleb est également en détention dans le cadre d’une affaire distincte, elle aussi liée à des déclarations publiques[101]. Le journaliste fait l’objet d’une enquête basée sur au moins une autre plainte déposée par l’ancien ministre des Affaires religieuses, Ibrahim Chaïbi, sur lequel le journaliste enquêtait, le soupçonnant de corruption[102].
D’après son frère Jameleddine qui est aussi son avocat, l’état de santé de Mohamed Boughalleb s’est fortement dégradé en détention, où il a souffert de mauvaises conditions d’incarcération et d’un manque de soins médicaux adéquats. Sa vue et son audition ont été affectées et il a développé des problèmes cardiaques[103].
Le 20 février, un juge a ordonné la mise en liberté de Boughalleb en attendant son procès, mais lui a imposé une interdiction de voyager[104].
Sonia Dahmani
Avocate et chroniqueuse de premier plan, Sonia Dahmani a été arrêtée le 11 mai 2024 par des agents forces de sécurité encagoulés et habillés en civil qui ont brusquement pris d’assaut le siège de l’Ordre national des avocats de Tunisie. Son arrestation est survenue après qu’elle a fait des commentaires sarcastiques sur la chaîne de télévision Carthage+, qui remettaient en question l’idée, soutenue par le président Saied, selon laquelle des migrants africains cherchaient à s’installer en Tunisie.
Le 6 juillet 2024, le Tribunal de première instance de Tunis a condamné Dahmani à un an de prison pour ses déclarations, en vertu du décret-loi 54 sur la cybercriminalité. Sa peine a par la suite été réduite à huit mois en appel[105]. Mais le 24 octobre, elle a été condamnée, dans une autre affaire sur la base du même décret, à deux ans de prison pour des déclarations sur le racisme en Tunisie. Le 24 janvier 2025, sa peine a été réduite à un an et demi en appel[106]. Selon un avocat de Dahmani, elle est toujours poursuivie dans le cadre de trois autres affaires liées à ses déclarations pacifiques[107].
Le 11 mai 2024, les forces de sécurité ont aussi arrêté deux journalistes connus, Borhen Bsaies et Mourad Zeghidi, collègues de Dahmani sur l’émission de radio matinale « Émission impossible » sur la station IFM. Le 22 mai, un tribunal de Tunis les a condamnés à un an de prison en vertu du décret-loi 54 sur la cybercriminalité[108]. Leurs peines ont ensuite été réduites à huit mois, mais quelques semaines avant la date prévue de leur libération, un juge d’instruction d’un tribunal de Tunis a émis des mandats de dépôt contre eux sur la base d’allégations de blanchiment d’argent, sans même les avoir interrogés[109].
En août 2024, Dahmani a déposé plainte pour actes de torture et viol à la prison de la Manouba, contre le directeur de la prison et une gardienne, suite à des violations de ses droits commises le 20 août 2024[110]. Ce jour-là, Dahmani a subi « une fouille à nu intrusive qui a violé son intégrité physique et l’a affectée psychologiquement[111] », a déclaré sa sœur à Human Rights Watch.
Bien que certains établissements pénitentiaires et institutions étatiques peuvent parfois avancer que les fouilles corporelles avec pénétration, ou comportant un aspect humiliant, sont une nécessité du point de vue de la sécurité, ces pratiques sont souvent employées abusivement et avant tout dans le but d’intimider ou de punir les prisonniers. Elles peuvent même constituer des actes de viol, de torture et des traitements dégradants, ce qui en fait alors de graves violations des droits humains.
Rached Ghannouchi
Depuis le 25 juillet 2021, Rached Ghannouchi, 83 ans, ex-président du parti d’opposition Ennahda et ancien président du Parlement, a été l’un des opposants principaux du pouvoir autocratique du président Saied. Détenu depuis avril 2023 à la prison de Mornaguia à Tunis, Ghannouchi purge plusieurs peines et fait l’objet d’enquêtes et d’inculpations dans plus d’une dizaine d’affaires, dont certaines directement liées à l’exercice de sa liberté d’expression[112].
Le 17 avril 2023, Ghannouchi a été arrêté chez lui par des agents en civil qui n’ont pas montré de mandat d’arrêt, selon l’un de ses avocats. Le 20 avril, un juge d’instruction a émis un mandat de dépôt à son encontre sur la base des chefs d’inculpation de tentative de « changer la forme du gouvernement » et de « complot contre la sûreté intérieure de l’État[113] ». Ces accusations portent prétendument sur les déclarations qu’il avait faites lors d’une réunion, le 15 avril, lorsqu’il avait averti que le fait d’éradiquer les mouvements politiques d’opposition, dont Ennahda et « la gauche », était un « projet de guerre civile ». Le 18 avril, la police a fermé le siège d’Ennahda sans ordonnance judiciaire[114]. Ghannouchi n’a toujours pas été jugé dans cette affaire.
Ghannouchi a aussi été poursuivi dans une affaire distincte pour « apologie du terrorisme », après une plainte déposée par un ancien dirigeant du syndicat des forces de sécurité, selon lequel, lors des funérailles d’un membre du parti Ennahda, Ghannouchi avait déclaré que le défunt ne craignait pas les « tyrans[115] ». Le 15 mai 2023, un tribunal de Tunis l’a condamné à un an de prison et une amende de 1 000 dinars (320 USD[116]). Le 30 octobre 2023, la Cour d’appel de Tunis a augmenté sa peine à quinze mois de prison.
Le 1er février 2024, un tribunal de Tunis a condamné Ghannouchi à trois ans de prison après que son parti a été reconnu coupable d’avoir reçu des financements étrangers, ce qui est interdit par la loi tunisienne[117]. Le 4 février 2025, un tribunal de Tunis l’a condamné en première instance à 22 ans de prison, une amende de 80 000 dinars (25 200 USD) et une inéligibilité de cinq ans, outre la saisie de d’actifs et de biens immobiliers, pour avoir prétendument comploté pour changer la forme du gouvernement et contre la sûreté extérieure de l’État, ainsi que pour offense contre le président et pour blanchiment d’argent, dans le cadre de l’affaire Instalingo[118].
Avant son emprisonnement, Ghannouchi présentait des symptômes de la maladie de Parkinson à la main gauche, et suivait un traitement pour ralentir sa progression. Pendant sa détention, durant laquelle il n’a pas reçu de traitement adéquat, le mal a gagné sa main droite et nettement impacté sa vie quotidienne, y compris sa capacité à écrire. Selon sa famille, les autorités ne lui ont accordé que quelques séances de kinésithérapie, rejeté ses demandes de traitement régulier et refusé de donner à sa famille accès à son dossier médical en lien avec ses problèmes de thyroïde[119].
Abir Moussi
Âgée de 50 ans, Abir Moussi est avocate et présidente de l’un des principaux partis d’opposition tunisiens, le Parti destourien libre (PDL). Elle était également députée du Parlement de 2019, dissous par le président Saied en mars 2022. Le 28 septembre 2023, le PDL a annoncé officiellement la candidature de Moussi à l’élection présidentielle de 2024. Quelques jours plus tard, le 3 octobre 2023, les forces de sécurité ont arrêté Moussi devant un bâtiment administratif proche du palais présidentiel de Carthage[120].
Le jour de son arrestation, Moussi avait tenté de déposer un recours contre des décrets présidentiels redessinant les circonscriptions électorales et organisant les élections locales. Des fonctionnaires avaient arbitrairement refusé d’enregistrer son recours. Moussi a alors décidé de protester contre cette décision en diffusant sur Facebook une vidéo en direct, filmée devant le bâtiment administratif, avant d’être arrêtée, a rapporté son avocat Nafaa Laribi. Moussi s’est vu refuser de voir ses avocats jusqu’à son audienceavec un juge d’instruction, qui a ordonné son placement en détention le 5 octobre 2023[121].
Moussi est accusée d’avoir cherché à « changer la forme du gouvernement, inciter les gens à s’armer les uns contre les autres ou provoquer le désordre » et d’avoir « incité [des fonctionnaires], par violences, voies de fait, menaces ou manœuvres frauduleuses, à une cessation individuelle ou collective de travail », ainsi que de chefs d’inculpation liés au traitement de données personnelles sans consentement[122]. Elle risquerait la peine de mort si elle était reconnue coupable.
D’après Laribi, les forces de sécurité ont fait usage d’une force excessive lors de l’arrestation de Moussi, au point de lui causer des blessures physiques, et l’ont privée d’accès à des soins médicaux, ce qui lui a valu des complications de santé et un transfert à l’hôpital le 3 octobre 2024[123].
Moussi fait l’objet de plusieurs autres poursuites judiciaires, notamment en vertu du décret-loi 54 sur la cybercriminalité[124].
Entre décembre 2022 et mars 2023, l’instance électorale a déposé quatre plaintes fondées sur ce texte de loi à l’encontre de Moussi, dont deux au moins sont liées à des critiques du processus électoral qu’elle avait publiquement exprimées, à l’instar d’une lettre ouverte au président Saied dénonçant le manque de légitimité de l’instance.En février 2024, Moussi a été placée en détention dans le cadre de deux enquêtes sur la base de l’article 24 du décret-loi 54 sur la cybercriminalité à la suite de deux des plaintes de l’Instance. Le 5 août 2024, le Tribunal de première instance de Tunis l’a condamnée à deux ans de prison pour ses commentaires sur les élections législatives. Le 22 novembre 2024, la peine de Moussi a été réduite en appel à seize mois de prison[125]. Au moment de la rédaction de ce rapport, elle attend toujours d’être jugée pour une deuxième affaire basée sur le décret 54.
Le 24 février, Moussi a été condamnée dans une autre affaire à une amende de 500 dinars (157 USD) pour un délit d’expression[126].
Rached Tamboura
Étudiant en calligraphie, artiste de rue et graphiste indépendant âgé de 28 ans, Rached Tamboura est incarcéré depuis le 18 juillet 2023 pour des graffiti dénonçant la politique du président Saied vis-à-vis des migrants ressortissants de pays africains et l’accord sur la migration passé entre la Tunisie et l’Union européenne[127].
Ce jour-là, des agents de police ont arrêté Tamboura dans la rue, dans sa ville de Monastir, au sud-est de Tunis, et l’ont interrogé sur des publications sur les réseaux sociaux affichant une image d’un pochoir sur le mur d’un bâtiment administratif de la délégation de Monastir, a indiqué à Human Rights Watch un de ses avocats. L’image, qui a circulé sur Internet, est composée d’un petit portrait de Saied, assorti des mots « raciste, vassal, cupide, fasciste », à côté d’une esquisse du continent africain[128].
Le procureur de la République a accusé Tamboura d’« offense contre le président » et d’utiliser les réseaux de communication en vue de « produire, répandre, diffuser [...] de fausses nouvelles, de fausses données [et] des rumeurs » dans le but de « diffamer un agent public, porter atteinte à sa réputation, lui nuire financièrement ou moralement », d’« inciter au discours de haine », de « porter atteinte à [ses] droits » et de « porter préjudice à la sûreté publique ou à la défense nationale ou de semer la terreur parmi la population[129] ». Tamboura a été placé en détention provisoire le 20 juillet 2023, après une unique audience avec un juge d’instruction, a rapporté son avocat[130].
Le 4 décembre 2023, le Tribunal de première instance de Monastir a condamné Tamboura à deux ans de prison, selon le jugement consulté par Human Rights Watch. Le 31 janvier, la Cour d’appel de Monastir a abandonné l‘accusation d’« offense contre le président », tout en confirmant la condamnation initiale, selon l’avocat[131].
Recours aux tribunaux militaires
Les autorités tunisiennes ont également fait juger des civils par des tribunaux militaires, en violation flagrante de leur droit à un procès équitable et à une procédure régulière[132]. Une vingtaine de civils jugés critiques envers les autorités ont été poursuivis ou ont fait l’objet d’une enquête judiciaire par les tribunaux militaires depuis juillet 2021, y compris d’anciens députés, des avocats, des opposants politiques, des journalistes et des utilisateurs des réseaux sociaux. Human Rights Watch s’oppose fermement et en toutes circonstances aux procès de civils par des tribunaux militaires parce que leurs procédures portent souvent atteinte au droit à une procédure régulière et parce que les gouvernements autoritaires s’en servent pour punir la dissidence pacifique[133].
Le droit tunisien actuel, notamment le Code de la justice militaire, autorise les tribunaux militaires à juger des civils, notamment en cas d’« offense » à l’institution militaire[134]. Cela porte atteinte à la liberté d’expression et déroge aux dispositions constitutionnelles sur le droit à un procès équitable.
Chaima Issa
Le 10 octobre 2024, la Cour d’appel militaire de Tunis a condamné une figure de proue de la coalition d’opposition Front de salut national, Chaima Issa, à une peine de six mois avec sursis pour des commentaires qu’elle avait faits lors d’une interview radiophonique à propos du rôle joué par l’armée lors des élections législatives de 2022[135]. Issa, qui a été arbitrairement détenue pendant cinq mois, de février à juillet 2023, et attend d’être jugée dans une affaire distincte, a été condamnée en première instance, le 13 décembre 2023, à un an de prison avec sursis en vertu du décret-loi 54, du Code de justice militaire et du Code pénal[136].
Rached Khiari
Journaliste et ancien député de la coalition islamiste Al-Karama, Rached Khiari, 42 ans, a été poursuivi à plusieurs reprises depuis 2021 pour avoir critiqué les autorités. Il a passé plus de deux ans en prison pour des délits d’expression, dont deux condamnations prononcées par des tribunaux militaires, a expliqué son avocat Samir Ben Amor à Human Rights Watch[137].
Un juge d’instruction du Tribunal militaire de première instance de Tunis a émis un mandat d’arrêt contre Khiari en 2021[138], après qu’il avait affirmé publiquement que le président Saied avait reçu des fonds des États-Unis pour sa campagne présidentielle, a rapporté Ben Amor. Il a été arrêté le 3 août 2022. Le Tribunal militaire de première instance de Tunis s’était au départ déclaré incompétent, au profit de la justice civile, le 17 janvier 2023[139]. Pourtant, le 2 mars 2023, la Cour d’appel militaire de Tunis a cassé cette décision et a condamné Khiari à six mois de prison pour « complot contre la sûreté de l’État » et « actes de nature à affaiblir la discipline militaire, l’obéissance et le respect dû au président, ou critiques sur l’action du commandement supérieur ou des responsables de l’armée portant atteinte à leur dignité[140] ».
Le 8 décembre 2022, alors qu’il était en détention, Khiari a écopé d’une peine de trois mois de prison, dans une affaire distincte en vertu du Code de justice militaire, pour avoir soi-disant divulgué des informations sur la présence militaire des États-Unis en Tunisie dans une publication Facebook de 2016[141]. Pourtant, selon Ben Amor, ces publications ont été postées par quelqu’un d’autre. Khiari a été libéré le 29 août 2024 après avoir purgé sa peine[142].
Khiari a néanmoins été de nouveau arrêté le 28 septembre 2024, le lendemain de sa condamnation par la Cour d’appel de Tunis à six mois de prison pour « atteinte à la dignité du président » et pour l’avoir qualifié de « traître » sur Facebook et dans une interview à la radio en 2021[143]. Un tribunal de Tunis l’avait auparavant condamné par contumace à huit mois d’emprisonnement dans cette affaire, le 3 octobre 2022[144].
Le 10 septembre 2024, Khiari a annoncé qu’il avait quitté la politique et les médias pour se concentrer sur sa santé. Avant son emprisonnement, il était traité pour une tumeur bénigne, qui a depuis évolué en cancer du poumon, avec plusieurs tumeurs protubérantes[145]. Son avocat a déclaré que la négligence, l’absence de diagnostic médical précis et ses mauvaises conditions de détention au sein de la prison de Mornaguia étaient autant de facteurs de l’aggravation de sa maladie[146].
Instrumentalisation de la justice
Le gouvernement du président Saied a porté atteinte de façon systématique à l’indépendance de la justice afin de servir ses propres intérêts politiques et de consolider son pouvoir. Il a anéanti l’indépendance du Conseil supérieur de la magistrature et ciblé directement des magistrats (juges et procureurs) au moyen de révocations et de poursuites pénales, y compris sur la base d’accusations de terrorisme. Son gouvernement a ignoré à plusieurs reprises des décisions judiciaires[147].
Le 12 février 2022, Saied a dissous unilatéralement le Conseil supérieur de la magistrature, un organe constitutionnel chargé de garantir l’indépendance de la justice. Il l’a remplacé par un conseil temporaire dont les 21 membres sont nommés ; neuf le sont directement par le président. Dans le même décret-loi, il s’est octroyé le pouvoir d’intervenir dans la nomination, le parcours de carrière et le renvoi des magistrats[148].
Saied est allé encore plus loin pour saper l’indépendance judiciaire lorsque, le 1er juin 2022, il a émis un autre décret où il s’arroge le pouvoir de révoquer unilatéralement les magistrats. Il a immédiatement limogé 57 d’entre eux, les accusant de corruption financière et « morale », ainsi que d’obstruer des enquêtes judiciaires[149]. Le 9 août 2022, le Tribunal administratif de Tunis a suspendu la révocation de 49 des magistrats en question, mais le ministère de la Justice a refusé de les réintégrer[150].
Depuis que le président a adopté ces mesures, les magistrats ont subi des restrictions de l’exercice de leur liberté d’association et d’expression[151]. Des juges tels que le président de l’Association des magistrats tunisiens, Anes Hmedi, ont été la cible de campagnes de diffamation en ligne, sur les réseaux sociaux pro-Saied, et de poursuites judiciaires à motif politique[152]. L’association a par ailleurs dénoncé le recours à des procédures disciplinaires abusives contre des magistrats en raison de leurs décisions judiciaires[153].
Les avocats de la défense, eux aussi, ont subi de plus en plus de harcèlement judiciaire et de poursuites pénales pour l’exercice légitime de leur profession. Ayachi Hammami, Dalila Msaddek et Islem Hamza ont tous été poursuivis, y compris en vertu du décret-loi 54 sur la cybercriminalité, pour les déclarations qu’ils ont pu faire à la radio afin de défendre leurs clients[154]. Hammami a par ailleurs été inculpé dans la tristement célèbre « affaire de complot » de février 2023, qui cible plusieurs personnalités publiques. Pas moins de 18 avocats représentant des opposants politiques, des militants ou des personnes perçues comme des détracteurs des autorités faisaient face à des enquêtes ou des poursuites pénales en janvier. Au moins quinze d’entre eux se sont vu imposer une interdiction de voyager[155].
Sous l’autorité du président Saied, les autorités tunisiennes ont, par ailleurs, ignoré les décisions judiciaires qui ne leurs convenaient pas. Par exemple, au cours de l’élection présidentielle d’octobre 2024, le Tribunal administratif de Tunis a ordonné la réintégration de trois candidats potentiels rejetés par l’Instance électorale tunisienne. Mais l’Instance, qui est sous le contrôle de Saied depuis qu’il l’a restructurée en 2022, a ignoré ce jugement[156]. Quelques jours à peine avant le scrutin, l’Assemblée des représentants du peuple de Tunisie a adopté une nouvelle loi privant le Tribunal administratif de sa compétence en matière électorale, ce qui l’empêche d’agir comme organe de contrôle des abus[157].
Le 3 octobre 2024, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples a ordonné la suspension du décret présidentiel qui donne au président l’autorité de révoquer les magistrats et du décret par lequel Saied avait révoqué 57 magistrats[158]. De même, le 13 novembre 2024, la Cour a ordonné à la Tunisie d’abroger le décret-loi 2022-11 du 12 février 2022, de réinstaurer le Conseil supérieur de la magistrature et de prendre des mesures pour « rendre fonctionnelle » la Cour constitutionnelle dans les six mois[159]. Au moment de la rédaction de ce rapport, les autorités n’avaient pas appliqué ces jugements.
Obligations légales de la Tunisie
La Tunisie est un État partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, qui garantissent le droit de tous à la liberté d’expression et de réunion, à un procès équitable et à ne pas subir d’arrestation ou de détention arbitraires[160].
Le PIDCP garantit à chacun « le droit à la liberté et à la sécurité de sa personne » et affirme que « nul ne peut faire l’objet d’une arrestation ou d’une détention arbitraires » ou être « privé de sa liberté, si ce n’est pour des motifs et conformément à la procédure prévus par la loi ». Le Pacte exige en outre que tout personne soit informée, au moment de son arrestation, des raisons de cette arrestation et reçoive notification de toute accusation portée contre elle. La personne devra ensuite être traduite « dans le plus court délai » devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires et devra avoir le droit d’introduire un recours devant un tribunal afin que celui-ci statue sans délai sur la légalité de sa détention. Enfin, tout individu victime d’arrestation ou de détention illégale a « droit à réparation[161] ».
En vertu du droit international, un suspect ne devrait être placé en détention provisoire que dans des circonstances exceptionnelles, lorsque le tribunal fournit des raisons de les priver de liberté qui sont convaincantes, personnalisées et soumises à un réexamen périodique et à une voie de recours[162]. La détention préventive ne doit être infligée que comme « une mesure exceptionnelle », selon l’article 84 du code de procédure pénale tunisien[163].
Selon le droit international relatif aux droits humains, les autorités ont l’interdiction d’employer des tribunaux militaires pour juger des civils lorsque les tribunaux civils fonctionnent toujours[164]. La Résolution sur le droit à un procès équitable et à l’aide juridictionnelle en Afrique mentionne ainsi que « les tribunaux militaires ont pour seul objectif de connaître des infractions de nature purement militaire commises par le personnel militaire[165] ».
Quant à la liberté d’expression, elle est protégée par l’article 19 du PIDCP[166]. Toute restriction du droit à la liberté d’expression doit être expressément fixée par la loi, nécessaire, proportionnée et légitime[167]. L’ingérence excessive que la Tunisie a introduite via le décret-loi 54 sur la cybercriminalité dans le domaine de la liberté d’expression n’est pas conforme à ses obligations vis-à-vis du droit international relatif aux droits humains.
Le PIDCP garantit par ailleurs le droit à la vie privée. L’article 17 énonce que « nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, [...] son domicile ou sa correspondance [...]. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes[168] ». Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, l’organe conventionnel chargé de suivre l’application du PIDCP, a précisé que les restrictions du droit à la vie privée ne devaient exister que « dans les cas envisagés par la loi ». Les restrictions doivent en outre être « conformes aux objectifs [poursuivis] et [...] raisonnables eu égard aux circonstances particulières[169] ».
Remerciements
Ce rapport a été revu par Bassam Khawaja, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord. Le conseiller juridique senior Clive Baldwin a assuré la révision du point de vue juridique, et Tom Porteous, directeur adjoint de la division Programmes, a également revu le rapport.
Skye Wheeler, chercheuse senior auprès de la division Droits des femmes, Kyle Knight, directeur associé du programme Droits des personnes LGBT, Anna Bacciarelli, chercheuse senior auprès de la division Technologies, droits et enquêtes, Kriti Sharma, directrice associée de la division Droits des personnes handicapées, Philippe Dam, directeur du plaidoyer auprès de l’UE, et Allan Ngari, directeur du plaidoyer au sein de la division Afrique, ont également assuré des révisions spécialisées.
Une collaboratrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord de Human Rights Watch a aidé à préparer ce rapport en vue de sa publication. Le rapport a été traduit en français par Zoé Deback.
Nous voudrions enfin exprimer notre gratitude envers toutes les personnes qui se sont confiées à nous au cours de ces recherches, en particulier celles qui ont été injustement incarcérées, les familles des personnes actuellement détenues, leurs avocats et les membres de la société civile, qui continuent à se mobiliser pour leur libération malgré les risques et les intimidations qu’ils continuent à subir.