(Bogotá) – Des groupes armés font preuve d’une violence extrême pour s’assurer le contrôle de la vie quotidienne des habitants du département d’Arauca, dans l’est de la Colombie, et de l’État voisin d’Apure au Venezuela, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui.
Le rapport de 64 pages, intitulé « ‘The Guerrillas Are the Police’: Social Control and Abuses by Armed Groups in Colombia’s Arauca Province and Venezuela’s Apure State » (« “Les guérillas font la loi” : Contrôle social et abus perpétrés par des groupes armés dans le département d’Arauca en Colombie et dans l’État d’Apure au Venezuela »), recense les violations commises par l’Armée de libération nationale (ELN), par le Front patriotique de libération nationale (FPLN) et par un groupe constitué d’éléments démobilisés des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Ces abus, qui comprennent meurtres, travail forcé, recrutement d’enfants et viols, font souvent partie de la stratégie dont usent les groupes armés pour exercer un contrôle sur la vie sociale, politique et économique des habitants d’Arauca et d’Apure, et sont de manière générale impunis.
« Les habitants d’Arauca et d’Apure vivent dans la peur, face aux groupes armés qui recrutent leurs enfants et imposent leurs propres règles, qui menacent les civils et punissent ceux qui désobéissent, allant jusqu’à les tuer ou les soumettre au travail forcé dans des champs pendant des mois », a déclaré José Miguel Vivanco, directeur de la division Amériques à Human Rights Watch. « Ces groupes agissent dans une impunité quasi-totale de chaque côté de la frontière, notamment au Venezuela, où ils sont parfois de connivence avec les forces de sécurité et les autorités locales. »
En août 2019, lors d’une mission de recherche effectuée dans le département d’Arauca, Human Rights Watch s’est entretenu avec 105 personnes, dont des dirigeants communautaires, des victimes d’abus et leurs proches, des travailleurs humanitaires, des représentants des droits humains, des fonctionnaires judiciaires et des journalistes. Human Rights Watch a par ailleurs adressé des demandes d’information aux autorités colombiennes et vénézuéliennes et examiné un éventail de sources et de documents.
Human Rights Watch a constaté que dans les deux pays, des groupes armés ont mis en place toute une série de règles habituellement imposées par les gouvernements et les font appliquer avec force : couvre-feux, interdictions de viol, vol et meurtre, et des réglementations qui régissent les activités quotidiennes telles que la pêche, les paiements à crédit et les heures de fermeture des bars. Dans certaines zones, les groupes armés interdisent aux motocyclistes le port du casque car ils veulent pouvoir voir leur visage. Ils extorquent régulièrement de l’argent à toute personne, ou presque, qui poursuit une activité économique.
À Arauca, les groupes armés ont commis des exécutions extrajudiciaires, y compris des meurtres de défenseurs des droits humains et de représentants locaux. En 2015, lorsque les FARC ont déclaré un cessez-les feu afin de faire avancer les pourparlers de paix avec le gouvernement colombien, les autorités ont enregistré 96 homicides dans le département. Ce nombre a augmenté : 161 meurtres ont été commis entre janvier et fin novembre 2019. Les groupes armés sont responsables de la majorité de ces crimes.
Des allégations sérieuses de meurtres commis par des groupes armés à Apure ont également été rapportées à Human Rights Watch, mais les autorités vénézuéliennes n’ont pas publié de statistiques fiables et complètes.
Au moins 16 civils retrouvés morts dans le département d’Arauca en 2019 étaient accompagnés de morceaux de papier griffonnés portant des messages d’accusation – « informateur », « violeur », « dealer de drogue », « voleur » . Certains de ses mots étaient signés par le groupe dissident des FARC opérant dans la région.
Les groupes armés d’Arauca et d’Apure ont aussi recours au travail forcé pour punir les habitants, les obligeant parfois à travailler des mois entiers sans rémunération dans les champs, pour nettoyer les rues ou comme cuisinier dans leurs camps, situés souvent au Venezuela.
« Si on ne fait pas ce qu’ils disent, c’est la mort assurée », a expliqué une habitante ayant fui sa ville après avoir été menacée par des groupes armés. « Ne pas parler à l’armée, ne pas quitter sa maison tard la nuit... Telles sont les règles. Si on ne les respecte pas, la sanction est la mort. »
Environ 44 000 Vénézuéliens vivent à Arauca. Arrivés pour la plupart depuis 2015, ils ont fui la crise humanitaire, politique et économique qui ravage leur pays natal. Les Vénézuéliens d’Arauca vivent souvent dans des conditions économiques précaires, dormant dans les rues ou dans des campements improvisés. Des milliers ont aussi entrepris de quitter la zone frontalière à pied, souvent inconscients des dangers qui les attendent sur les routes, notamment les groupes armés prédateurs.
Les Vénézuéliens subissent également des abus sans lien direct avec les groupes armés. D’après des éléments d’information tangibles, des femmes sont victimes de traite, d’exploitation sexuelle et de prostitution forcée. Dans certains cas, à peine arrivées dans une maison close d’Arauca, elles ont vu leurs papiers confisqués, elles ont reçu des vêtements, de la nourriture et un « logement », en échange desquels elles doivent se prostituer.
Les Vénézuéliens sont par ailleurs victimes de xénophobie à Arauca et sont souvent accusés par les habitants dès qu’un crime est commis.
Les autorités colombiennes ont tenté d’arracher le pouvoir aux groupes armés, mais l’impunité pour les abus graves reste la norme et la protection offerte aux habitants est limitée. Au mois de septembre, le Bureau du procureur général de Colombie n’avait obtenu des condamnations que pour huit meurtres commis dans le département depuis 2017, alors que plus de 400 cas étaient en cours d’instruction. Aucun membre de groupe armé n’a été mis en cause dans ces affaires. Depuis 2017, aucun n’a non plus été condamné par le gouvernement pour d’autres crimes tels que viols, vols, extorsion, recrutement d’enfants, déplacement forcé ou pour délit de « disparition forcée ».
Les groupes armés semblent se croire encore plus libres d’agir au Venezuela. Des personnes ont été enlevées à Arauca par certains groupes pour être emmenées dans leurs camps au Venezuela. Des habitants, des représentants locaux, des journalistes et des travailleurs humanitaires de l’État d’Apure ont déclaré que dans quelques cas tout au moins, les groupes armés avaient agi de connivence avec les forces de sécurité vénézuéliennes et les autorités locales.
D’après les données recueillies par Human Rights Watch, il semble peu probable que la situation à Arauca s’améliore si le gouvernement colombien continue de déployer des militaires dans le département sans penser parallèlement à renforcer le système judiciaire, à accroître la protection de la population et à offrir de réels débouchés économiques et scolaires, ainsi qu’un accès correct aux services publics. En revanche, les programmes de développement locaux, en particulier ceux consacrés au renforcement de l’appareil judiciaire, à la protection des activistes communautaires et à l'ouverture des perspectives économiques et scolaires, pourraient contribuer à saper l’autorité des groupes armés et à prévenir davantage les abus des droits humains à Arauca.
Une mission d’établissement des faits créée par les Nations Unies en septembre 2019 pour enquêter sur les atrocités commises au Venezuela devrait passer au crible les abus qui y sont perpétrés par les groupes armés sous l’œil tolérant des forces de sécurité ou de connivence avec celles-ci.
« Il est crucial d’accroître la pression internationale sur le régime de Maduro pour prévenir les abus et veiller à ce que des comptes soient rendus au Venezuela », a déclaré José Miguel Vivanco. « Les gouvernements aux Amériques et en Europe devraient imposer des sanctions ciblées, par exemple des gels d’avoirs et des interdictions de voyager, aux hauts représentants vénézuéliens s’étant rendus complices d’abus commis par des groupes armés sur le territoire vénézuélien. »
Cas particuliers cités dans le rapport
Le 27 avril 2018, des hommes armés ont enlevé María del Carmen Moreno Páez à sa ferme, dans la campagne d’Arauquita, en Colombie, selon les déclarations de deux de ses proches à Human Rights Watch. Les ravisseurs ont envoyé à la famille de Moreno Páez des vidéos et des photos d’elle les yeux bandés, puis ont réclamé une rançon, mais l’ont tuée quelques heures après l’avoir enlevée. Des pompiers ont retrouvé son corps cinq jours plus tard. Peu de temps après, une vidéo a été diffusée sur les réseaux sociaux. On y voyait deux hommes, les mains liées et des chaînes autour du cou, avouer l’enlèvement et le meurtre. Un peu plus tard ce jour-là, leurs corps ont été retrouvés avec un mot qui disait : « Voici les auteurs de l’enlèvement et du meurtre de María... Nous rendons justice. FARC-EP. L’armée du peuple. »
Un jour d’avril 2019, Lina et Natalia (pseudonymes), âgées toutes deux de 15 ans, ont pris le bus après l’école pour rentrer chez elles dans la campagne d’Arauca. Lorsqu’elles sont descendues, des membres de l’ELN les ont convaincues de se rendre dans un camp de la guérilla pour devenir soldats. La mère de Lina est allée au camp dès qu’elle l’a su, accompagnée d’un autre notable local. Elle a pu convaincre le commandant de libérer sa fille, mais pas Natalia. Il a déclaré que si jamais Lina revenait dans les guérillas, elle devrait y rester à vie. D’après des agents du gouvernement qui se sont entretenus avec Lina, des membres de la guérilla ont demandé aux deux filles si elles étaient vierges et les ont photographiées en sous-vêtements. Par la suite, Lina et sa mère ont fui Arauca.
Miguel Escobar (pseudonyme), Vénézuélien âgé de 31 ans, a déclaré à Human Rights Watch avoir été convoqué dans un camp de dissidents des FARC en mai 2019 au Venezuela pour parler à « Jerónimo », le commandant. La femme d’Escobar avait dit au groupe armé qu’il l’avait maltraitée, a-t-il dit. Escobar a expliqué qu’après une brève conversation avec « Jerónimo », il a été obligé à travailler gratuitement comme cuisinier dans le camp de rebelles, de même que deux autres civils ayant subi le même traitement. Au bout de deux mois, un commandant lui a annoncé qu’ils comptaient le garder pendant deux ans. Escobar s’est échappé peu de temps après.
Rafael Ortíz (pseudonyme), âgé de 20 ans, travaillait avec une organisation communautaire locale à Arauca. Début 2019, des dissidents des FARC l’ont convoqué et lui ont annoncé qu’il serait tenu pour responsable de tout écart de conduite des membres de l’organisation. Il a expliqué que par la suite, des membres de l’ELN l’avaient emmené de force dans un village dans la campagne d’Arauca. Là, un commandant lui a proposé 700 000 pesos colombiens (environ 210 dollars US, ou 190 euros) pour chaque enfant d’au moins 12 ans qu’il recruterait pour le groupe. Lorsqu’Ortíz a refusé l’offre, le commandant lui a dit qu’il devrait en « supporter les conséquences ». Ortíz s’en est retourné et a quitté immédiatement Arauca.
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Cette rivière, le Rio #Arauca, est frontalière entre la #Colombie et le #Venezuela. Malgré l’apparence paisible, les habitants des deux côtés de la frontière vivent dans la peur, soumis à la loi imposée par des groupes armés. HRW dénonce l’impunité >> https://t.co/X4j9868tgX pic.twitter.com/yOzz2VWjnU
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