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Tunisie : La France doit faire un bilan public de son soutien au régime Ben Ali

Tribune de Jean-Marie Fardeau parue dans la rubrique « Idées » du journal Le Monde

Publié dans: Le Monde

Point de vue paru dans la rubrique « Idées » du Monde daté du 3 mars 2011 

La Tunisie est engagée depuis un mois sur le chemin de la démocratie. Un chemin d'autant plus escarpé que les structures de l'Etat avaient été mises sous la férule du clan Ben Ali-Trabelsi et qu'il faudra du temps pour réformer toutes les institutions et les mettre enfin au service des citoyens tunisiens. Dans cette période charnière, la France a l'obligation morale et politique de se tenir aux côtés du peuple tunisien.

De fait, la France a changé son fusil d'épaule en quelques jours et cherche aujourd'hui à apparaître comme un allié actif de la révolution tunisienne : "soutien financier" promis pour la mission d'experts des Nations unies en matière de droits de l'homme débutée le 27 janvier, engagement à soutenir "toute demande de concours afin que le processus démocratique se déroule de la façon la plus incontestable", "blocage de toute transaction suspecte" sur les comptes des personnes visées par les sanctions individuelles décidées par l'Union européenne et bien sûr, refus d'accueillir le président Ben Ali et sa famille en France...

On se prend à rêver que la France anticipe sur les prochaines révolutions populaires, les prochains soulèvements contre l'autoritarisme, la corruption et la violation systématique des droits humains, et annonce dès aujourd'hui qu'elle bloque les transactions suspectes sur les comptes que détiendraient en France les despotes turkmènes, ouzbeks, algériens ou saoudiens, pour n'en citer que quelques-uns.

Mais revenons à la Tunisie. Pour elle, notre pays ne pouvait faire moins pour essayer de se racheter de ses errements passés, et elle sera bien avisée de continuer d'apporter tout son soutien à la construction d'un Etat de droit en Tunisie. Mais ces annonces ne suffiront pas pour masquer des décennies de soutien à une dictature brutale, depuis longtemps indéfendable, qui se présentait - à tort - comme le meilleur rempart contre le terrorisme et l'islamisme radical.

Personne ne pouvait prévoir l'heure de la révolution tunisienne - tant la peur était forte et les risques de lever la tête étaient grands -, mais personne ne peut dire "nous ne savions pas". Combien de rapports des organisations de défense des droits humains sont arrivés sur les bureaux des politiques et des diplomates français au cours des dernières années ? Human Rights Watch - pour sa part - a publié environ 150 rapports et communiqués de presse au cours des dix dernières années dénonçant sans appel la situation en Tunisie. Combien d'appels désespérés lancés par des réfugiés tunisiens, heureusement pour beaucoup accueillis en France, n'ont pas été entendus par nos gouvernements successifs ?

LE "CLAN DES TUNISIENS"

L'hebdomadaire Jeune Afrique du 28 novembre 2010 titrait "France Maghreb : voyage au cœur des réseaux", et égrenait sur deux pleines pages la liste du "clan des Tunisiens". Parmi eux, seul M. Frédéric Mitterrand a tenté un acte de contrition publique en s'adressant au peuple tunisien, admettant être allé "aux limites de ce qui était acceptable"... une formule qui ne trompe personne mais qui représente un premier début de "mise à plat" du passé, nécessaire. Les autres membres de ce "clan des Tunisiens" sont à ma connaissance, restés silencieux depuis le 17 janvier...

Quant à Mme Alliot-Marie, après avoir succombé aux cadeaux offerts par un fidèle soutien du régime, elle n'a encore su trouver les mots pour reconnaître sa faute. Après avoir proposé de conseiller les forces de l'ordre du régime Ben Ali, elle aurait par exemple pu proposer d'aider la justice tunisienne à enquêter sur les crimes commis par le précédent régime. Ses vacances ont révélé au grand jour le goût de nombreux responsables politiques, médecins, hommes d'affaires, "communicants" pour la douceur des fastes du régime précédent... Il est urgent que chacun reconnaisse le tort fait à la Tunisie par le soutien inconditionnel apporté au régime corrompu et autoritaire qui a mis ce pays en coupe réglée pendant plus de deux décennies.

La France ne pourra reconstruire une relation sereine avec la Tunisie et avec les Tunisiens que si elle accepte de faire un bilan public de son soutien au régime Ben Ali, et de présenter ses excuses au peuple tunisien.

La complicité de dictature n'est pas un crime au regard du droit international des droits humains, mais c'est - au minimum - une grave faute politique qui, si elle n'est pas reconnue, pèsera pendant des années sur les relations entre nos deux pays. Par respect pour les souffrances endurées par les milliers d'anciens prisonniers politiques, par tous ces réfugiés tunisiens qui n'ont pas pu revoir leur pays pendant des décennies, par les militants des droits de l'homme tunisiens sans cesse muselés, par les journalistes bâillonnés, la France ne peut pas "tourner la page" sans admettre qu'elle s'est trompée, fourvoyée, déshonorée.

Si la France ne fait pas ce bilan, les belles paroles d'aujourd'hui seront durablement sujettes à caution, car interprétées comme une tentative désespérée de jeter un voile pudique sur un passé peu glorieux. Pour reconstruire une relation de confiance entre la Tunisie et la France, on ne peut faire l'économie de la vérité.

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Jean-Marie Fardeau est le directeur France de Human Rights Watch.

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