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Chers frères sénégalais,

En tant qu’anciennes victimes du régime de Hissène Habré au Tchad, nous nous adressons à vous tous pour solliciter la continuation de votre appui dans notre lutte pour que nos souffrances et celles de nos familles soient reconnues. Votre soutien est d’autant plus important qu’un Juge d’instruction belge vient de délivrer un mandat d’arrêt international afin que Habré puisse être extradé du Sénégal vers la Belgique, où il sera enfin jugé. Nous espérons profondément que le Sénégal acceptera d’extrader notre ancien tyran.

Les signataires de la présente lettre sont des victimes directes de la répression de Habré qui se sont constituées partie civile dans les procédures engagées contre lui, tant dans celles ouvertes en Belgique, que dans celles avortées, au Sénégal. Certains d’entre nous ont été emprisonnés dans des conditions inhumaines, d’autres ont été gravement torturés, et tous ont été témoins des assassinats et de la souffrance subie par d’autres victimes n’ayant pas eu la chance de survivre à la répression orchestrée par l’ancien dictateur.

Le régime de Hissène Habré, de 1982 à 1990, fut marqué par de graves et constantes violations des droits de l’homme. Par périodes et en procédant à des arrestations collectives et des meurtres de masse, l’ancien tyran a persécuté différents groupes ethniques dont il percevait les leaders comme des menaces à son régime, notamment les Sara et d’autres groupes sudistes en 1984, les Arabes, les Hadjaraï en 1987 et les Zaghawa en 1989. Même si le nombre exact des victimes reste à ce jour inconnu, la Commission d’Enquête du Ministère tchadien de la Justice a chiffré en 1992 le sombre bilan des années Habré à « plus de 40 000 victimes, plus de 80 000 orphelins, plus de 30 000 veuves et plus de 200 000 personnes se trouvant, du fait de cette répression, sans soutien moral et matériel ». La plupart des exactions furent perpétrées par la terrifiante police politique de Habré, la Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS), dont les directeurs ne rendaient des comptes qu’à Hissène Habré et appartenaient tous à sa propre ethnie, les Goranes.

La torture était une pratique généralisée dans les centres de la DDS. Pour faire avouer les victimes lors des interrogatoires, les agents de la DDS utilisaient entre autres : le ligotage « arbatachar » provoquant rapidement l’arrêt de la circulation sanguine et même la paralysie des membres, l’ingurgitation forcée d’eau souvent jusqu’à l’évanouissement, et le supplice des baguettes qui consiste à attacher solidement deux morceaux de bois aux tempes de la victime et à les serrer jusqu’à ce que la pression dans la tête devienne insupportable. Plusieurs de nos co-détenus ont aussi connu la torture du pot d’échappement par laquelle le tuyau d’échappement d’une voiture en marche est introduit dans la bouche du détenu ; une accélération légère du moteur suffit pour provoquer d’atroces brûlures. Mentionnons également la torture au piment, les décharges électriques et les brûlures sur les parties les plus sensibles du corps, incluant les organes génitaux, le tabassage, la flagellation, l’extraction des ongles, etc.

Nous ne pouvons oublier ces souffrances innommables et nous ne pourrons tirer un trait sur le passé tragique de notre pays que le jour où Hissène Habré répondra de ses crimes.

En mai 2001, l’organisation non-gouvernementale Human Rights Watch a découvert dans les anciens locaux de la DDS à N’Djamena des milliers de documents de la toute-puissante police politique de Habré : des procès-verbaux d’interrogatoires, des listes de prisonniers, des certificats de décès, des décrets de nomination, des affiches de propagande, des listes d’agents de la DDS et des notes adressées au chef de l’Etat. Ces documents constituent des preuves solides qui pourront être utilisées pour démontrer l’implacable système de répression et la responsabilité juridique de Hissène Habré.

Depuis treize ans, nous les victimes tchadiennes, avons formé l’Association des Victimes des Crimes et Répressions Politiques au Tchad (AVCRP) et nous sommes engagées à tout faire pour que justice nous soit rendue et pour empêcher que des atrocités telles que celles que nous avons vécues puissent se reproduire.

Nous aurions évidemment voulu que Habré soit jugé pour ses crimes devant un tribunal tchadien, mais en raison de la présence, encore aujourd’hui, de plusieurs anciens responsables de l’ex-DDS à des postes de pouvoir dans l’administration tchadienne, le procès de l’ex-tyran au Tchad n’est pas réalisable.

Également, nous aurions fortement espéré que le responsable de nos souffrances soit jugé dans un pays frère comme le Sénégal. Nous avions en effet placé beaucoup d’espoir dans la justice sénégalaise lorsque le doyen des juges d’instruction de Dakar avait inculpé Hissène Habré pour complicité de crimes contre l’humanité, d’actes de torture et de barbarie et l’avait placé en résidence surveillée en février 2000.

La déclaration d’incompétence pour juger Habré pour des crimes commis à l’étranger par la Cour de Cassation de Dakar en mars 2001 a toutefois mis fin à notre espoir de voir notre ancien tyran se voir poursuivi dans votre pays. Par sa décision, le Sénégal n’a pas respecté ses obligations internationales découlant de sa ratification en 1986 de la Convention internationale des Nations Unies contre la Torture, ni son devoir moral envers nous, les victimes.

Selon la Convention contre la Torture, tout Etat signataire doit en effet poursuivre ou extrader l’auteur présumé d’actes de torture à l’étranger et qui se trouve sur son territoire. De plus, d’après la Constitution du Sénégal, ce genre de traité international est d’application immédiate. Selon la Convention internationale contre la Torture, si les autorités sénégalaises n’ont pas jugé Habré, elles sont aujourd’hui dans l’obligation d’accorder l’extradition si une juridiction compétente le leur demande. Et, même si la loi belge de compétence universelle a été amendée en août 2003, la justice belge demeure compétente pour juger l’ancien tyran. De plus, en 2002, le Juge d’instruction belge responsable du cas Habré s’est rendu au Tchad où il a interrogé plaignants, victimes, témoins et agents de la DDS. Il a aussi visité les anciens lieux des massacres et les prisons du régime Habré à N’Djaména, dont la sinistre « Piscine », et a pu consulter et saisir de nombreux documents de l’ex-DDS.

Ainsi, même s’il a manqué son premier rendez-vous avec la justice dans l’affaire Hissène Habré, le Sénégal a encore la possibilité de jouer un rôle primordial dans l’affaire en extradant l’ex-dictateur vers la Belgique.

Nous adressons la présente lettre à la nation sénégalaise car nous connaissons son soutien à ses frères tchadiens et avons confiance dans le fait que le Sénégal doit aujourd’hui donner l’exemple en prouvant au reste de l’Afrique et au monde entier qu’il est respectueux du droit international.

Le Sénégal, qui est le premier pays à avoir ratifié les statuts de la nouvelle Cour Pénale Internationale, doit aussi nous prouver, à nous les victimes tchadiennes, qu’il peut appliquer et respecter ses engagements écrits en montrant que les violations des droits de l’homme exercées au Tchad et que l’immunité des responsables de la dictature Habré sont choses du passé. De plus, nous savons que Monsieur le Président Abdoulaye Wade a personnellement lutté au Sénégal pour un gouvernement responsable et respectueux des droits de la personne.

Finalement, parce que nous avons profondément souffert des crimes du régime Habré—et en souffrons encore—nous faisons appel à vous, nos frères sénégalais, pour que l’extradition de Hissène Habré soit accordée par le Sénégal et pour que notre ancien tyran puisse enfin être jugé en Belgique, le seul pays qui puisse le juger équitablement.

Étant les nombreuses victimes d’un régime responsable d’horreurs inqualifiables, nous vous remercions du fond du cœur de l’attention que vous porterez à cette lettre et de l’appui que, nous l’espérons, vous saurez gré de continuer de témoigner à notre lutte contre l’impunité au Tchad.

Ismaël Hachim Abdallah – Président de l’AVCRP
Souleymane Guengueng – Vice-Président de l’AVCRP
Zakaria Fadoul Khidir
Djimadoumadi N’Garketé Baïndé
Djamal Adimatcho
Sabadet Totodet
Souleymane Abdoulaye Tahir

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