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Pour l’instant, la Cour Pénale Internationale (CPI), qui fête son 10e anniversaire, n’a émis de mandats d’arrêt que contre un seul des deux camps du récent conflit ivoirien. De hauts responsables du gouvernement de Côte d’Ivoire s’appuient sur ce fait pour justifier leur propre approche sélective de la justice. Celle-ci fait fi de milliers de victimes et entrave le retour d’un État de droit dans le pays.

 

Ces manœuvres des responsables ivoiriens rendent encore plus urgente la nécessité de voir le nouveau procureur de la CPI, Mme Fatou Bensouda, examiner, de manière visible, toutes les allégations de crimes, indépendamment des appartenances politiques. Tout retard en la matière ne fait que renforcer la position de ceux qui cherchent à utiliser la CPI à des fins politiques.

 

Au lendemain du second tour de l’élection présidentielle de novembre 2010, la Côte d’Ivoire a connu six mois de graves atteintes aux droits humains au cours desquels au moins 3 000 personnes ont été tuées et plusieurs centaines de femmes violées, principalement pour des motifs politiques et ethniques. Cette violence a été, à bien des égards, le point culminant d’une décennie marquée par l’impunité pour des crimes graves et par de vives tensions politico-ethniques dans un contexte où les règles de droit ont largement laissé la place à des milices d’autodéfense.

 

Le pouvoir a changé de mains, mais la justice impartiale maintes fois promise par le président Alassane Ouattara reste essentielle pour que le pays parvienne à surmonter ses divisions communautaires toujours profondes.

 

Alors que les forces fidèles à l’ancien président Laurent Gbagbo ont commis la plupart des crimes pendant les premiers mois de la crise postélectorale, les forces pro-Ouattara ont commis des crimes graves après le lancement de leur offensive militaire visant à écarter Gbagbo du pouvoir. Les forces armées des deux camps ont été impliquées dans des crimes de guerre et probablement dans des crimes contre l’humanité, comme cela a été documenté, entre autres, par la Commission d’enquête internationale mandatée par les Nations Unies, l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI), Human Rights Watch, Amnesty International et la Fédération internationale des droits de l’Homme.

 

Quinze mois après l’arrestation de Gbagbo par les forces pro-Ouattara, les procureurs militaires et civils de Côte d’Ivoire ont mis en examen plus de 140 personnes pour des crimes postélectoraux, toutes appartenant au camp Gbagbo. La nature unilatérale des poursuites judiciaires a attiré les critiques des organisations de défense des droits humains, des diplomates et de la société civile ivoirienne. En réponse, de hauts responsables du gouvernement ont commencé à expliquer le manque de justice impartiale en se tournant vers un allié inattendu : la CPI.

 

Dans une interview du 8 juillet accordée à Radio France Internationale, Guillaume Soro, ancien Premier ministre de Ouattara et actuel président de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire, a déclaré à propos du manque de justice pour les crimes commis par son camp : « Pour ne pas, justement, être accusé d’avoir une justice des vainqueurs, nous avons fait appel à la Cour pénale internationale, […] on ne peut pas soupçonner la CPI d’être complaisante ou de choisir... Jusqu’à présent, la CPI a été appelée à venir faire des investigations en Côte d’Ivoire. La CPI n’a, à ma connaissance, émis que quatre mandats (d’arrêt, NDLR) [tous contre le camp Gbagbo]. (Et) vous me direz (conviendrez, NDLR) que la CPI a décidé sur la base d’enquêtes. »

 

Invitée par le président Ouattara à enquêter sur les violences postélectorales, la CPI a rapidement pris la décision regrettable de procéder par étapes successives pour ses enquêtes : se pencher d’abord sur le camp Gbagbo, avant de mener les enquêtes promises sur les crimes perpétrés par les forces pro-Ouattara. Cette décision était en partie liée aux défis auxquels est confronté un tribunal débordé et au budget insuffisant. Le gouvernement Ouattara était prêt à aider la CPI à monter rapidement un dossier contre Gbagbo. La présence éventuelle de Gbagbo en Côte d’Ivoire suscitait en outre des préoccupations sécuritaires lors des préparatifs des élections législatives de décembre dernier. D’un point de vue pratique, en novembre dernier, la CPI a répondu au principal souhait du gouvernement ivoirien : le transfèrement de Gbagbo à La Haye.

 

En même temps, les conséquences d’une stratégie consistant à procéder par étapes successives étaient facilement prévisibles. Les arrestations et les poursuites judiciaires unilatérales avaient déjà commencé en Côte d’Ivoire. La décision de la CPI de se pencher d’abord sur le camp Gbagbo n’a fait que renforcer le sentiment d’une justice des vainqueurs. Aussi longtemps que la justice restera unilatérale, les plaies communautaires profondes dans le pays seront ravivées. Et comme les propos de Soro l’indiquent très clairement, les retards dans la stratégie de la CPI en Côte d’Ivoire ont été interprétés à tort comme le feu vert pour appliquer une justice sélective dans le pays.

 

La plupart des partisans modérés de Gbagbo avec lesquels je me suis entretenu au cours des douze derniers mois voyait dans la CPI le meilleur espoir de sortir de l’impasse d’un système judiciaire politisé, qui a été l’une des principales causes de la violence politique au cours de cette dernière décennie dans le pays. La société civile ivoirienne a exprimé une confiance similaire dans la CPI, du moins si on la compare aux mécanismes judiciaires nationaux. Il doit être profondément choquant pour ces Ivoiriens de voir l’une des personnes les plus puissantes du pays invoquer la CPI pour justifier le fait que les victimes des crimes odieux commis par les forces pro-Ouattara n’ont aucun recours pour obtenir justice.

 

Les propos de Soro doivent être un signal d’alarme pour la CPI. Le transfèrement de Gbagbo et son procès à venir sont des étapes positives pour de nombreuses victimes et pour la justice internationale, mais la CPI ne peut pas différer plus longtemps l’examen des atrocités perpétrées par l’autre camp. La légitimité de la Cour en Côte d’Ivoire est en jeu. Plus fondamentalement, le sentiment parmi un nombre considérable d’Ivoiriens que la CPI agit comme un instrument au service de ceux qui détiennent le pouvoir pourrait alimenter davantage les tensions politico-ethniques et amoindrir la capacité de la Cour à obtenir la coopération de certains groupes de victimes lors de futures enquêtes.

 

La CPI n’a pas pour vocation de se faire discrète face au gouvernement en place. Son rôle est de mettre en examen, de manière individuelle et impartiale, les auteurs de crimes relevant de sa compétence, sur la base de preuves concernant des responsables de haut-rang. En Côte d’Ivoire, la Cour doit confirmer clairement qu’aucune personne ayant commis des atrocités ne se trouve au-dessus des lois, quel que soit son rang militaire ou son appartenance politique.

 

Matt Wells est chercheur sur la Côte d’Ivoire à Human Rights Watch.  

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