Le procès devant la Cour pénale internationale (CPI) du vice- président du Kenya, William Ruto, et de son coaccusé, l'animateur de radio Joshua Arap Sang, doit débuter à La Haye le 10 septembre 2013. L’affaire sera instruite par une chambre de première instance composée de trois juges.
Les deux hommes sont accusés de crimes contre l’humanité - meurtre, déportation ou transfert forcé de population et persécution - en raison de leur rôle présumé dans ces exactions commises au Kenya lors des violences post-électorales en 2007-08.
« Les dirigeants du Kenya ont rompu leur promesse de tenir des procès nationaux, ce qui a obligé la Cour penale internationale d'intervenir en tant que juridiction de dernier recours », a observé Elizabeth Evenson, juriste senior auprès de la division Justice internationale à Human Rights Watch.
Le procès du président du Kenya, Uhuru Kenyatta, dans une affaire distincte mais avec certains points communs, doit débuter à la CPI en novembre. Kenyatta et Ruto étaient encore des adversaires politiques en 2007-2008, et chacun est accusé d'avoir organisé alors des attaques contre les partisans de l'autre camp. Ruto a ultérieurement rejoint le camp de Kenyatta, qui a été élu président en mars 2013.
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Questions et réponses
1. Qu’est-ce que l’affaire Ruto et Sang ? Quelles sont les charges retenues contre les prévenus ?
2. Qu’est-ce que l’affaire Kenyatta ? Quelles sont les charges retenues contre le prévenu ?
3. Pourquoi aucun des accusés ne fait-il l’objet d’un mandat d’arrêt ?
4. Ruto devra-t-il assister au procès en personne ?
5. Qu’ont révélé les recherches de Human Rights Watch sur les violences postélectorales au Kenya ?
6. Les victimes kényanes pourront-elles participer au procès ?
7. Pourquoi la CPI a-t-elle été impliquée au Kenya ?
12. Certains chefs d’État africains accusent la CPI de viser les dirigeants africains. Est-ce vrai ?
14. Le procureur de la CPI a-t-il enquêté efficacement sur l’affaire Ruto et Sang ?
1. Qu’est-ce que l’affaire Ruto et Sang ? Quelles sont les charges retenues contre les prévenus ?
William Ruto et Joshua arap Sang sont accusés des crimes contre l’humanité suivants : meurtre, déportation ou transfert forcé de population et persécution. Ils sont accusés du fait de leur implication présumée dans une attaque contre des partisans supposés du Parti de l’unité nationale (Party of National Unity, PNU) de l’ancien président Mwai Kibaki.
Selon l’accusation de la Cour pénale internationale (CPI), les auteurs des crimes ont détruit des maisons et des entreprises identifiées comme appartenant à des membres des groupes ethniques Kikuyu, Kamba et Kisii perçus comme des partisans du PNU, ont tué plus de deux cents personnes, ont blessé plus d’un millier de personnes, et ont forcé des centaines de milliers de personnes à fuir. Cinq incidents spécifiques survenus entre la fin du mois de décembre 2007 et la mi-janvier 2008 dans la vallée du Rift au Kenya constituent la base des charges retenues.
Le procureur affirme que Ruto a œuvré avec d’autres personnes, et avec le soutien de Sang, pendant près d’un an avant l’élection pour créer un réseau afin d’exécuter le plan et que ce réseau a été activé lorsque les résultats de l’élection en faveur de Kibaki ont été annoncés. Les objectifs du plan, selon les allégations du procureur, étaient de punir et d’expulser de la vallée du Rift les personnes perçues comme soutenant le PNU et de prendre le pouvoir dans la province.
À cette époque, Ruto était membre du parlement et l’un des hauts responsables du Mouvement démocratique orange (Orange Democratic Movement, ODM), le parti du principal adversaire de Kibaki, Raila Odinga. Sang était animateur radio sur la station Kass FM basée à Eldoret. Le procureur cherchera à prouver lors du procès que Ruto a conçu et supervisé la mise en œuvre des attaques par le réseau, alors que Sang a encouragé puis aidé à coordonner les attaques en disséminant des messages codés à travers ses émissions de radio.
Les défendeurs n’ont pas l’obligation de présenter leurs arguments avant le procès. Les avocats de Ruto ont indiqué qu’ils prévoient de prouver que les témoins de l’accusation sont de connivence les uns avec les autres et disposent du soutien d’« organisations kényanes nationales et internationales » pour fabriquer des preuves.
Le procureur de la CPI avait initialement engagé des poursuites contre un troisième suspect dans cette affaire – Henry Kiprono Kosgey, alors haut responsable de l’ODM élu au parlement –, mais une chambre préliminaire a jugé les preuves insuffisantes pour le traduire en justice.
2. Qu’est-ce que l’affaire Kenyatta ? Quelles sont les charges retenues contre le prévenu ?
Uhuru Kenyatta est accusé d’avoir commis les crimes contre l’humanité suivants : meurtre, déportation ou transfert forcé de population, viol, autres actes inhumains et persécution. Le procureur cherchera à démontrer que Kenyatta a recruté les Mungiki, une organisation criminelle, pour mener des attaques contre des partisans supposés de l’ODM dans les villes de Nakuru et de Naivasha et aux alentours pendant la dernière semaine de janvier 2008. Pendant ces attaques, vraisemblablement organisées en réponse aux attaques contre les partisans du PNU dans d’autres zones de la vallée du Rift, le procureur affirme que les Mungiki et d’autres jeunes pro-PNU – certains transportés jusqu’à la vallée du Rift depuis d’autres régions du Kenya – ont commis des meurtres, des viols et des mutilations (notamment des circoncisions forcées et des amputations du pénis). Ils auraient également pillé et détruit des propriétés et déplacé des milliers de personnes.
3. Pourquoi aucun des accusés ne fait-il l’objet d’un mandat d’arrêt ?
Les trois prévenus dans les affaires kényanes devant la CPI ont fait l’objet de citations à comparaître volontaires.
Celles-ci peuvent être émises par la CPI à la place des mandats d’arrêt, lorsque les juges considèrent qu’un mandat n’est pas nécessaire pour garantir la comparution de la personne devant la Cour.
À l’instar d’un mandat d’arrêt, une citation à comparaître de la CPI mentionne les crimes dont l’individu concerné est accusé et déclenche une procédure qui peut conduire à un procès. Mais à l’inverse du mandat d’arrêt, la citation à comparaître impose uniquement à l’individu une obligation de se présenter devant la Cour à la Haye ; une citation à comparaître n’impose aucune obligation aux autorités du Kenya ou de tout autre État partie à la CPI d’arrêter l’individu. Si l’accusé ne se présente pas ou ne respecte pas les conditions stipulées dans la citation à comparaître, la chambre préliminaire peut décider d’émettre un mandat d’arrêt. Tous les prévenus ont respecté leur citation à comparaître jusqu’à présent.
4. Ruto devra-t-il assister au procès en personne ?
Oui, pour l’instant. En juin 2013, la chambre de première instance a dispensé Ruto d’être physiquement présent devant la Cour pendant une bonne partie du procès. La chambre de première instance a décidé à une majorité de 2 contre 1 que, même si les accusés ont une obligation de comparaître en personne, la nécessité de tenir compte des responsabilités de Ruto en tant que vice-président kényan justifie une exception à cette règle. La chambre a exigé de Ruto qu’il assiste à certaines audiences, notamment l’ouverture du procès, la clôture, les audiences où des victimes exposent leurs vues en personne et lors du prononcé du jugement.
La décision n’est cependant pas finale. La chambre de première instance, avec une majorité différente, a autorisé le procureur à interjeter appel et la décision de la chambre d’appel de la CPI est toujours en attente. La chambre d’appel a décidé en août 2013 que Ruto devra assister à toutes les audiences du procès jusqu’à ce qu’elle rende une décision finale sur l’appel.
5. Qu’ont révélé les recherches de Human Rights Watch sur les violences postélectorales au Kenya ?
En janvier et en février 2008, les chercheurs de Human Rights Watch étaient sur le terrain pour documenter les violences postélectorales à mesure qu’elles se déroulaient. Human Rights Watch a réalisé plus de 200 entretiens avec des victimes, des témoins, des auteurs d’actes de violence, des membres de la police, des magistrats, des diplomates, des membres d’organisations non gouvernementales kényanes et internationales, des journalistes, des avocats, des hommes d’affaires, des représentants de gouvernements locaux et des membres du parlement issus de tous les groupes ethniques principaux, dans tout le pays.
Human Rights Watch a documenté principalement trois courants de violence. En premier lieu, des membres des forces de police kényanes ont répondu aux manifestations et émeutes avec une force excessive dans certaines régions. Ils ont tiré sur des manifestants et des spectateurs non armés pour disperser les émeutiers et maintenir les personnes à l’écart des manifestations. Dans d’autres régions, la police n’est pas intervenue alors que des émeutiers commettaient des actes de violence. La Commission d’enquête sur les violences postélectorales (Commission of Inquiry into Post-Election Violence, CIPEV), également connue sous le nom de Commission Waki, a conclu que sur les quelque 1100 personnes tuées pendant les violences, 405 l’ont été sous les balles de la police. Les tirs de la police ont également blessé 557 autres personnes.
En second lieu, des partisans de l’opposition mobilisés – notamment dans la vallée du Rift et dans les quartiers informels de Nairobi – ont attaqué des personnes qui, supposaient-ils, auraient voté pour Kibaki et son PNU. Les victimes étaient essentiellement issues de l’ethnie kikuyu, groupe ethnique majoritaire du Kenya, ce qui laisse apparaître une dimension ethnique dans ces violences. Aux environs d’Eldoret, des membres mobilisateurs de l’ODM local et d’autres individus éminents ont tenu des réunions pendant la campagne électorale pour inciter à la violence en cas de victoire de Kibaki. Dans les jours qui ont suivi, les attaques ont été souvent méticuleusement organisées par les leaders locaux.
En dernier lieu, la milice kikuyu a mené des attaques de représailles contre des membres de groupes ethniques considérés comme étant liés à l’ODM. À Naivasha et à Nakuru dans le sud de la vallée du Rift, des militants mobilisateurs du PNU et des hommes d’affaires locaux ont animé des réunions, collecté des fonds et guidé les jeunes dans leurs attaques contre des personnes n’appartenant pas à l’ethnie kikuyu et leurs domiciles.
Human Rights Watch a appelé régulièrement à ce que les auteurs des attaques soient poursuivis et à ce que des enquêtes soient ouvertes pour déterminer l’étendue des liens entre les assaillants et les directions nationales des partis d’opposition et au pouvoir. Les recherches de Human Rights Watch ont suggéré que certains dirigeants peuvent, au minimum, avoir eu connaissance de ce qu’il se passait et ont fait peu de choses pour y mettre fin. Il est possible que certains aient été impliqués plus directement.
6. Les victimes kényanes pourront-elles participer au procès ?
Oui, même si peu de victimes, voire aucune, se présenteront en personne devant la CPI.
Grâce à un système innovant au sein de la CPI, il est possible que certaines victimes participent au procès de Ruto et Sang. Il s’agit de personnes qui ont subi un préjudice lors des incidents spécifiques sur lesquels reposent les accusations et qui interviennent à titre personnel, plutôt qu’exclusivement en tant que témoins cités par l’accusation ou la défense. Les victimes dans le procès sont représentées par un avocat commis d’office, Wilfred Nderitu, membre du barreau kényan, agissant en tant que représentant légal commun et soutenu par le personnel du Bureau du conseil public pour les victimes de la CPI.
Conformément à une décision de la chambre de première instance, à l’exception de moments clés du procès comme les déclarations liminaires, le personnel du Bureau du conseil public pour les victimes sera présent aux audiences au nom de Nderitu. Au nom de ses clients, ce dernier peut demander l’autorisation d’interroger les témoins et de produire des preuves. À la demande d’une victime, par l’intermédiaire du représentant légal commun, les juges peuvent aussi donner l’autorisation à une victime d’exposer ses vues directement à la Cour, soit en personne soit en liaison vidéo.
La Cour a indiqué que 327 victimes ont participé à la procédure devant la chambre préliminaire. La chambre de première instance a ordonné la mise en place d’un nouveau système pour enregistrer les victimes afin qu’elles ne soient pas obligées de présenter des demandes individuelles, comme cela se fait dans les autres chambres de première instance. On ne sait pas exactement combien de victimes participeront au procès. En juin 2013, un courrier a été adressé à la Cour, prétendument au nom de 93 victimes, demandant à retirer leur participation en raison d’une perte de confiance à l’égard de la procédure. Les circonstances dans lesquelles le courrier a été envoyé n’ont pas été publiquement vérifiées.
7. Pourquoi la CPI a-t-elle été impliquée au Kenya ?
Le Kenya a rejoint la CPI en 2005. La CPI est un tribunal de dernier ressort, qui n’intervient que lorsque les autorités nationales n’ont pas la capacité ou la volonté de poursuivre véritablement les auteurs de crimes qui entrent dans la juridiction de la Cour. C’est donc sur la base de l’inaction des autorités kényanes pour traduire en justice les responsables des crimes que la CPI a ouvert des procédures concernant le Kenya.
En 2008, des médiateurs nommés par l’Union africaine, réunis au sein du Groupe d’éminentes personnalités africaines, sous la direction de l’ancien Secrétaire général de l’ONU Kofi Annan, ont contribué à négocier l’arrêt des violences. Un accord entre les parties a abouti à la mise en place de la Commission d’enquête sur les violences postélectorales, ou Commission Waki. La commission a conclu que des crimes graves avaient eu lieu et a recommandé l’établissement d’un tribunal spécial au Kenya pour traduire en justice les principaux responsables lors de procès nationaux. Son rapport prévoyait un calendrier strict pour la création du tribunal et sa mise en route et, en cas de non-respect du calendrier, demandait à ce que le médiateur – Kofi Annan – remette à la Cour pénale internationale une enveloppe scellée contenant les noms des principaux suspects.
En décembre 2008, le président Kibaki et Raila Odinga, qui était devenu Premier ministre du gouvernement de coalition, ont accepté d’établir un tribunal spécial pour poursuivre les auteurs des violences postélectorales. Kibaki et Odinga, cependant, n’ont pas donné suite et n’ont pas mobilisé le soutien nécessaire au parlement en faveur du tribunal. Dans ce qui apparaît désormais comme une tentative évidente de paralyser les efforts de justice nationaux, Ruto, entre autres membres du parlement, entendait soutenir la CPI avec le slogan « Don’t be vague! Let’s go to The Hague! » (« N’hésitons plus, choisissons La Haye. »). Les efforts législatifs pour établir le tribunal n’ont pas abouti au cours de l’année 2009.
En l’absence de mesures nationales pour déterminer les responsabilités et après que Annan a remis l’enveloppe de la Commission Waki à son destinataire en juillet 2009, le procureur de la CPI a annoncé en novembre 2009 qu’il demanderait l’autorisation de la chambre préliminaire pour ouvrir une enquête. En autorisant l’enquête du procureur en mars 2010, la chambre préliminaire a conclu qu’il n’y avait aucune procédure nationale correspondante concernant les types d’infractions et les individus haut placés susceptibles d’être visés par les enquêtes de la CPI.
8. En dehors de la procédure de la CPI, les victimes et leurs familles ont-elles accès à la justice au Kenya pour les crimes commis pendant les violences postélectorales ?
Non. Conformément aux recherches de Human Rights Watch, même si la pression considérable de la population kényane a déclenché les efforts initiaux pour déterminer les responsabilités aux lendemains des violences, des enquêtes et des poursuites bâclées ont été expédiées au point d’aboutir à des acquittements.
Suite aux échecs initiaux, le système de justice pénale a semblé s’essouffler. Sur les milliers d’affaires potentielles, Human Rights Watch a confirmé uniquement une poignée de condamnations pour des crimes graves liés aux violences postélectorales de 2007-2008 et des condamnations pour meurtre dans trois affaires uniquement. Et ceci, malgré l’adoption d’une nouvelle constitution en 2010 et des réformes du système judiciaire. Le précédent gouvernement n’a pas fait preuve d’engagement sérieux pour garantir des enquêtes équitables, transparentes et efficaces sur les personnes qui ont organisé et financé les violences.
En 2012, le directeur des poursuites publiques (DPP) kényan a annoncé que son bureau examinerait au moins 5000 cas dans le but de les juger avant les élections de 2013, mais un comité nommé à cette fin a expliqué en août 2012 qu’il lui était difficile de recueillir des preuves dans la plupart des cas. Le DPP a récemment indiqué que son bureau a obtenu 54 condamnations supplémentaires pour des crimes de violences sexuelles commis pendant les violences postélectorales.
Des fonctionnaires de police impliqués dans des crimes ont bénéficié de l’impunité ; par exemple, agent de police poursuivi pour meurtre a été acquitté alors qu’on le voit sur des vidéos diffusées par la télévision nationale en train de tirer sur deux manifestants qui semblaient non armés. Les deux manifestants sont décédés.
Dans de nombreux cas de tirs de la police, les victimes survivantes ou les membres des familles ont voulu déposer une plainte pénale, mais leurs demandes ont été rejetées. Le père de deux enfants abattus par la police, dont une fille de 11 ans, a raconté à Human Rights Watch :
Je me suis rendu à la police et j’ai dit : « La police a tué mon enfant ». Ils ont répondu : « La police ne tue pas les gens ». Ils ont refusé de prendre ma déposition. Lorsque j’ai insisté, ils ont dit : « Si vous persistez à rester là, vous pourriez être abattu vous aussi ».
Le gouvernement a refusé de verser une indemnité dans les poursuites civiles fructueuses intentées par des victimes de tirs de la police. Des victimes de tirs de la police et de violences sexuelles commis pendant les violences postélectorales ont déposé deux recours constitutionnels auprès de la Haute cour du Kenya pour exiger du gouvernement qu’il se penche sur ces crimes.
L’absence de poursuites à l’encontre des responsables des violences postélectorales de 2007-2008 s’inscrit dans un cycle d’impunité au Kenya. Les auteurs des violences politiques en 1992 et 1997 ont également échappé à la justice. Comme un homme âgé de l’ethnie kalenjin l’a raconté à un chercheur de Human Rights Watch :
Nous sommes très forts pour dire qu’il n’y a pas une seule pierre que nous n’ayons retournée, mais nous n’avons pas retourné une seule pierre. Nous retournons peut-être des cailloux... Les petites pierres sont retournées. Mais les grandes, personne n’ose.
9. Le fait que la population kényane a élu Kenyatta et Ruto en tant que président et vice-président en mars 2013 signifie-t-il qu’elle ne soutient pas la procédure de la CPI et que celle-ci doit être abandonnée ?
Le traité de la CPI ne reconnaît pas l’immunité judiciaire pour les fonctionnaires et la constitution kényane prévoit expressément que le président ne bénéficie pas d’une immunité pour des crimes commis lorsqu’un traité auquel le pays est partie interdit une telle immunité, comme c’est le cas du Statut de Rome. Des poursuites ont été engagées dans des tribunaux internationaux contre des chefs d’État en fonction, y compris Omar Al Bashir du Soudan, Charles Taylor du Libéria et Slobodan Milosevic de l’ex-Yougoslavie.
Kenyatta et Ruto ont fait campagne sur des promesses de poursuivre leur coopération avec la CPI et ont tous les deux réitéré cette promesse après leur élection. En même temps cependant, leur rhétorique de campagne a cherché à dépeindre la CPI comme un instrument de l’impérialisme occidental. Depuis son entrée en fonction, le gouvernement de Kenyatta a activement cherché à obtenir l’appui d’autres dirigeants africains pour affaiblir la CPI (voir plus bas). Il a également fermé les yeux sur les menaces contre les défenseurs des droits humains et les journalistes vraisemblablement en rapport avec leur lien supposé avec la CPI.
Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que les points de vue sur la procédure de la CPI soient de plus en plus divisés parmi les Kényans. D’après une information diffusée par les médias, un sondage de juin 2013 non publié, réalisé par South Consulting, a montré un soutien continu significatif à la procédure de la CPI – 50 pour cent des personnes interrogées – mais cela révèle une baisse depuis le plus haut niveau de soutien à 89 pour cent rapporté lors d’un sondage identique en juin 2011. Une autre enquête de juin 2013 a montré que le soutien à la CPI a même chuté davantage au Kenya, jusqu’à 39 pour cent : il s'agit de la première fois que ce sondage, régulièrement réalisé par Ipsos Synovate depuis octobre 2010, enregistre un soutien inférieur à 50 pour cent. La procédure de la CPI a connu des revers, comme certains témoins revenant sur leur volonté de témoigner, notamment des témoins qui ont invoqué des questions de sécurité (voir plus bas), ce qui a pu altérer la confiance.
Des crimes graves ont été perpétrés en 2007 et 2008 et, dans la vaste majorité des cas, les auteurs n’ont pas encore été traduits en justice. La CPI, même si elle est imparfaite, offre un moyen d’accéder à une justice refusée aux Kényans.
10. Les élections de 2013 au Kenya se sont déroulées sans violence, alors que les procès n’ont pas encore eu lieu. Est-ce que cela n'indique pas que les Kényans sont passés à autre chose ?
Alors que les élections de 2013 n’ont pas été marquées par l’échelle de violence observée en 2007 et 2008, elles ont été précédées par des affrontements intercommunautaires dans certaines régions du Kenya qui ont fait plus de 477 morts et déplacé 118 000 personnes avant le vote. Les recherches de Human Rights Watch démontrent que les causes sous-jacentes des violences postélectorales de 2007-2008 dans la vallée du Rift n’ont dans l’ensemble toujours pas été résolues, malgré la pression exercée par les autorités dans certaines régions pour « aller de l’avant ».
Des victimes des violences de 2007-2008 ont raconté à Human Rights Watch que l’absence de justice avait contribué aux tensions qui ont précédé les élections de 2013. Un homme âgé de l’ethnie kikuyu a raconté :
Je vois des personnes qui ont tué mes proches, violé ma cousine et détruit ma propriété. Elles n’ont pas été arrêtées ni jugées. Elles n’ont pas présenté d’excuses pour ce qu’elles ont fait. Comment voulez-vous que j’accepte ça et que j’aille de l’avant ?
La crise de l’impunité au Kenya est profonde. Les auteurs des assassinats politiques sous le régime post-indépendance du président Jomo Kenyatta et les responsables de l’usage de la torture contre les opposants politiques et l’usage excessif de la force par les services de sécurité sous le président Daniel arap Moi n’ont pas été poursuivis. Les violences postélectorales de 2007-2008 avaient été précédées par des épisodes similaires autour des élections de 1992 et 1997. Des commissions du gouvernement ont cité des noms, dont ceux d’hommes politiques éminents, mais aucun n’a été traduit en justice. Cette impunité ancrée a probablement encouragé les hommes politiques à croire, en 2007, qu’ils pourraient agir impunément pour atteindre leurs objectifs politiques.
Les militants de la société civile interrogés par Human Rights Watch en 2011 ne pouvaient pas se rappeler un seul procès à l’issue duquel un haut dirigeant politique avait été condamné pour un crime grave au Kenya, malgré une suite interminable d’allégations de comportements criminels.
La justice est un droit important et une fin en soi, mais l’histoire du Kenya semble indiquer que le fait de ne pas s’attaquer de front aux crimes passés ne peut qu’encourager les violences futures.
11. Lors de son sommet en mai 2013, l’Union africaine a appelé à ce que les affaires de la CPI soient traitées par un « mécanisme national » au Kenya. Quel impact cela a-t-il ?
Aucun impact légal. L’Union africaine (UA), un organisme régional, n’a pas qualité pour contester la compétence de la CPI en faveur de procédures nationales une fois qu’une enquête de la CPI a été ouverte. Conformément à l’article 19 du Statut de Rome, seuls l’accusé, un État qui est compétent pour juger l’affaire ou un État qui doit accepter la compétence de la Cour peuvent soumettre une telle « exception d’irrecevabilité ». Compte tenu des antécédents du Kenya en matière de détermination des responsabilités, l’appel de l’UA manque de crédibilité. L’exception d’irrecevabilité du Kenya présentée à la CPI a été rejetée en 2011, alors que les juges n’ont pas pu trouver de preuves indiquant que les autorités kényanes enquêtaient réellement sur l’un des six individus alors cités dans les affaires de la CPI.
Le gouvernement kényan a cherché à maintenir une apparence de coopération avec la CPI malgré les allégations du procureur selon lesquelles cette coopération a été lente ou inexistante. Mais l’appel de l’UA est, en partie, le résultat d’un plaidoyer concerté de la part du gouvernement de Kenyatta pour utiliser les institutions politiques afin de compromettre les affaires de la CPI. À l’approche du sommet de l’UA, le gouvernement kényan avait aussi appelé le Conseil de sécurité des Nations Unies (ONU) à « faire cesser » les affaires de la CPI, un pouvoir que le traité de la CPI ne confère pas au Conseil. Depuis le sommet, le gouvernement kényan a demandé aux États membres de la CPI, qui se réunissent chaque année, de convoquer une session spéciale pour étudier l’appel de l’UA. Cette demande a été refusée.
La CPI dépend du soutien public de ses États membres et des autres parties intéressées pour créer un climat propice à son travail. Ces initiatives des représentants du gouvernement kényan semblent être destinées à avoir l’effet inverse. Les autres États membres de la CPI devraient intensifier leurs efforts pour encourager une coopération totale du Kenya – selon l’esprit et la lettre – avec la Cour.
12. Certains chefs d’État africains accusent la CPI de viser les dirigeants africains. Est-ce vrai ?
Dans le contexte du sommet de l’Union africaine de mai 2013, plusieurs dirigeants africains ont publiquement critiqué la CPI en l’accusant de prendre les Africains pour cible. Dans le passé, certains dirigeants africains ont déjà affirmé que la CPI vise l’Afrique, mais l’étendue des commentaires lors de ce sommet reflète une progression nette, notamment parmi les dirigeants des États parties à la CPI. Ceci est probablement dû, du moins en partie, à la place importante du Kenya en Afrique et à la « navette diplomatique » réalisée par les dirigeants kényans pour obtenir un soutien lors du sommet.
Alors que les assertions selon lesquelles la CPI vise les dirigeants africains ont suscité une certaine adhésion, elles ne sont pas fondées. Les affaires de la CPI concernent toutes l’Afrique, mais elles ont été, pour la plupart, portées devant la CPI à la demande des gouvernements des pays africains où les crimes ont été commis (Ouganda, République démocratique du Congo, République centrafricaine, Côte d’Ivoire et Mali). Deux autres situations – la Libye et le Darfour, au Soudan – ont été déférées à la CPI par le Conseil de sécurité de l’ONU conformément au droit du Conseil de saisir la CPI en vertu de l’article 13 du Statut de Rome. Ce n’est que dans le cas du Kenya que le procureur de la CPI a agi entièrement de sa propre initiative et, comme indiqué plus haut, uniquement après que le Kenya a négligé de prendre des mesures pour rendre la justice au niveau national et que Annan a remis à la CPI l’enveloppe scellée de la Commission Waki.
Même si les assertions selon lesquelles la CPI vise l’Afrique sont inexactes, une politique à deux vitesses est certainement à l’œuvre dans le fonctionnement de la justice internationale. Les gouvernements peuvent protéger leurs citoyens et les citoyens de leurs alliés de la compétence de la CPI en refusant de rejoindre la CPI ou en utilisant leur droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU pour bloquer la saisine de la CPI sur une situation donnée. Il est essentiel que ceux qui sont favorables à la justice pour les crimes graves, notamment les États membres de la CPI, agissent en faveur de la détermination des responsabilités, indépendamment de l’endroit où les crimes ont été commis, et qu’ils dénoncent la politique à deux vitesses lorsque des États cherchent à entraver l’accès à la justice.
13. Le procureur de la CPI a invoqué des niveaux « sans précédent » de pressions exercées sur les témoins dans les affaires de la CPI. Que peut-on faire pour garantir la protection des témoins contre les pressions ou les intimidations ?
Le procureur de la CPI a qualifié l’échelle des tentatives d’influence des témoins dans les affaires kényanes de « sans précédent », faisant référence aux pressions sur les témoins et sur leurs familles. Les victimes participant aux affaires kényanes de la CPI ont régulièrement attiré l’attention sur les problèmes de sécurité lors des audiences par le biais de leurs représentants légaux. Dans les deux affaires kényanes, les dossiers de la Cour accessibles au public laissent entendre que certains témoins potentiels de l’accusation n’ont pas confirmé leur volonté de témoigner ou ont retiré leur témoignage en invoquant des problèmes de sécurité.
La capacité de tous les témoins – cités par l’accusation ou par la défense – à comparaître devant la Cour en toute sécurité et sans crainte de représailles est essentielle pour des procès équitables et crédibles. Il en va de même pour ce qui concerne l’exercice effectif des droits des victimes à participer aux procédures de la CPI. Faire pression sur les témoins peut constituer une infraction donnant lieu à des poursuites en vertu du traité de la CPI et de la loi kényane.
La CPI a l’obligation de prendre les mesures appropriées pour protéger le bien-être et la sécurité des témoins, des victimes participant aux procès, et des autres personnes auxquelles la déposition d’un témoin peut faire courir un risque, y compris, par exemple, ce qu’on appelle les intermédiaires aidant le travail de la Cour. Les mesures de protection peuvent aller de mesures pour permettre aux témoins de faire leur déposition lors d’une séance à huis clos pour que leur identité reste cachée du public, jusqu’à la réinstallation des témoins loin des menaces pour leur sécurité. Les mesures de protection peuvent être prises pour les témoins de l’accusation comme pour ceux de la défense.
Les délais longs pour réinstaller les témoins de la CPI peuvent les exposer à des risques et retarder les procédures, étant donné la nécessité de mettre en place les mesures de protection avant que l’identité des témoins ne soit divulguée aux autres parties. Les fonctionnaires de la CPI ont souligné à plusieurs reprises l’impératif urgent de voir des pays supplémentaires signer des accords de réinstallation de témoins avec la Cour. Il est aussi indispensable que les États répondent positivement aux demandes d’assistance pour la réinstallation afin de satisfaire aux besoins de protection. La nouvelle greffière de la CPI, élue en mars, a indiqué que la protection, le soutien et la réinstallation des témoins feront partie de ses principales priorités.
Alors que la CPI a des obligations spécifiques envers les témoins, les victimes et les intermédiaires, le gouvernement kényan a la responsabilité fondamentale de préserver la sécurité de tous ceux qui vivent sur son territoire. Cela implique d’enquêter sur le harcèlement ou les menaces qui constituent des violations de la loi nationale. Le gouvernement du Kenya devrait s’engager publiquement à prendre des mesures pour contribuer à assurer la sécurité de ceux qui participent aux processus de justice et pour continuer à renforcer son Agence de protection des témoins (Witness Protection Agency) nationale.
14. Le procureur de la CPI a-t-il enquêté efficacement sur l’affaire Ruto et Sang ?
Il incombera aux juges de déterminer sur la base du dossier complet qui leur sera présenté si le procureur apporte suffisamment de preuves pour confirmer la culpabilité de Ruto et de Sang au-delà du doute raisonnable. Les défendeurs bénéficient de la présomption d’innocence et de la protection totale de leurs droits à un procès équitable. Les avocats de Ruto ont indiqué qu’ils prévoient de prouver que les témoins de l’accusation sont de connivence les uns avec les autres et disposent du soutien d’« organisations kényanes nationales et internationales » pour fabriquer des preuves. À nouveau, il appartiendra aux juges d’évaluer ces allégations.
De manière générale, les enquêtes de la CPI sont confrontées à de nombreux défis, notamment l’obtention de la coopération des États, la garantie d’une protection adéquate pour encourager les témoins à se manifester et le recueil de preuves reliant les actions des accusés haut placés aux crimes commis par d’autres personnes. L’obtention de la coopération des États et la protection des témoins ont été deux défis majeurs dans les affaires kényanes.
Human Rights Watch est préoccupé par le fait que, pour faire face à ces défis, il pourrait être nécessaire de renforcer les méthodologies d’enquête du Bureau du Procureur. Des signes évidents montrent que l’accusation prend des mesures dans ce but, notamment en demandant des ressources supplémentaires aux États parties de la CPI pour les enquêtes. Adapter les pratiques d’enquête du Bureau aux défis opérationnels de la Cour n’est pas une tâche facile, mais il est essentiel de veiller à ce que la CPI puisse rendre une justice efficace. Human Rights Watch continue de demander instamment au procureur d’identifier toutes les réformes nécessaires et appelle les États parties et les autres partenaires internationaux à apporter des ressources et une coopération supplémentaires – dont la protection des témoins – qui peuvent être requises pour améliorer l’efficacité des enquêtes du Bureau.
15. Ces affaires portées devant la CPI sont-elles suffisantes pour déterminer toutes les responsabilités des violences postélectorales ?
Les affaires de la CPI pourraient apporter une contribution essentielle pour interrompre le cycle d’impunité au Kenya face aux violences politiques et pour donner un accès à la justice à certaines victimes des violences de 2007-2008. Mais étant donné le nombre limité de poursuites que le procureur de la CPI a engagées sur la situation kényane et comme ces affaires sont liées à des incidents spécifiques, dans des lieux spécifiques et à des dates spécifiques, il existe un besoin évident d’établir des mécanismes judiciaires spéciaux au Kenya pour mener des enquêtes et engager des poursuites supplémentaires afin de déterminer toutes les responsabilités.
En particulier, il est nécessaire de résoudre de toute urgence le rôle que la police a pu jouer dans les violences postélectorales. Même si le procureur de la CPI a affirmé que les anciens coaccusés de Kenyatta, l’ancien chef du service public Francis Muthaura et l’ancien chef de la police Mohammed Hussein Ali, ont œuvré de concert pour s’assurer que la police kényane n’intervienne pas pour stopper les attaques dans les villes de Nakuru et Naivashani pour sanctionner ceux qui les ont menées, une chambre préliminaire de la CPI n’a pas trouvé les preuves suffisantes pour confirmer que la police avait participé aux attaques. L’affaire contre Ali a été abandonnée, et une année plus tard, le procureur de la CPI a abandonné toutes les charges contre Muthaura. Le procureur continue de prétendre, dans l’affaire Kenyatta, que des uniformes de police ont été distribués aux Mungiki, que la police avait reçu l’instruction de ne pas s’opposer au transport de jeunes dans la vallée du Rift pour mener les attaques, que la police a parfois refusé d’intervenir ou a été lente à réagir, et que la police a plus tard pris pour cible et tué plusieurs dirigeants des Mungiki qui avaient connaissance de l’implication de Kenyatta ou d’autres hommes politiques dans la planification des violences.
De même, le procureur de la CPI a initialement cherché à inclure dans l’affaire Kenyatta, Ali et Muthaura des chefs d’inculpation liés à l’usage excessif de la force par la police à Kisumu, une ville de l’ancienne province de Nyanza, et à Kibera, un quartier informel de Nairobi. Mais une chambre préliminaire de la CPI a conclu que le procureur n’avait pas présenté suffisamment de preuves d’un lien entre les trois prévenus et les actions de la police. Human Rights Watch a demandé instamment au Bureau du Procureur de poursuivre les enquêtes sur les violences de la police et, preuves à l’appui, de réintroduire les charges correspondantes.
Le système judiciaire kényan est confronté à de nombreux défis pour traiter de nouvelles affaires liées aux violences postélectorales. En novembre 2012, le juge en chef kényan a annoncé des projets visant à établir une division en charge des crimes internationaux au sein de la Haute cour kényane. Le gouvernement kényan devrait organiser une vaste concertation publique sur l’établissement de la division en charge des crimes internationaux et sur les autres mesures qui seront nécessaires pour surmonter les faiblesses et les blocages systématiques qui ont empêché de mener des poursuites efficaces contre les violences postélectorales. Au-delà de juges ayant une expertise spéciale, cela inclut des procureurs et des enquêteurs correctement formés et protégés de toute interférence politique, ainsi que le renforcement du système de protection des témoins au Kenya.