(La Haye) – Les requêtes déposées par le Procureur de la Cour pénale internationale (CPI) aux fins de délivrance de mandats d’arrêt à l’encontre de deux hauts dirigeants des talibans constituent un pas important en faveur de la justice pour les graves abus commis à l’égard des femmes et des filles en Afghanistan, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Les requêtes déposées par le Procureur le 23 janvier 2025 sollicitent que soit examinée la responsabilité pénale du chef suprême des talibans, Haibatullah Akhundzada, et du président de leur Cour suprême, Abdul Hakim Haqqani, pour le crime contre l’humanité de persécution liée au genre.
Le Procureur de la CPI a annoncé qu’il existe des motifs raisonnables permettant de croire que Haibatullah Akhundzada et Abdul Hakim Haqqani sont responsables de la persécution des femmes et les filles afghanes, leurs alliés ainsi que des personnes « qui ne correspondent pas à leurs conceptions idéologiques de l’identité et de l’expression de genre ». Le Procureur a mentionné la violation systématique des droits de ces personnes, y compris leur droit à l’intégrité physique et à l’autonomie corporelle, leur droit à la liberté de circulation et d’expression, à l’éducation, à une vie privée et familiale et leur droit de réunion.
« Le fait que le Procureur de la CPI demande des mandats d’arrêt contre deux hauts responsables des talibans pour le crime contre l’humanité de persécution liée au genre devrait attirer l’attention de la communauté internationale sur l’oppression que subissent les femmes, les filles et les personnes ne se conformant pas aux normes de genre sous le régime des talibans », a déclaré Liz Evenson, directrice du programme Justice internationale à Human Rights Watch. « Puisqu’aucune justice n’est en vue en Afghanistan, les requêtes de mandats d’arrêt de la CPI offrent une voie essentielle vers un début de reddition de comptes pour ces crimes. »
Le Procureur a également déclaré que son bureau avait constaté que les talibans commettaient ces persécutions en lien avec d’autres crimes définis par le Statut de Rome, comme le meurtre, l’emprisonnement, la torture, le viol et d’autres formes de violence sexuelle, la disparition forcée et d’autres actes inhumains.
Les talibans ont mis en place des mesures telles que l’interdiction de scolariser les filles au-delà de l’école primaire, ce qui restreint leurs futures opportunités d’emploi. Les talibans ont par ailleurs systématiquement limité la possibilité de travailler pour les femmes, même dans les domaines de la santé et de l’éducation. Des membres des talibans ont battu, détenu et torturé des femmes qui prenaient part à des manifestations pour réclamer leurs droits. De plus, des membres des talibans ont attaqué des personnes LGBT ou les ont menacées de violences.
Les requêtes du Procureur ont été déposées devant une chambre préliminaire composée de trois juges de la CPI, qui déterminera s’il convient de lancer les mandats d’arrêt. Les juges de la CPI avaient autorisé l’ouverture d’une enquête en Afghanistan, pays membre de la CPI, en mars 2020, à la suite d’une enquête préliminaire qui avait démarré en 2007. Mais cette enquête s’était interrompue pendant plusieurs années, le temps que le Procureur, puis les juges de la Cour, examinent une requête de l’ancien gouvernement de l’Afghanistan, qui souhaitait que la CPI reporte ses procédures, eu égard aux poursuites judiciaires qu’il affirmait être en train de mener.
Les juges de la Cour ont finalement conclu que toute procédure judiciaire lancée par l’ancien gouvernement ne pourrait être au mieux qu’une « fraction très limitée » de celles qui seraient couvertes par une enquête de la CPI et que le gouvernement actuel ne montrait aucune intention de maintenir la requête de report. Les juges ont donc autorisé la reprise d’une enquête en octobre 2022.
Le 28 novembre 2024, six pays membres de la CPI ont saisi le Procureur de la CPI à propos de la situation de l’Afghanistan, exprimant leur inquiétude face à la grave détérioration de la situation des droits humains dans le pays, en particulier pour les femmes et les filles.
Human Rights Watch, dès septembre 2023, avait constaté que le régime des talibans commettait le crime contre l’humanité de persécution liée au genre à l’encontre des femmes et des filles afghanes.
Les talibans ont imposé plus de cent décrets, par écrit ou par annonce, qui restreignent drastiquement les droits des femmes et des filles, notamment le droit à la liberté de déplacement, d’expression et d’association. Ils leur ont interdit de nombreuses formes d’emploi ainsi que l’enseignement secondaire et supérieur. Ils ont procédé à des arrestations arbitraires et violé leur droit à la liberté.
L’annonce du Procureur indiquait que son bureau avait l’intention de requérir d’autres mandats d’arrêt à l’encontre d’autres responsables du régime taliban. Human Rights Watch a décrit de nombreux autres crimes graves commis par les talibans et par l’État islamique au Khorassan (EIK), un groupe affilié à l’EI, sur lesquels le Procureur de la CPI devrait également enquêter. Il s’agit notamment d’exécutions illégales, de disparitions forcées et d’autres graves abus ciblant les membres des forces de sécurité de l’ancien gouvernement, les activistes et les journalistes. Les forces de sécurité talibanes ont par ailleurs infligé des détentions arbitraires, des tortures et des châtiments collectifs à des communautés qu’elles ont accusées d’être liées à des groupes d’opposition. Les forces de l’EIK ont revendiqué de multiples attaques illégales contre des communautés chiites hazara et des minorités religieuses qui ont fait des milliers de blessés et de morts. Ces attaques récurrentes ont été dévastatrices pour les communautés hazara et chiites, notamment en raison de l’impunité dont jouissent depuis longtemps de tels abus, depuis les régimes précédents du gouvernement afghan et des talibans.
La CPI subit d’importantes pressions depuis qu’elle a émis, en novembre 2024, des mandats d’arrêt visant de hauts responsables israéliens, y compris le Premier ministre Benyamin Nétanyahou. Les législateurs des États-Unis ont renouvelé leurs menaces d’infliger des sanctions aux responsables de la CPI et aux personnes coopérant avec elle, ce qui pourrait avoir un impact sur ses nombreuses enquêtes judiciaires en cours, notamment celle sur l’Afghanistan. Les gouvernements devraient saluer le travail crucial de la CPI en soutenant l’exercice de son mandat indépendant dans toutes les situations sur lesquelles elle travaille, a déclaré Human Rights Watch.
En septembre, un groupe de pays inter-régional a annoncé qu’il engageait une action contre l’Afghanistan en vertu de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, ce qui pourrait conduire à traduire le régime taliban devant la Cour internationale de Justice, le tribunal suprême des Nations Unies chargé d’entendre les litiges entre États.
L’enquête de la CPI est autorisée à inclure tous les crimes présumés relevant de la compétence de la Cour qui ont été commis en Afghanistan depuis le 1er mai 2003, ainsi que d’autres crimes commis en dehors de ce pays, s’ils sont suffisamment liés à la situation afghane ou au conflit armé, et s’ils ont été commis sur le territoire d’un autre pays membre de la CPI depuis le 1er juillet 2002. Des démarches ont été effectuées au nom de 11 150 victimes individuelles et de 130 familles au cours des procédures demandant à autoriser la reprise de l’enquête devant la chambre préliminaire de la Cour, qui toutes appelaient à une enquête judiciaire.
Outre les autres affaires contre les membres des talibans et de l’EIK, le Procureur de la CPI devrait entreprendre de traiter les affaires de crimes présumés commis par des agents des anciennes forces de sécurité afghanes et des États-Unis, a déclaré Human Rights Watch. Le Procureur de la CPI avait indiqué que l’enquête que mèneraient ses services se concentrerait sur les crimes présumés des talibans et de l’EIK, mais ne donnerait pas la priorité à ceux des forces de sécurité afghanes et des agents américains. Les victimes d’abus, Human Rights Watch ainsi que d’autres organisations non gouvernementales ont critiqué cette décision qui crée une situation de justice à « deux poids et deux mesures ».
Les recherches menées par Human Rights Watch depuis des années avaient constaté de nombreuses violations du droit international humanitaire par les forces du gouvernement afghan. Depuis l’invasion de l’Afghanistan dirigée par les États-Unis en 2001, Human Rights Watch a documenté des tortures et d’autres mauvais traitements qui ont parfois causé des décès en détention, ainsi que des cas d’exécutions sommaires de détenus, par des agents de l’armée américaine et de l’Agence centrale du renseignement (CIA).
« Les crimes internationaux commis en Afghanistan sont nombreux, mais il est nécessaire d’en établir les responsabilités dans leur ensemble, de façon à rompre les cercles vicieux de l’impunité qui ont conduit à de nouveaux abus », a conclu Liz Evenson. « Les pays membres de la CPI devraient veiller à ce que la Cour reçoive le soutien et l’aide pratique dont elle a besoin pour pouvoir élargir ses enquêtes judiciaires portant sur l’Afghanistan. »