(Nairobi) – Les autorités militaires du Burkina Faso utilisent de façon abusive une loi d’urgence afin d’enrôler illégalement des magistrats – procureurs et juges – qui ont lancé des procédures judiciaires à l’encontre de partisans de la junte, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Ces conscriptions récentes ont eu lieu sur fond de répression croissante de la junte burkinabè contre les dissidents, les journalistes, les défenseurs des droits humains et les opposants politiques.
Entre le 9 et le 12 août 2024, les forces de sécurité burkinabè ont notifié par téléphone au moins sept magistrats, dont quatre procureurs, deux procureurs adjoints et un juge d’instruction, au sujet de leur conscription pour participer aux opérations de sécurité du gouvernement contre les groupes armés islamistes à Kaya, dans la province du Sanmatenga, du 14 août au 13 novembre. Le 14 août, six magistrats se sont présentés à une base militaire de Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso, en réponse à leur notification, et sont portés disparus depuis, selon deux sources judiciaires.
« La junte au Burkina Faso ne trompe personne en enrôlant de force dans l’armée des procureurs qui poursuivent en justice ses partisans », a indiqué Ilaria Allegrozzi, chercheuse senior sur le Sahel à Human Rights Watch. « Les autorités devraient immédiatement révoquer ces avis de conscription illégitimes. »
Les autorités militaires affirment que les ordres de conscription sont autorisés dans le cadre de la « mobilisation générale » du 13 avril 2023, qui s’inscrit dans un plan de reconquête des territoires perdus au profit des groupes armés islamistes, qui contrôlent de vastes étendues du Burkina Faso. Le plan vise à créer un « cadre juridique pour toutes les actions » à mener contre les insurgés et confère au président des pouvoirs étendus pour combattre l’insurrection, y compris la réquisition de personnes et de biens et la restriction des libertés civiles.
Le 13 août, un tribunal de Bobo-Dioulasso, dans l’ouest du Burkina Faso, a jugé que les ordres de réquisition de deux des sept magistrats, originaires de cette ville, étaient « manifestement illégaux » et violaient « les libertés fondamentales des personnes concernées », et a ordonné au gouvernement de ne pas les appliquer.
Dans une déclaration du 15 août, une coalition de trois syndicats de magistrats burkinabè a expliqué que les autorités ciblaient les sept magistrats parce que ceux-ci traitaient d’affaires impliquant des personnes « se réclamant être des soutiens indéfectibles du pouvoir en place ». L’intersyndicale a également déclaré que « [c]es réquisitions ne sont ni plus ni moins que des actes d’humiliation et d’intimidation des magistrats » et qu’elles sont exécutées « au forceps en dépit de décisions juridictionnelles les ayant déclarées nulles ».
Les sources judiciaires ont expliqué que parmi les personnes visées par les ordres de conscription figure le procureur du Tribunal de grande instance de Ouagadougou, qui avait chargé la police d’enquêter sur les plaintes d’habitants concernant les disparitions forcées de leurs proches.
« Les autorités agissent en dehors de tout cadre légal », a commenté un avocat qui a assisté le procureur du Tribunal de grande instance de Ouagadougou dans les procédures visant des personnes soupçonnées d’être impliquées dans ces disparitions forcées. « Même la loi d’urgence de 2023 est claire : vous ne pouvez enrôler des personnes que lorsque c’est nécessaire, et personne ne peut expliquer en quoi la conscription d’un magistrat pour l’envoyer au front est nécessaire. » L’avocat a ajouté qu’il n’avait pas encore reçu d’ordre de conscription, mais qu’il craignait d’en recevoir un bientôt.
D’après la déclaration de l’intersyndicale des magistrats, parmi les sept magistrats ayant reçu un avis de conscription figurent également le juge du Tribunal de grande instance de Ziniaré, dans la province de l’Oubritenga, qui instruit l’affaire d’un partisan de la junte impliqué dans des activités minières illégales ayant conduit à un glissement de terrain qui a tué environ 60 personnes, et le procureur du Tribunal de grande instance de Boromo, dans la province de Balé, qui avait chargé la police d’enquêter sur le vol présumé de bétail par un allié de la junte et des auxiliaires civils des forces armées burkinabè.
Human Rights Watch a documenté de manière détaillée l’utilisation illégale de la conscription pour faire taire la dissidence, ainsi que les enlèvements et les disparitions forcées de dizaines de détracteurs du gouvernement et de dissidents depuis la fin de l’année 2023.
Adama Bayala, chroniqueur de l’émission de télévision « Presse Échos » sur la chaîne de télévision privée BF1, est porté disparu depuis qu’il a quitté son bureau à Ouagadougou le 28 juin. Quelques jours auparavant, il avait été menacé dans un message posté sur la page Facebook pro-junte « Anonymous Élite Alpha », l’avertissant qu’il « sera[it] le prochain », en référence à des enlèvements antérieurs de journalistes et de dissidents.
Le 24 juin, des hommes armés prétendant travailler pour les services de renseignements ont enlevé Serge Oulon, directeur de la publication bimensuelle L’Événement, à son domicile à Ouagadougou. En décembre 2022, Serge Oulon avait écrit un article dénonçant le détournement présumé par un capitaine de l’armée d’environ 400 millions de francs CFA (environ 678 000 dollars US, ou 610 000 euros) qui faisaient partie d’un budget alloué au financement des auxiliaires civils.
Le 18 juin, Kalifara Séré, chroniqueur de l’émission télévisée « 7Infos » sur la chaîne BF1, a été porté disparu après avoir quitté une réunion avec le Conseil supérieur de la communication, organisme de régulation des médias au Burkina Faso, pour retourner à son bureau à Ouagadougou. Des personnes proches de Kalifara Séré ont expliqué à Human Rights Watch que le Conseil l’avait interrogé au sujet de sa chronique télévisée du 16 juin dans laquelle il avait exprimé des doutes quant à l’authenticité de certaines photographies montrant le chef de l’État. Les trois hommes sont toujours portés disparus, et les autorités n’ont divulgué aucune information sur le lieu où ils se trouvent.
En février, Human Rights Watch a fait état de six autres cas possibles de conscriptions illégales d’activistes et de membres de partis d’opposition. Il s’agit de Rasmané Zinaba et Bassirou Badjo, tous deux membres du groupe de la société civile Balai citoyen ; Guy Hervé Kam, avocat réputé et coordinateur du groupe politique Servir Et Non se Servir (SENS) ; Ablassé Ouédraogo, président du parti d’opposition Le Faso Autrement ; Daouda Diallo, éminent défenseur des droits humains et secrétaire général du Collectif contre l’Impunité et la Stigmatisation des Communautés (CISC) ; et Lamine Ouattara, membre du Mouvement Burkinabè des Droits de l’Homme et des Peuples (MBDHP). Au moins quatre d’entre eux semblent avoir été enrôlés illégalement dans l’armée.
Le 6 décembre 2023, un tribunal de Ouagadougou avait jugé que les ordres de conscription concernant Rasmané Zinaba et Bassirou Badjo étaient illégaux et avait ordonné aux autorités de les suspendre, mais les deux hommes ont néanmoins été obligés d’obéir à ces ordres.
Même si les gouvernements sont habilités à conscrire des membres de la population civile âgés de 18 ans et plus pour la défense nationale, la conscription doit être autorisée et être conforme au droit national. La loi sur la conscription doit être appliquée de façon à ce que le conscrit potentiel soit informé de la durée du service militaire et qu’il ait la possibilité de contester l’obligation de servir à ce moment-là. La conscription doit également être effectuée conformément à des normes compatibles avec la non-discrimination et l’égalité devant la loi. Le recours à la conscription motivée par des raisons politiques viole les normes internationales en matière de protection des droits humains.
« La junte au Burkina Faso semble avoir peu de scrupules à s’ingérer dans le processus judiciaire pour protéger ses partisans des poursuites », a conclu Ilaria Allegrozzi. « La junte devrait immédiatement cesser d’utiliser la conscription pour faire taire la dissidence, et respecter l’indépendance du système judiciaire. »
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