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Macron et son indignation sélective sur la Libye

La France ne devrait pas ignorer les graves violations en Libye afin de préserver ses propres intérêts stratégiques et économiques

Publié dans: Mediapart
Le président français Emmanuel Macron, photographié avec le Premier ministre libyen Fayez al-Sarraj (à droite) et le général Khalifa Haftar (à gauche), commandant de l'Armée nationale libyenne – distincte des forces armées gouvernementales –  lors d'une rencontre organisée à La Celle-Saint-Cloud, le  25 juillet 2017, afin de discuter d'un accord politique pour mettre fin à la crise en Libye . © 2017 Reuters

Ces dernières semaines, le Président Emmanuel Macron a fustigé, à plusieurs reprises, la Turquie pour son « jeu dangereux » et sa « responsabilité historique et criminelle » en Libye et appelé à ce que « cessent les ingérences étrangères et les actes unilatéraux de ceux qui prétendent gagner de nouvelles positions à la faveur de la guerre. » Que Macron concentre ses accusations sur la Turquie –qui soutient le gouvernement reconnu par les Nations Unies et, officiellement, par la France– laisse perplexe et illustre les ambiguïtés de la France en Libye. Car, si le président français montre du doigt Ankara, il garde en revanche un silence complice sur les ingérences répétées de l’Egypte et des Emirats Arabes Unis et se montre indulgent à l’égard de celles de la Russie. Les trois pays soutiennent le général Khalifa Haftar, ex-allié tombé en disgrâce du général Kadhafi, qui entend devenir le nouveau maître de la Libye, même au prix d’une guerre civile dévastatrice. Son offensive militaire contre la capitale, lancée le 4 avril 2019, le jour même où le Secrétaire Général de l’ONU se trouvait sur place pour inaugurer un dialogue national auquel Haftar devait participer, a précipité la Libye dans une situation encore pire que celle qui prévalait en 2011.

Macron fait l’impasse sur les nombreuses violations commises par les groupes armés et milices affiliés à Haftar, ainsi que par ses alliés étrangers, notamment des bombardements disproportionnés et indiscriminés qui ont tué et blessé des centaines de civils, ainsi que l’utilisation de munitions à fragmentation et de mines proscrites par les lois de la guerre.

La découverte, fin juin 2019, de quatre missiles antichars Javelin, achetés à l’origine par la France aux Etats-Unis, en possession de forces proches de Haftar, était déjà fort embarrassante pour Paris. Bien que la France ait insisté sur le fait que les missiles étaient « endommagés et hors d’usage », ils pouvaient néanmoins constituer un indice gênant d’un soutien militaire français jusque-là tenu secret ainsi qu’une possible violation de l’embargo sur les armes en Libye imposé par le Conseil de sécurité des Nations Unies– dont la France est membre permanent– depuis 2011.

Macron reste aussi étrangement silencieux sur le fait que toutes les parties au conflit ne respectent pas l'embargo sur les armes en Libye et que toutes les puissances étrangères susmentionnées soutiennent des groupes armés ayant commis de graves violations des droits humains. Les deux camps –le Gouvernement d’Union Nationale basé à Tripoli et l’Armée Nationale Libyenne de Haftar, basée à Benghazi– sont soutenus par des combattants étrangers, notamment de la Syrie et du Soudan. Même la Syrie est intervenue et a envoyé un avion militaire en soutien à Haftar, très probablement à la demande de la Russie.

Le 22 juin dernier, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a créé une mission d’enquête pour collecter des informations, documenter les violations des droits humains commises par toutes les parties au conflit libyen depuis avril 2016, ainsi que pour préserver les preuves afin de traduire les responsables en justice. Cela intervient alors que le gouvernement à Tripoli a découvert au moins huit fosses communes dans une zone récemment sous le contrôle de la milice Al-Kani alliée à Haftar depuis avril 2019. La France a tenté d’ajouter une référence à la Cour pénale internationale au texte de la résolution, mais alors comment expliquer une telle indulgence vis-à-vis d’Haftar qui refuse d’appréhender son adjoint Mahmoud Al-Werfalli, visé par deux mandats d’arrêt délivrés par la Cour en 2017 et en 2018 pour la commission de crimes de guerres ?

Macron tait également les ingérences répétées en Libye de son allié le président égyptien Abdel-Fatah Al-Sissi, ministre de la Défense lors du massacre thermidorien de Rabaa du 14 aout 2013 (au moins 817 morts documentés par Human Rights Watch), qui a mis fin au premier gouvernement élu démocratiquement en Egypte pour ensuite s’éterniser au pouvoir, potentiellement jusqu‘en 2030. Soutenu par Paris sous prétexte de lutte contre le terrorisme et important client en armes françaises, Sissi incarne l’écrasement brutal des espoirs du printemps arabe de 2011 et la plus grave répression de la société civile égyptienne depuis des décennies. Depuis, au moins, les frappes aériennes sur la ville de Derna de février 2015– qui ont tué au moins sept civils, dont trois enfants– Sissi pratique l’ingérence en Libye.

Même s’il a récemment condamné les actions menées par les milices Wagner dans ce pays, Emmanuel Macron se montre aussi d’une grande indulgence quant aux ingérences de la Russie et semble s’accommoder des arguments de Vladimir Poutine qui se dédouane de toute responsabilité dans le déploiement de ces mercenaires. Les Emirats Arabes Unis, qui arment les forces de Haftar, en violation, tout comme la Turquie, de l’embargo sur les armes, échappent eux aussi aux condamnations de Macron. En tant que membre permanent du Conseil de Sécurité, la France est pourtant censée insister sur une observation et vérification strictes de l’embargo, et non en promouvoir une application sélective en fonction de ses alliances stratégiques et de ses contrats d’armements. Les Emirats Arabes Unis figurent parmi les plus importants clients de la France en la matière, avec des commandes en armement français qui ont atteint 1,5 milliard d’Euros en 2019, un niveau record.

Dans leurs discours sur la scène internationale, le Président Emmanuel Macron et le Ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian proclament avec force la soi-disant volonté de la France de faire du respect du droit international et de la défense du multilatéralisme des valeurs cardinales de sa diplomatie. Mais leurs belles paroles sont souvent contredites par leurs actes : un soutien politique et diplomatique à Sissi et, au moins indirectement, à Haftar malgré les abus commis par des forces sous leur commandement, une coopération sans relâche dans la lutte « anti-terroriste » malgré le déchaînement féroce de cette lutte contre les opposants politiques des deux généraux et, au moins dans le cas de Sissi, des livraisons d’armes de plusieurs milliards d’euros.

Il est plus que temps que la France comble le fossé qui existe trop souvent entre les discours et les actes, comme c’est le cas avec la Libye. Elle devrait cesser de fermer les yeux sur de graves violations pour préserver ses intérêts stratégiques et économiques. L’indignation sélective d’Emmanuel Macron sur la Libye nuit autant à sa crédibilité quant aux valeurs dont il se réclame dans sa diplomatie, qu’à la lutte contre l’impunité et au retour à la stabilité dans ce pays endolori par les atrocités et la guerre.

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