Résumé
« Les Européens ont signé des contrats avec la Mauritanie, le Maroc – ce sont des pays tampons. C’est toujours la même chose, la souffrance des migrants, la maltraitance des migrants en détention, les expulsions… Les Africains font le travail pour l’UE, et ils le savent. »
– Travailleur humanitaire malien à Nioro du Sahel, au Mali, à la frontière avec la Mauritanie, 24 mai 2022
Profilage racial et ethnique, extorsion, arrestations massives, détention pendant plusieurs jours ou semaines avec peu ou pas de nourriture, expulsions collectives, passages à tabac et torture : telles sont quelques-unes des violations de droits subies ces dernières années par des migrants, des demandeurs d’asile et d’autres personnes aux mains des forces de sécurité dans le cadre du contrôle des frontières et des migrations en Mauritanie, un pays du nord-ouest de l’Afrique. En parallèle, ces forces de sécurité ont continué à recevoir un soutien financier et matériel de la part de l’Union européenne (UE) et de l’Espagne.
Située au sud du Maroc, la Mauritanie est baignée par l’océan Atlantique et frontalière du Sénégal, du Mali, de l’Algérie et du Sahara occidental occupé par le Maroc. À la fois pays de destination et de transit pour les migrants venus principalement d’Afrique occidentale et centrale, la Mauritanie accueille également des demandeurs d’asile et des réfugiés, pour la plupart originaires du Mali, où le conflit armé et les violences se sont intensifiés au cours des dernières années. Alors que les Mauritaniens beïdanes à la peau plus claire, descendants d’Arabes et de Berbères, sont majoritaires dans les forces de sécurité et aux échelons supérieurs du gouvernement, la discrimination à l’égard des Mauritaniens noirs – Haratines et Afro-Mauritaniens – et des migrants noirs perdure.
En raison des pressions migratoires croissantes et de l’insécurité dans le Sahel, la Mauritanie présente une importance géostratégique accrue pour l’UE et l’Espagne, dont les îles Canaries se trouvent à quelque 700 kilomètres de la ville la plus septentrionale de Mauritanie, Nouadhibou.
La route migratoire maritime du nord-ouest de l’Afrique vers les Canaries, connue sous le nom de « Route Atlantique » ou « Route de l’Afrique du Nord-Ouest », est de plus en plus empruntée depuis 2020 et figure parmi les itinéraires de migration irrégulière vers l’Europe les plus fréquentés et les plus meurtriers. En 2024, un nombre record de 46 000 migrants et demandeurs d’asile – principalement originaires d’Afrique de l’Ouest, d’Afrique centrale ou d’Afrique du Nord, les Maliens étant les plus nombreux – sont arrivés aux Canaries à bord de petites embarcations. Cette année-là, la majorité des départs le long de la route provenaient de la Mauritanie. D’autres ont embarqué au Sénégal, en Gambie, au Maroc et au Sahara occidental.
Au total, plus de 147 000 personnes sont arrivées aux Canaries par bateau entre 2020 et 2024, et plus de 11 300 y ont débarqué au premier semestre 2025. Le nombre de personnes qui ont perdu la vie sur le trajet au cours de cette période est estimé entre 4 300 et 24 800. Des dizaines de milliers à des centaines de milliers d’autres personnes ont été secourues ou interceptées en mer, ou empêchées de partir, par les forces mauritaniennes, marocaines, sénégalaises et gambiennes, soutenues par les fonds de l’UE et par les forces espagnoles déployées en Mauritanie et au Sénégal.
En mars 2024, l’UE a annoncé un nouveau partenariat en matière de migration avec la Mauritanie et un financement de 210 millions d’euros pour le gouvernement mauritanien afin de renforcer la gestion des frontières et des migrations, la lutte contre le trafic de migrants et la sécurité, tout en s’attaquant aux « causes profondes » de la migration par le soutien aux réfugiés, à la création d’emplois, aux infrastructures, etc. Cela fait partie de l’approche actuelle d’« externalisation des frontières » de l’UE en Afrique : tenter de prévenir les arrivées irrégulières en Europe en confiant le contrôle des migrations aux pays d’origine et de transit. En Mauritanie, l’UE et l’Espagne poursuivaient déjà cette stratégie bien avant le partenariat de 2024, malgré certaines violations persistantes des droits des migrants commises par des autorités mauritaniennes.
Ce rapport se concentre sur les impacts du contrôle des migrations le long de la Route Atlantique au cours des cinq dernières années, documentant les abus commis par des forces de sécurité mauritaniennes et révélant comment l’externalisation des frontières par l’UE a ignoré et exacerbé des atteintes aux droits humains.
Abus commis par certaines autorités de sécurité mauritaniennes
Entre 2020 et le début de l’année 2025, Human Rights Watch a documenté des dizaines de violations des droits humains subies par des hommes, des femmes et des enfants de plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest ou d’Afrique centrale, et commises par des autorités mauritaniennes chargées d’effectuer des contrôles migratoires et aux frontières en mer et sur terre. Les violations documentées comprennent la torture, le viol et d’autres abus physiques ; le harcèlement sexuel ; des arrestations et détentions arbitraires ; des conditions de détention inhumaines ; l’extorsion ; la confiscation d’argent et d’objets de valeur ; ainsi que des expulsions sommaires et collectives. Les auteurs de ces abus étaient des membres de la police, de la Garde Côtes ou de la Marine, de la gendarmerie et de l’armée ; dans quelques cas, les victimes n’ont pas pu identifier le service de sécurité concerné.
Au cours de plus de quatre années de recherche, Human Rights Watch a mené des entretiens avec 223 personnes par téléphone et en personne lors de visites en Mauritanie, au Mali, au Sénégal et en Belgique. Il s’agissait de 102 migrants et demandeurs d’asile et de 121 autres personnes, dont des responsables et des agents du gouvernement, de l’ONU et de l’UE ; des membres d’organisations non gouvernementales (ONG) et de groupes de la société civile ; des proches de victimes d’abus ; des témoins ; ainsi que des experts, des avocats, des membres de communautés, entre autres.
Parmi les personnes interviewées, 78 ont été victimes de violations des droits humains documentées en Mauritanie. Il s’agissait d’un Mauritanien accusé de trafic de migrants et de 77 ressortissants étrangers – 3 demandeurs d’asile et 74 migrants, certains en situation régulière et d’autres en situation irrégulière – originaires du Sénégal, de la Guinée, du Mali, du Cameroun, de la Sierra Leone et du Libéria.
Human Rights Watch a examiné des cicatrices et des blessures liées aux violences présumées et a recueilli des photos, des vidéos et des documents juridiques corroborant les récits des personnes interviewées. Nous avons visité des centres de rétention de migrants de Nouakchott et de Nouadhibou et la prison de Dar Naïm à Nouakchott, afin d’y observer les conditions de détention et d’y interviewer les personnes détenues pour des raisons liées à l’immigration, ou pour des accusations de trafic de migrants.
Comme le montre ce rapport, des forces de sécurité mauritaniennes ont fréquemment soumis des migrants et des demandeurs d’asile en provenance de pays africains à du harcèlement et à des arrestations arbitraires. Des autorités ont ciblé des individus ou des groupes sur la base d’informations ou de suppositions selon lesquelles ils étaient sans papiers, planifiaient des départs irréguliers vers des pays d’Afrique du Nord ou l’Espagne, ou étaient impliqués dans le trafic de migrants – défini par les Nations Unies comme la facilitation de la migration irrégulière en échange d’un avantage financier ou matériel. Certaines autorités ont utilisé le contrôle des migrations comme prétexte à l’extorsion. Plusieurs migrants interviewés ont également affirmé avoir subi un profilage racial ou un traitement raciste de la part des forces de sécurité parce qu’ils étaient noirs. Certains ont déclaré que les agents n’avaient pas contrôlé leurs documents ou ne leur avaient pas permis de récupérer leurs papiers avant leur arrestation.
Human Rights Watch a documenté des cas de violences physiques, allant de la torture et du viol dans les cas les plus graves, aux passages à tabac et à d’autres mauvais traitements, à l’encontre d’au moins 43 personnes. Des incidents se sont produits pendant ou après des interceptions de bateaux et des débarquements ; pendant des arrestations ou des interceptions à terre ; et pendant la détention et des expulsions. Dans un cas grave en août 2022, des policiers de Nouakchott ont torturé au moins quatre hommes lors d’interrogatoires liés au trafic de migrants. « Ils m’ont déshabillé… et m’ont battu. … Ils m’ont soumis à des chocs [électriques] », a témoigné un homme. « Ils ont dit que j’aidais des gens à aller en Espagne. »
De nombreuses personnes détenues dans les centres de rétention de migrants gérés par la police à Nouakchott et Nouadhibou ont décrit des conditions et des traitements inhumains, notamment le manque de nourriture, la surpopulation et les problèmes d’hygiène, avec des enfants adolescents parfois enfermés avec des adultes.
Après une période de détention, les autorités mauritaniennes ont expulsé des dizaines de milliers d’étrangers africains vers des zones reculées le long des frontières du Mali et du Sénégal, où le manque d’aide disponible – et dans le cas du Mali, le conflit armé – a exposé ces personnes à des risques. Beaucoup de ces cas constituaient des expulsions collectives – des renvois de groupes de personnes sans évaluation au cas par cas ni procédure régulière – interdites par le droit régional africain et international. Parmi les personnes expulsées vers ces frontières terrestres figuraient des ressortissants de pays tiers (qui ne sont ni Maliens ni Sénégalais), des enfants, des femmes enceintes, des demandeurs d’asile, des réfugiés et des personnes ayant un statut légal valide en Mauritanie.
Human Rights Watch a interviewé 35 personnes qui ont été expulsées de Mauritanie sans procédure régulière entre 2020 et avril 2025. D’autres expulsions ont été signalées par des travailleurs humanitaires, des représentants de l’ONU, des médias locaux et les autorités. Au début de l’année 2025, une flambée des expulsions massives de migrants de Mauritanie – que beaucoup ont attribué à l’augmentation des financements de l’UE et de la pression pour « gérer » la migration irrégulière – a déclenché des tensions politiques avec le Mali et le Sénégal.
Ce rapport explore les problèmes liés aux sauvetages et aux interceptions de bateaux de migrants dans l’Atlantique et aux débarquements en Mauritanie, y compris la recherche et le sauvetage inadéquats et la priorité accordée aux opérations de « pullback » – interception de personnes migrantes dans le but de les renvoyer de force ou de les empêcher de partir – qui peuvent enfreindre le droit de demander l’asile et le droit de quitter n’importe quel pays. Alors que les autorités mauritaniennes ont pris certaines mesures entre 2020 et 2024 pour améliorer le traitement des migrants après leur débarquement, elles n’ont pas assuré de manière systématique des évaluations (« screenings ») des besoins médicaux et de protection – par exemple pour les demandeurs d’asile, les victimes de la traite des personnes, et les enfants – après chaque débarquement. Cependant, dans une démarche positive en mai 2025, la Mauritanie a officiellement adopté des Procédures Opérationnelles Standard (POS) nationales pour réglementer les sauvetages et les interceptions en mer, les débarquements, et la prise en charge des migrants, POS qui soulignent les obligations des autorités de respecter les droits et de garantir la protection et les soins médicaux.
Le rapport documente également des préoccupations en matière de procédure régulière dans certains cas de personnes faisant l’objet d’une enquête ou de poursuites pour trafic de migrants en Mauritanie, y compris les fausses accusations présumées ; les preuves limitées d’un « avantage financier ou matériel » (un élément clé de la définition onusienne du trafic de migrants) ; la détention préventive prolongée ; l’accès limité à l’aide juridique ; les barrières linguistiques ; et la pénalisation fréquente des « complices » subalternes. Human Rights Watch a également entendu des allégations de la part de plusieurs sources selon lesquelles certains membres des forces de sécurité mauritaniennes étaient de connivence avec des passeurs.
Rôle de l’Espagne et de l’UE
Human Rights Watch a mené des entretiens avec des fonctionnaires de l’UE à Bruxelles, a assisté à des audiences du Parlement européen et a analysé des centaines d’articles, de rapports et de documents européens et espagnols relatifs aux efforts de gestion des migrations en Mauritanie et en Afrique de l’Ouest. Ce rapport examine par quels moyens nombreux et complexes l’UE et l’Espagne ont mené une politique d’externalisation axée sur la dissuasion en Mauritanie pendant deux décennies, aboutissant au nouveau partenariat en matière de migration de 2024. Cela comprend des accords politiques ; des financements, des équipements et d’autres formes de soutien fournis au gouvernement et aux forces de sécurité mauritaniens pour renforcer le contrôle des frontières, la gestion des migrations et la lutte contre le trafic de migrants ; l’aide au développement liée au contrôle des migrations ; des activités extraterritoriales de Frontex, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes ; et le déploiement en Mauritanie de forces de sécurité, de bateaux et d’avions espagnols pour aider les autorités mauritaniennes lors d’opérations de surveillance, de patrouilles, d’interceptions et de lutte contre le trafic de migrants.
Certains projets de l’UE en Mauritanie se sont concentrés sur les droits humains, la protection des réfugiés et des enfants, le développement, et d’autres aspects nécessaires et importants, y compris l’aide à l’élaboration par la Mauritanie de POS relatives aux débarquements de bateaux de migrants. Cependant, entre 2015 et 2023, certains projets de l’UE, d’une valeur d’au moins 61 millions d’euros, ont visé une approche de sécurisation qui a accordé la priorité au soutien des forces de contrôle des frontières et des migrations de la Mauritanie, notamment la police, la Garde Côtes et la gendarmerie, sans garanties adéquates pour faire face aux risques de violations des droits humains. Cela n’inclut pas les 100 millions d’euros de financement octroyés à la Mauritanie en 2024, pour lesquels l’UE n’a publié aucun budget ventilé ; ni les millions d’euros de soutien de l’UE aux forces armées mauritaniennes à des fins de sécurité et d’« intégrité territoriale », qui peuvent coïncider en partie avec le contrôle des frontières. Au niveau bilatéral, l’Espagne a également poursuivi et renforcé son soutien en matière de contrôle des frontières aux forces mauritaniennes, en particulier à la Garde Côtes.
En fin de compte, la politique d’externalisation de l’UE a encouragé et financé, au fil des années, des approches répressives du contrôle des migrations en Mauritanie, allant à l’encontre des objectifs africains de libre circulation et contribuant aux violations des droits humains envers les migrants, les demandeurs d’asile et les réfugiés. « Depuis que l’Europe a investi de l’argent dans le contrôle des migrants, nous sommes très fatigués… Lorsque [les autorités mauritaniennes] nous arrêtent… nous sommes maltraités », a expliqué un pêcheur sénégalais à Nouakchott.[1]
Progrès réalisés et actions nécessaires
La Mauritanie a le droit de contrôler ses frontières et de réguler l’immigration, mais les autorités doivent respecter les obligations du pays en vertu du droit international relatif aux droits humains et aux réfugiés.
Ce rapport reconnaît les mesures positives que le gouvernement mauritanien a prises pour renforcer les droits des réfugiés et des migrants depuis 2020, telles que les POS pour les débarquements de bateaux, les efforts visant à aligner la législation nationale sur le droit international, l’ouverture accrue à la surveillance des droits humains et l’autonomisation des mécanismes nationaux centrés sur les droits, la campagne de régularisation des migrants en 2022, l’attention accrue à la protection des enfants migrants, et bien d’autres encore.
Toutefois, les violations documentées et continues des droits des migrants indiquent la nécessité d’une vigilance renforcée et d’actions supplémentaires pour résoudre les problèmes persistants, notamment en ce qui concerne la détention, les expulsions, les garanties d’une procédure régulière, et la surveillance du personnel de sécurité. Le gouvernement mauritanien devrait tenir pour responsable tout membre du personnel de sécurité qui commet des violations à l’encontre de migrants, de demandeurs d’asile ou de réfugiés.
Le 16 juillet 2025, le gouvernement mauritanien a répondu à un courrier de Human Rights Watch qui exposait ses allégations et ses questions, « réitér[ant] son attachement au dialogue constructif » et « réaffirm[ant] son engagement indéfectible en faveur des droits humains, de la protection des migrants et du respect strict des conventions internationales ». Le gouvernement a indiqué que « les politiques migratoires mauritaniennes, fondées sur le respect de la dignité humaine, continueront d’évoluer ». Nous reconnaissons la volonté du gouvernement de s’engager sur les questions des droits humains et nous avons intégré les réponses et les informations qu’il a fournies dans son courrier au fil de ce rapport.
Le gouvernement mauritanien a déclaré qu’il « rejet[ait] catégoriquement les allégations de torture, de discrimination raciale ou de violations systématiques des droits des migrants », précisant qu’« aucun cas de torture n’a été formellement établi à l’issue des enquêtes internes diligentées. Toute allégation est sérieusement examinée et, en cas d’abus avéré, des sanctions sont prises contre les auteurs conformément à la loi. » Dans son courrier, le gouvernement a souligné les mesures prises ou en cours pour « prévenir les violations des droits des migrants », notamment depuis l’adoption des POS en mai 2025, y compris les formations des forces de sécurité, les mécanismes de surveillance des débarquements et de la détention, une « interdiction stricte des expulsions collectives » et des expulsions d’enfants non accompagnés, et d’autres efforts, qui sont mentionnés dans ce rapport.
La Commission européenne a également pris des mesures positives récemment en mettant davantage l’accent sur les droits humains, y compris des mesures de surveillance et d’atténuation planifiées, dans le cadre des projets de l’UE en Mauritanie. Par exemple, un document de projet de 2024 comportait une clause prévoyant la suspension du soutien financier aux organismes mauritaniens chargés de gérer les migrations « en cas de dégradation sensible » du respect des droits des réfugiés et des migrants.
Dans un courrier de réponse daté du 17 juillet 2025 et adressé à Human Rights Watch, la Commission européenne a déclaré que « les actions extérieures [de l’UE] sont fermement ancrées dans une approche fondée sur les droits de l’homme [Human Rights-Based Approach, HRBA] » et qu’elle avait « récemment renforcé ses directives internes concernant l’application de la HRBA aux partenariats internationaux », y compris « des procédures internes formalisées pour le traitement des allégations spécifiques de violations des droits humains ». Elle a expliqué que « tous les contrats signés par l’UE comprennent des clauses relatives aux droits humains », qui ont été mises à jour pour inclure « des obligations plus claires portant sur le respect des valeurs de l’UE par ses parties contractantes, ainsi que sur le signalement [des violations] dans un délai de 30 jours ».[2]
La Commission européenne a précisé qu’elle « a mis en place plusieurs outils de surveillance [des droits humains] pour ses programmes, y compris des évaluations initiales, des rapports réguliers de la part des partenaires chargés de la mise en œuvre, des missions de vérification sur place, des exercices de suivi axés sur les résultats et des évaluations externes ». La Commission a indiqué que « les autorités mauritaniennes, grâce au soutien financier de l’UE, sont en train de renforcer les garanties et les protections en matière de droits humains. »[3]
À la lumière des violations documentées dans ce rapport, l’UE et l’Espagne devraient s’assurer de toute urgence que des mécanismes de surveillance des droits humains et des critères spécifiques pour la suspension des contrats sont en place pour tous les projets en Mauritanie. L’UE devrait également limiter les approches de dissuasion et de sécurisation de ses politiques migratoires en Mauritanie et en Afrique en général.
Pour sauver plus de vies, les autorités mauritaniennes et espagnoles devraient réaffecter les ressources et le personnel des interceptions de bateaux de migrants à l’extension des opérations de recherche et de sauvetage dans l’Atlantique, et l’UE devrait augmenter son soutien dans ce but.
Terminologie et acronymes
Termes et acronymes divers
- Demandeur d’asile – Personne qui espère trouver refuge dans un autre pays. Si cet individu arrive dans un pays et demande officiellement l’asile – le droit de rester dans ce pays pour éviter d’être renvoyé dans son pays d’origine où il risque d’être en danger – il reste demandeur d’asile en attendant la décision relative à son dossier.
- Expulsion / déportation / renvoi – Mesures prises par les autorités d’un État pour éloigner un non-ressortissant du territoire de cet État (vers la frontière, vers son pays d’origine ou vers un pays tiers). Dans ce rapport, des expulsions vers la frontière sont parfois appelés des « reconduites à la frontière » ; et plusieurs personnes interviewées, surtout des migrants, ont utilisé les termes « refoulement » ou « refouler » en français, pour désigner des expulsions ou mesures de renvoi.
- Expulsion collective – Toute mesure contraignant des étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays, sans examen préalable raisonnable et objectif du cas particulier de chaque individu du groupe. Ceci est pourtant explicitement interdit par les traités régionaux africains et européens relatifs aux droits humains, et par la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants. L’interdiction de l’expulsion collective a été interprétée comme une norme coutumière du droit international relatif aux droits humains et aux droits des réfugiés.
- Externalisation des contrôles migratoires (ou « externalisation des frontières ») – Une stratégie souvent mise en œuvre de manière extraterritoriale par des pays/régions riches pour prévenir l’entrée irrégulière de migrants et de demandeurs d’asile en sous-traitant des contrôles migratoires aux pays d’origine des migrants et/ou aux pays de transit, transférant ainsi les responsabilités de protection internationale à d’autres États. Cette stratégie se traduit par des politiques et des pratiques qui peuvent inclure des interceptions, des mesures de renvoi, des transferts, des accords politiques bilatéraux ou multilatéraux, le recrutement d’acteurs privés, des actions d’agents des États de destination opérant hors de leur territoire, un soutien aux forces et systèmes des pays pour la gestion des frontières et des migrations, le conditionnement de l’aide au développement ou d’autres avantages au contrôle des migrations, et des politiques nationales, telles que le refus d’admission légale sur le territoire pour les demandeurs d’asile nouvellement arrivés, au motif qu’ils auraient pu demander l’asile dans un pays tiers.
- HCR – Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.
- Migration irrégulière – Personnes traversant des frontières en violation des lois, réglementations ou accords internationaux régissant l’entrée, le séjour ou la sortie d’un pays. Un « migrant en situation irrégulière » peut être une personne qui est entrée irrégulièrement dans un pays (par exemple, sans papiers, avec des documents frauduleux ou irréguliers, sans suivre les procédures légales, ou en dehors des points d’entrée autorisés), ou qui est entrée légalement mais ayant dépassé la durée légale de séjour autorisée.
- Non-refoulement – Tel qu’énoncé par l’ONU et fondé sur le droit international relatif aux réfugiés et aux droits humains, le principe de non-refoulement interdit aux États de transférer ou d’éloigner une personne de leur juridiction ou de leur contrôle effectif lorsqu’il existe des motifs sérieux de croire que cette personne risquerait de subir un préjudice irréparable à son retour dans son pays d’origine, y compris la persécution, des actes de torture, des mauvais traitements ou d’autres violations graves des droits humains. Ce principe s’applique à tous les migrants, quel que soit leur statut migratoire.
- OIM – Organisation internationale pour les migrations, qui est une agence des Nations Unies.
- « Pullbacks » – Des mesures prises par les pays d’origine ou de transit, 1) pour empêcher les personnes de quitter physiquement leur territoire, ou 2) pour les faire revenir de force (« pull back ») vers ces territoires avant qu’elles ne puissent atteindre la juridiction de leur pays de destination. Les « pullbacks » peuvent avoir lieu sur terre ou en mer, notamment par l’interception des bateaux en partance, et l’arrestation des personnes tentant de quitter le territoire du pays.
- « Pushbacks », ou mesures de renvoi – Mesures empêchant des personnes d’atteindre, d’entrer ou de séjourner sur le territoire d’un pays (parfois appelées « refoulements » par des migrants ou d’autres personnes interviewées). Des mesures de renvoi peuvent avoir lieu aux frontières terrestres ou maritimes, et généralement ne permettent pas aux personnes de déposer officiellement des demandes d’asile ou d’accéder à une protection internationale.
- Réfugié – Personne contrainte de fuir son pays en raison de persécutions, de guerre ou de violences. Selon la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés, un réfugié est une personne qui ne peut ou ne veut retourner dans son pays d’origine en raison d’une crainte fondée de persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques. La définition élargie du réfugié prévue par la Convention africaine (de l’OUA) de 1969 sur les réfugiés inclut également les personnes fuyant une agression, une occupation extérieure, une domination étrangère ou des événements troublant gravement l’ordre public dans leur pays d’origine ou le pays dont ils ont la nationalité.
- « Screenings » de protection – Processus d’identification, de détection et d’évaluation de besoins ou de demandes de personnes qui pourraient avoir besoin d’une protection internationale ou d’autres protections spéciales, telles que les réfugiés, les demandeurs d’asile, les victimes de la traite des êtres humains et les enfants.
Mauritanie et Afrique de l’Ouest
- CDHAHRSC – Commissariat aux Droits de l’Homme, à l’Action Humanitaire et aux Relations avec la Société Civile, c’est-à-dire l’agence gouvernementale mauritanienne chargée des questions de droits humains.
- CEDEAO – Communauté économique des États de l'Afrique de l’Ouest. La Mauritanie s’en est retirée en 2000.
- CFA / francs CFA – Une monnaie de l’Afrique de l’Ouest utilisé par le Sénégal, le Mali et d’autres États (CFA signifie Communauté Financière Africaine). 1 USD = 500-600 CFA (la valeur a fluctué).
- CNDH – Commission Nationale des Droits de l’Homme, un mécanisme indépendant composé de représentants du gouvernement mauritanien et de la société civile.
- DST – Direction de la Surveillance du Territoire de la Police Nationale mauritanienne, chargée du contrôle de l’immigration. En 2021, la DST a été renommée Direction de la Police de l’Air et des Frontières (DPAF), mais est redevenue DST en 2024.
- INLCTPTM – Instance Nationale de Lutte Contre la Traite des Personnes et le Trafic de Migrants, une agence du gouvernement mauritanien relevant du Commissariat aux Droits de l’Homme cité ci-dessus (CDHAHRSC).
- MASEF – Ministère de l’Action Sociale, de l’Enfance et de la Famille
- MRU (Ouguiya) – Monnaie de la Mauritanie (1 USD = environ 40 MRU). Bien que la Banque centrale de Mauritanie ait relibellé sa monnaie en 2017 au taux de 1 : 10, de nombreux migrants et d’autres membres des classes ouvrières ont continué à citer des montants utilisant l’ancienne monnaie. Par exemple, une personne déclarant avoir payé 1 000 « ouguiyas » ou « anciennes ouguiyas » voulait souvent dire 100 MRU (ou « nouvelles ouguiyas »).
- Pirogue – Un petit bateau en bois, traditionnellement utilisée pour la pêche en Afrique de l’Ouest, et souvent aussi utilisé pour la migration transatlantique. En Espagne, des pirogues sont également appelées « cayucos ».
- POS – Procédures Opérationnelles Standard ; dans le présent rapport, se référant aux POS de la Mauritanie relatives aux sauvetages et aux interceptions de bateaux de migrants, aux débarquements, et à la prise en charge des migrants, adoptées en mai 2025 en vertu des arrêtés conjoints n° 00590/2025 et n° 00591/2025 par les ministères de l’Intérieur, de la Défense, et de la Pêche, des Infrastructures Maritimes at Portuaires.
Europe
- Euros – La monnaie de l’UE (1 USD = ~1,13 euros).
- EUTF / EUTFA – « Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique en faveur de la stabilité et de la lutte contre les causes profondes de la migration irrégulière et du phénomène des personnes déplacées », ou Fonds fiduciaire de l’UE pour l’Afrique (« EU Emergency Trust Fund for stability and addressing root causes of irregular migration and displaced persons in Africa », ou EU Trust Fund for Africa) : un instrument financier de soutien extérieur mis en place par l’UE, actif de 2015 à 2021.
- Frontex – L’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes : créée en 2004, cette agence gère les frontières extérieures de l’UE et lutte contre la criminalité transfrontalière.
- « Guardia Civil » – La garde civil espagnole. Depuis le début des années 2000, l’Espagne maintient un déploiement extraterritorial de la police et la Guardia Civil espagnoles en Mauritanie, afin d’aider les autorités mauritaniennes à contrôler les frontières et à lutter contre le trafic de migrants.
- NDICI – Instrument pour le voisinage, le développement et la coopération internationale (Neighbourhood, Development and International Cooperation Instrument, NDICI) : un instrument financier de soutien extérieur mis en place par l’UE, actif depuis 2021.
- UE – Union européenne
Recommandations
Au gouvernement de la Mauritanie
- Accroître la formation, la surveillance et la supervision des forces de sécurité chargées du contrôle des frontières et de l’application de la législation sur l’immigration, en particulier les policiers, les garde-côtes et les gendarmes, aux fins de lutter contre la corruption et le racisme, de prévenir les atteintes aux droits humains contre les migrants et de garantir l’obligation de rendre des comptes. En particulier :
- Mettre en place des mécanismes de surveillance indépendants pour enquêter sur les violations présumées commises par les forces de sécurité et pour suivre et évaluer les reconduites à la frontière.
- Garantir la mise en œuvre de mécanismes de plainte pour des migrants (comme le prévoit l’arrêté conjoint n° 00591/2025 portant Procédures Opérationnelles Standard sur les Débarquements et la Prise en charge des Migrants) dans tous les centres de rétention/d’accueil et pas uniquement dans les deux nouveaux centres d’accueil pour migrants débarqués (Centres d’Accueil Temporaire des Étrangers, CATE), et veiller à ce que les migrants soient protégés contre les représailles.
- Instaurer des mécanismes institutionnels pour la responsabilisation en cas d’abus commis par des gardiens ou d’autres autorités dans les centres de détention/rétention. Cela devrait inclure non seulement les mécanismes de plainte pour les migrants, mais aussi des mesures disciplinaires, le renvoi du personnel en cas d’actes répréhensibles graves et attestés et, le cas échéant, des poursuites pour actes répréhensibles, concernant les centres de rétention de migrants, les prisons et autres établissements de détention.
- Garantir aux victimes d’atteintes aux droits humains un accès à des voies de recours efficaces, y compris à des mécanismes de plainte contre les forces de sécurité et la possibilité de participer à une procédure judiciaire transparente contre les auteurs.
- Concernant les expulsions et les reconduites à la frontière :
- Mettre fin aux expulsions collectives de migrants et garantir l’examen individuel des cas et la communication formelle des décisions d’expulsion, en permettant aux personnes concernées de faire appel de ces décisions.
- Compte tenu de l’insécurité au Mali, cesser temporairement toutes les expulsions vers les frontières terrestres du Mali.
- Se concerter avec les ambassades et les consulats pour s’assurer que les expulsions sont menées avec humanité et de façon sûre, dans le respect des droits à une procédure régulière et du principe de non-refoulement, en veillant à ce que les ressortissants de pays tiers ne restent pas bloqués au Mali ou au Sénégal.
- Concernant la détention/rétention des migrants :
- Mettre fin à toutes les détentions liées à l’immigration d’enfants ainsi que de ressortissants étrangers ayant des besoins de protection internationale ou un statut légal (migratoire) valide en Mauritanie. Veiller à ce que tous les enfants migrants (âgés de moins de 18 ans) non accompagnés ou isolés bénéficient d’une prise en charge et d’une protection appropriées par l’intermédiaire du ministère de l’Action Sociale, de l'Enfance et de la Famille (MASEF), de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) ou d’autres services spécialisés.
- Prévoir des budgets adéquats pour la nourriture, l’hygiène, les soins de santé et les autres besoins dans les centres.
- Élaborer et mettre en place des alternatives à la détention des migrants, telles que des centres d’accueil ouverts ou une prise en charge des cas individuels gérée par la communauté.
- S’assurer de la mise en œuvre par toutes les autorités concernées, y compris l’ensemble des forces de sécurité maritime, des Procédures Opérationnelles Standard adoptées en 2025 pour les sauvetages, les interceptions et les débarquements de bateaux de migrants, afin de garantir des contrôles médicaux et des évaluations (« screenings ») systématiques visant la protection des personnes débarquées.
- Permettre à l’Instance Nationale de Lutte Contre la Traite des Personnes et le Trafic de Migrants (INLCTPTM) d’offrir une aide juridique non seulement aux victimes de la traite, mais aussi 1) aux migrants victimes d’abus liés au trafic et 2) aux ressortissants étrangers accusés de trafic de migrants qui n’ont pas d’avocats commis d’office par l’État.
- Aligner les pratiques de gestion des migrations et de contrôle des frontières sur les obligations et les normes énoncées dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant (CADBE), le Cadre de politique migratoire de l’UA et les Principes directeurs africains relatifs aux droits de l’homme de tous les migrants, les réfugiés et les demandeurs d’asile.
Aux ministères de l’Intérieur, de la Défense, et de la Pêche, des Infrastructures Maritimes et Portuaires
- Ordonner à l’ensemble des forces de sécurité intervenant dans le contrôle des frontières ou l’application des lois sur l’immigration, en particulier les policiers, les garde-côtes et les gendarmes, de cesser toute violence, détention arbitraire, extorsion, tout profilage racial et autres abus contre les migrants en Mauritanie, en indiquant clairement que les auteurs de violations seront amenés à rendre des comptes. Ordonner au personnel de restituer la totalité des documents, de l’argent et des effets personnels aux ressortissants étrangers à leur libération ou avant leur expulsion.
- Ordonner aux policiers et aux autres agents de sécurité de contrôler les documents d’identité ou d’immigration des individus avant toute arrestation liée à l’immigration et de libérer tous les demandeurs d’asile, réfugiés ou autres personnes ayant un statut légal valide en Mauritanie, qu’ils soient suspectés ou non de « se préparer » à quitter le territoire de manière irrégulière, ce qui ne constitue pas un fondement juridique pour une arrestation.
- Garantir l’accès au Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et aux procédures de détermination du statut de réfugié pour tout ressortissant étranger qui exprime des craintes vis-à-vis d’un retour dans son pays.
- Améliorer les conditions de détention/rétention et veiller à ce que les personnes détenues soient traitées conformément aux normes relatives aux droits humains, y compris en faisant respecter l’interdiction de la torture ou des traitements inhumains et dégradants et en mettant à disposition de la nourriture, de l’eau, des installations sanitaires, des matelas, des moustiquaires et des soins médicaux adéquats.
Aux forces de sécurité maritime (Garde Côtes, Marine et Gendarmerie)
- Mettre en œuvre les Procédures Opérationnelles Standard nationales adoptées en mai 2025 pour la recherche et le sauvetage en mer, les interceptions de bateaux de migrants et les débarquements, y compris en signalant aux services et organismes concernés (OIM, HCR, Croissant-Rouge mauritanien, ministère de la Santé, MASEF, etc.) tous les bateaux de migrants interceptés, secourus ou naufragés, quelle que soit leur localisation ; en veillant à ce que les personnes débarquées bénéficient d’un dépistage de leurs besoins médicaux et d’une évaluation (« screening ») visant la protection, et reçoivent une aide humanitaire immédiate ; et en faisant en sorte que tous les enfants migrants (âgés de moins de 18 ans) non accompagnés ou isolés bénéficient d’une prise en charge et d’une protection appropriées par l’intermédiaire du MASEF, de l’OIM ou d’autres organismes compétents.
- Réaffecter les ressources et le personnel pour accorder la priorité à la recherche et au sauvetage de bateaux en détresse dans l’Atlantique plutôt qu’aux interceptions et aux retours forcés d’embarcations transportant des migrants.
Aux ministères de la Justice et de l’Intérieur
- Garantir l’évaluation individuelle de chaque cas, avec comparution devant un juge, pour les personnes détenues administrativement pour des raisons liées à l’immigration, afin de prévenir la détention ou l’expulsion arbitraire.
- Faire respecter les droits à une procédure régulière pour toute personne détenue ou poursuivie pour des raisons liées à l’immigration ou pour trafic de migrants, y compris en assurant l’interprétation lors des procédures judiciaires ; en communiquant formellement les décisions administratives et judiciaires, dans une langue que la personne comprend ; en garantissant l’accès à un avocat pour toute personne accusée d’une infraction ; et en permettant aux personnes de faire appel des décisions (y compris l’expulsion).
- Clarifier publiquement le mandat du nouveau Tribunal Spécialisé de Lutte contre l’Esclavage, la Traite des Personnes et le Trafic de Migrants, et veiller à ce que son rôle ne comprenne pas la sanction des migrants en cas d’entrée, de séjour ou de sortie irréguliers. Publier des rapports périodiques sur les affaires et les décisions du tribunal.
Au gouvernement de l’Espagne
- Cesser les opérations conjointes de contrôle des frontières/migrations avec les forces de sécurité mauritaniennes axées sur les interceptions et les arrestations de migrants.
- Réaffecter le personnel de sécurité espagnol (police et Guardia Civil) en Mauritanie pour qu’il se concentre uniquement sur la recherche et le sauvetage en mer, la protection et la formation aux droits humains.
- Ordonner aux services espagnols qui secourent des bateaux de migrants dans l’Atlantique (Guardia Civil, Salvamento Marítimo ou autres) de ne pas débarquer de migrants et de demandeurs d’asile dans leur pays d’origine connu ou présumé, étant donné l’impossibilité d’évaluer de manière adéquate les nationalités et les questions de protection au cours des interventions en mer.
- Surveiller efficacement la mise en œuvre des nouvelles Procédures Opérationnelles Standard 2025 de la Mauritanie sur les débarquements de migrants pour évaluer le respect cohérent des droits humains, afin qu’il puisse être établi de façon crédible : 1) s’il existe un risque que les migrants ou les demandeurs d’asile soient exposés à un traitement inhumain ou dégradant incompatible avec l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme ; et 2) si la Mauritanie peut être considérée comme un « lieu sûr » en vertu du droit international pour les débarquements de migrants ou de demandeurs d’asile secourus.
- Renforcer la capacité de recherche et de sauvetage le long de la Route Atlantique en fonction des besoins et conformément au droit international maritime, aux droits humains et au droit des réfugiés, qui exigent le débarquement dans un lieu sûr, incluant la protection contre toute exposition à des traitements inhumains et dégradants ou à des persécutions.
À l’Union européenne, y compris à la Commission européenne et aux États membres
- Établir des critères spécifiques et publics permettant de déclencher la suspension des contrats dans la mise en œuvre des projets financés par l’UE sur le contrôle des frontières et la gestion des migrations en Mauritanie en réponse aux violations des droits humains, notamment en ce qui concerne la fourniture de financements, d’équipements ou de soutien technique aux forces de sécurité mauritaniennes. Les États membres de l’UE, y compris l’Espagne, devraient également prendre des mesures similaires pour les projets bénéficiant d’un financement bilatéral en Mauritanie.
- Veiller à ce qu’aucun projet ou financement de l’UE en Mauritanie ou avantage en matière d’immigration/de visas ne soit lié à des quotas d’interceptions de bateaux de migrants ou d’arrestations de passeurs ou de migrants en situation irrégulière, et faire en sorte que de tels quotas ne soient jamais utilisés comme indicateurs des projets, car cela renforcerait les incitations aux arrestations arbitraires.
- Cesser de conditionner l’aide au développement à une coopération en matière de migration et supprimer les objectifs de contrôle des migrations des projets de développement ou humanitaires.
- Réaliser des évaluations d’impact sur les droits humains pour tous les projets financés par l’UE (en Mauritanie et ailleurs) avant leur mise en œuvre, y compris par le biais de consultations des groupes de la société civile dans les pays d’origine et de transit (y compris en Mauritanie, au Mali et au Sénégal). Assurer une surveillance continue de la diligence raisonnable en matière de droits humains de tous les financements et projets. Rendre publics les évaluations et les rapports de surveillance.
- Accroître la transparence des versements de l’aide étrangère de l’UE en Mauritanie et dans le monde : rendre publics et accessibles les budgets détaillés et les informations sur les institutions/organisations impliquées ; créer des pages Web qui présentent clairement tous les instruments et projets de financement de l’UE dans des pays non-membres de l’UE.
- Limiter les approches de dissuasion et de sécurisation de l’UE et bilatérales (États membres de l’UE) en matière de politique migratoire en Mauritanie et dans toute l’Afrique, et renforcer le soutien :
- aux opérations de recherche et de sauvetage dans l’Atlantique avec débarquement dans des lieux sûrs au sens du droit international maritime, des droits humains et du droit des réfugiés ;
- aux droits humains et à la protection, y compris le soutien aux groupes et associations fournissant une aide aux migrants en Mauritanie, au Mali (en particulier dans la région de Kayes et à Bamako) et au Sénégal (notamment à Rosso) ;
- aux projets conçus et gérés localement en Mauritanie et dans d’autres pays africains axés sur le développement, la création d’emplois et l’accompagnement à la réintégration pour les migrants de retour ;
- à l’aide humanitaire pour les migrants et les demandeurs d’asile aux îles Canaries (Espagne) ;
- à la mise en place de régimes de visas plus équitables (par les États membres de l’UE), à l’augmentation des voies légales d’entrée dans les pays de l’UE pour la migration et la protection internationale, et à l’amélioration de l’accessibilité de ces voies (par exemple, réduction des frais, simplification des exigences et sensibilisation aux processus) ; et
- en Mauritanie et dans d’autres pays d’Afrique du Nord, renforcer le soutien :
- aux services et programmes de régularisation des migrants ;
- aux services d’aide juridique pour les migrants ;
- à la surveillance indépendante des droits dans le cadre des poursuites et procès pour trafic de migrants.
À l’Union africaine, y compris à la Commission de l’Union africaine
- La Commission de l’Union africaine devrait condamner les expulsions abusives et collectives de migrants ; faire pression sur la Mauritanie pour qu’elle garantisse le respect des droits des migrants ; et faire pression sur les pays africains pour qu’ils s’efforcent de localiser leurs ressortissants et de leur fournir une assistance par le biais de leurs missions diplomatiques.
- Ouvrir une enquête indépendante dirigée par l’UA sur les expulsions collectives et d’autres abus commis à l’encontre de migrants et de demandeurs d’asile africains dans et par des pays d’Afrique du Nord, dont la Mauritanie, le Maroc, l’Algérie, la Libye, la Tunisie et l’Égypte.
- Charger la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples et le Mécanisme de l’UA pour la réforme de la police d’étudier l’impact des accords de sécurité des frontières sur les droits des migrants.
- Promouvoir la coopération régionale sur une gouvernance des migrations fondée sur les droits humains, y compris en relançant et en renforçant la coordination régionale à travers la CEDEAO et l’Initiative de la Corne de l’Afrique de l’UA sur les migrations, afin de garantir que tout accord migratoire respecte les normes continentales en matière de droits humains.
- Surveiller et s’employer à résoudre l’impact sur les droits humains de l’externalisation des contrôles des frontières en Afrique. Exhorter les États membres à veiller à ce que les accords sur la migration avec des partenaires extérieurs (par exemple l’UE, les États membres de l'UE, et le Royaume-Uni) ne portent pas atteinte aux obligations de l’UA en matière de droits humains ou aux aspirations à la libre circulation sur le continent, comme exposé dans le Protocole de l’UA relatif à la libre circulation des personnes.
- Mettre en place un mécanisme de dialogue de l’UA-l’UE avec la société civile (ou soutenir/étendre tout mécanisme existant de ce type), incluant des représentants de la Commission et des mécanismes des droits humains de l’UA (CADHP, CAEDBE) et de la société civile, pour surveiller l’impact sur les droits humains de la coopération en matière migratoire entre les États africains et l’UE ou des États membres de l’UE.
À la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP)
- Entamer des discussions avec la Mauritanie dans le cadre de ses obligations de déclaration par l’État. Demander à la Mauritanie une actualisation en vertu de l’article 62 de la Charte africaine, en mettant l’accent sur le traitement des migrants et la mise en œuvre de garanties contre la torture et la détention arbitraire.
- Utiliser les mécanismes spéciaux pour répondre aux violations des droits des migrants en Mauritanie. Le Rapporteur spécial sur les réfugiés, les demandeurs d’asile, les personnes déplacées internes, et les migrants, ainsi que le Rapporteur spécial sur les prisons, les conditions de détention et l’action policière en Afrique devraient lancer des appels au gouvernement mauritanien et effectuer une visite dans le pays, pour y évaluer les conditions de détention et autres abus conformément à leurs mandats.
Au Comité africain d’experts sur les droits et le bien-être de l’enfant (CAEDBE)
- Enquêter sur les violations des droits de l’enfant dans le cadre du contrôle des migrations à travers l’Afrique. En Mauritanie, ouvrir une enquête en vertu de l’article 45 de la CADBE sur la situation actuelle concernant la détention d’enfants migrants, les mécanismes de dépistage adaptés à l’âge, et l’expulsion d’enfants/de mineurs.
- Formuler des recommandations pour protéger les migrants et demandeurs d’asile mineurs. Recommander un moratoire sur la détention des enfants migrants, la création d’unités de protection de l’enfance dans tous les centres de détention/rétention, et la mise en œuvre de procédures d’évaluation des besoins de protection et d’orientation adaptées aux enfants migrants.
Méthodologie
Ce rapport est basé sur des entretiens menés entre novembre 2020 et juin 2025 par téléphone et lors de visites en Mauritanie en juin 2022 entre août et septembre 2023 (à Nouakchott et Nouadhibou) ; au Mali en novembre 2022 (à Bamako) ; au Sénégal en novembre 2022 et août 2023 (à Dakar, Saint-Louis, Rosso, Mbour, Nianing, Lompoul et Kayar) ; et en Belgique en avril 2023 (aux Bruxelles). D’autres personnes originaires des villes maliennes de Gogui, Nioro du Sahel et Kayes ont été interrogées par téléphone. La chercheuse a visité sept centres d’accueil pour migrants, pour enfants et pour autres groupes vulnérables (un à Nouakchott, un à Nouadhibou, cinq à Bamako) et trois centres de détention (la prison de Dar Naïm à Nouakchott et les centres de rétention de migrants à Nouakchott et Nouadhibou). La chercheuse a également assisté à trois réunions des commissions des droits humains du Parlement européen en 2023, portant sur les initiatives et les politiques de l’UE en Mauritanie et en Afrique de l’Ouest.
Human Rights Watch a mené des entretiens avec 223 personnes, dont 102 migrants et demandeurs d’asile actuels ou anciens (92 migrants, 3 demandeurs d’asile et 7 représentants de communautés de migrants en Mauritanie), composés de 84 hommes, 11 femmes et 7 garçons âgés de 13 à 17 ans ; les nationalités incluaient 41 Sénégalais, 25 Maliens, 14 Guinéens, 9 Sierra-Léonais, 5 Camerounais, 2 Gambiens, 2 Libériens, 2 Togolais, 1 Nigérien et 1 Ivoirien. Nous avons également interviewé 20 responsables gouvernementaux (16 en Mauritanie, 3 au Sénégal, 1 au Mali) ; 3 responsables de mécanismes indépendants des droits humains mauritaniens ; 20 responsables ou agents de l’ONU (10 en Mauritanie, 5 au Sénégal, 5 au Mali) ; 10 responsables de l’UE ; 1 représentant de FIIAPP, une fondation espagnole de coopération internationale; 52 membres de 31 organisations non gouvernementales, associations ou autres groupes de la société civile (24 en Mauritanie, 12 au Mali, 16 au Sénégal) ; 4 proches de victimes d’abus ; un homme mauritanien accusé de trafic de migrants ; et 10 autres personnes, dont des experts, des avocats, des diplomates et des membres des communautés en Mauritanie. Nous avons tenté de rencontrer la Guardia Civil espagnole lors de notre visite en Mauritanie en 2023, mais le commandant à Nouakchott n’était pas disponible à ce moment-là.
Nous avons mené des entretiens en français ou en anglais, et en utilisant un interprète pour les autres langues.
Des pseudonymes sont utilisés dans le rapport pour les personnes interviewées impliquées dans des cas sensibles, et nous nous sommes abstenus de divulguer des informations qui permettraient d’identifier les personnes confrontées à des problèmes de sécurité ou ayant demandé la confidentialité.
Human Rights Watch a informé toutes les personnes interviewées du but de la recherche et de notre intention de publier un rapport contenant les informations recueillies. La chercheuse a obtenu un consentement oral pour chaque entretien et a donné aux personnes interviewées la possibilité de refuser de répondre aux questions. Les personnes interviewées n’ont pas reçu de compensation matérielle pour avoir parlé avec nous, mais ont été remboursées des frais de transport et de communication encourus.
Human Rights Watch a corroboré les témoignages, dans la mesure du possible, en obtenant des preuves telles que des photos, des vidéos et des documents judiciaires, d’identité ou d’asile, ainsi que des témoignages supplémentaires de proches, de témoins ou d’autres personnes ayant connaissance des événements.
Lors de la description des exactions commises en Mauritanie, les personnes interviewées ont souvent identifié le service de sécurité des auteurs (la police, la gendarmerie, la Garde Côtes, l’armée, la Marine). Cependant, certaines ne pouvaient pas distinguer le service auquel appartenaient les auteurs des abus. Plusieurs ont utilisé « la Marine » ou « les marines » pour désigner de manière générale les forces de sécurité maritime, qui pouvaient inclure la Garde Côtes ou la Marine (qui portent des uniformes similaires) ou les brigades maritimes de gendarmerie.
Human Rights Watch a également analysé des centaines de documents et de contenus en ligne de l’UE et du gouvernement l’Espagne, ainsi que des rapports et articles de tiers relatifs à l’externalisation européenne en Afrique et aux projets, accords et initiatives de l’UE ou de l’Espagne en Mauritanie et en Afrique de l’Ouest.
Le 1er juillet 2025, Human Rights Watch a transmis des courriers aux autorités citées dans ce rapport – à la Commission européenne (aux Directions générales HOME, INTPA et MENA), au gouvernement espagnol, et au gouvernement mauritanien – pour présenter nos conclusions et solliciter des réponses, ainsi que pour poser des questions, en garantissant que des réponses figureraient dans le rapport final. Human Rights Watch a reçu des lettres de réponse de la part du gouvernement mauritanien le 16 juillet, et de la Commission européenne le 17 juillet. Des éléments de ces réponses ont été intégrés dans le rapport. Aucune réponse n’a été reçue du gouvernement espagnol.
I. Contexte et situation actuelle
La Mauritanie, avec une population de seulement 5 millions d’habitants, est le onzième plus grand territoire d’Afrique.[4] Elle est bordée à l’ouest par l’océan Atlantique, avec 754 kilomètres de côtes,[5] le Sénégal au sud, le Sahara occidental au nord, l’Algérie au nord-est et le Mali à l’est et au sud-est.
Des tribus arabes et berbères ont migré vers le territoire qui est aujourd’hui la Mauritanie à la fin du 7ème siècle, apportant avec eux l’islam, la culture arabe et la langue arabe. Après la colonisation française au début du 20ème siècle et l’indépendance en 1960, la Mauritanie a connu des coups d’État répétés et des périodes de dictature militaire. Son système présidentiel actuel est en vigueur depuis 2009, mais l’armée exerce toujours une influence importante et le pouvoir est concentré dans le pouvoir exécutif.[6]
Bien que culturellement et politiquement intégrée au monde arabe, la Mauritanie est multiethnique. Environ 30 % de la population est composée de Beïdanes (« Maures blancs » d’origine arabo-amazighe/berbère), qui prédominent aux échelons supérieurs du gouvernement, des forces armées et des secteurs commerciaux, et représentent l’élite du monde des affaires ; 45 % sont des Haratines (« Maures noirs »), descendants de communautés historiquement réduites en esclavage ; enfin, 25 % sont des membres d’autres groupes ethniques d’origine ouest-africaine.[7] Les Beïdanes et les Haratines parlent le dialecte arabe local connu sous le nom de hassaniya, tandis que les Afro-Mauritaniens parlent principalement le peul, le wolof et le soninké. Les Mauritaniens noirs (communautés afro-mauritaniennes et haratines) sont plus représentés dans les métiers manuels, les travaux domestiques, ainsi que dans le secteurs de la pêche et des transports.[8] La colonisation européenne a accentué les divisions sociales en Mauritanie, comme l’ont souligné des chercheurs : « L’administration coloniale française a codifié les hiérarchies tribales en s’appuyant sur des chefs tribaux comme relais locaux, marginalisant les Haratines... et les Afro-Mauritaniens ».[9]
En 1981, la Mauritanie est devenue le dernier pays au monde à abolir officiellement l’esclavage, qui a ensuite été criminalisé en 2007.[10] Certains Haratines et Afro-Mauritaniens restent cependant victimes de pratiques héritées de l’époque esclavagiste, telles que le travail forcé.[11] Le gouvernement a pris des mesures pour lutter contre ce phénomène et remédier aux disparités ethniques au sein du pouvoir exécutif du gouvernement. Cependant, des Mauritaniens noirs et des migrants continuent de faire face dans ce pays à des discriminations, qui sont aggravées par la corruption et l’impunité au sein des forces de sécurité dominées par les Beïdanes.[12]
Comme l’a souligné le Dr Hassan Ould Moctar, expert en migration et développement en Mauritanie, « le contrôle des migrants en Mauritanie accentue souvent la marginalisation sociale des groupes déjà défavorisés ». Selon lui, les opérations policières visant des migrants en situation irrégulière « peuvent également donner lieu à des actes de harcèlement, des détentions et des menaces d’expulsion à l’encontre des communautés [afro-mauritaniennes et haratines] », car ces groupes résident souvent dans les mêmes quartiers et le profilage racial et ethnique persiste dans le cadre de l’application des lois sur l’immigration.[13]
Outre les tensions raciales et les pressions migratoires, la Mauritanie est confrontée à des défis tels que la pauvreté généralisée[14] et la menace de l’extrémisme violent de la part des groupes armés non étatiques actifs dans les pays voisins du Sahel.[15] Des rapports ont également mis en évidence des problèmes tels que la corruption au sein du gouvernement, des arrestations et détentions arbitraires, des exécutions illégales, des conditions de détention difficiles qui peuvent mettre la vie des prisonniers en danger, la violence sexiste « fortement répandue », et la violence à l’égard des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles ou transgenres (LGBT).[16]
Toutefois, la Mauritanie est un État partie à de nombreux traités internationaux relatifs aux droits humains,[17] a participé à des forums mondiaux sur les migrations et les réfugiés,[18] dispose d’un Commissariat aux Droits de l’Homme (CDHAHRSC),[19] et s’est montrée ouverte au dialogue avec des organisations de défense des droits humains et à la surveillance de ces droits, ces dernières années. Deux agences mauritaniennes indépendantes sont chargées de contrôler le respect des droits humains, y compris en effectuant des visites dans les lieux de détention.[20]
Migrants et réfugiés en Mauritanie
Que ce soit comme point de transit pour ceux qui cherchent à rejoindre l’Afrique du Nord ou l’Europe, ou comme pays de destination pour trouver un emploi, la Mauritanie attire depuis longtemps des migrants de pays situés au sud du Maghreb. Beaucoup cherchent du travail dans les secteurs de la pêche, de la construction, du travail domestique, ou d’autres emplois manuels. La plupart travaillent de manière informelle, sans contrat ni carte de séjour.[21]
Les deux plus grandes villes et centres migratoires de Mauritanie sont Nouakchott, la capitale, et Nouadhibou, son principal port commercial, situé près de la frontière nord de la Mauritanie avec le Sahara occidental mauritanien. En septembre 2024, le ministre mauritanien de l’Intérieur a déclaré que Nouakchott accueillait 130 000 migrants, un chiffre qui, selon lui, « donne une idée de l’ampleur de l’expansion effrayante du phénomène de l’immigration ».[22]
Ces dernières années, la détérioration du contexte sécuritaire au Sahel, la crise climatique, et l’insécurité alimentaire ont tous engendré des déplacements régionaux (environ 5 millions de personnes à la fin de 2024) et contribué aux mouvements vers et à travers la Mauritanie.[23] Le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont été confrontés à des conflits continus, à des violences répandues, à des coups d’État militaires et à des répressions d’État.[24]
La Mauritanie a accueilli des dizaines de milliers de réfugiés provenant du Mali voisin depuis 2012, leur nombre ayant augmenté entre 2023 et 2024 en raison de l’aggravation de l’instabilité dans ce pays.[25] Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) estimait à 280 222 le nombre de réfugiés et de demandeurs d’asile enregistrés et non enregistrés en Mauritanie en novembre 2024.[26] En mai 2025, 176 152 personnes étaient officiellement enregistrées, principalement des Maliens (172 401), des Guinéens (563), des Sénégalais (496), des Centrafricains (415) et des Syriens (379).[27] Plus de 159 000 réfugiés enregistrés se trouvaient dans la région mauritanienne de Hodh Chargui, à la frontière avec le Mali, qui abrite le camp de réfugiés de Mbera, tandis que la population urbaine de réfugiés et de demandeurs d’asile comprenait plus de 7 300 personnes à Nouakchott et 2 600 à Nouadhibou en mai 2025 – des chiffres en baisse par rapport au 13 000 et 4 000 personnes enregistrés fin 2024.[28]
Réactivation de la « Route Atlantique »
La « Route Atlantique » vers les Îles Canaries, qui font partie de l’Espagne, également connue sous le nom de « Route de l’Afrique du Nord-Ouest », comprend les départs en bateau depuis le Maroc, le territoire du Sahara occidental occupé par le Maroc, la Mauritanie, le Sénégal et, dans une moindre mesure, la Gambie. La traversée en mer varie entre 100 kilomètres (environ 24 heures de voyage) au point le plus proche du Maroc et du Sahara occidental, à 1 700 kilomètres depuis le Sénégal ou la Gambie (souvent 5 à 11 jours en mer pour les petites embarcations). Depuis la Mauritanie, les bateaux peuvent mettre jusqu’à 7 à 10 jours pour atteindre les Canaries.[29]
Ceux qui partent de Mauritanie, du Sénégal et de Gambie effectuent souvent le voyage à bord de pirogues en bois, traditionnellement utilisées pour la pêche, dont les plus grandes peuvent transporter plus de 100 passagers. En raison des longues distances, des eaux agitées et de la fragilité des embarcations, la Route Atlantique est l’une des routes migratoires les plus meurtrières au monde.[30]
Entre les années 1990 et le début des années 2000, un nombre plus restreint d’Africains empruntait cette route. Les traversées ont progressivement augmenté, pour atteindre un pic de 31 678 arrivées aux Canaries en 2006.[31] La réponse initiale de l’UE comprenait des patrouilles maritimes et des déploiements aériens par l’Espagne et Frontex au large des côtes ouest-africaines, collaborant avec les forces africaines pour intercepter ou secourir les bateaux.[32] Les arrivées aux Canaries ont diminué après 2006, tandis que d’autres routes vers l’Europe, notamment en Méditerranée centrale, ont connu une augmentation des flux migratoires.[33]
Depuis 2018 environ, les flux migratoires le long de la Route Atlantique ont recommencé à augmenter : après environ 4 000 arrivées aux Canaries en 2018 et 2019 combinées,[34] plus de 23 000 personnes sont arrivées en 2020,[35] tandis que 850 à 1 854 sont mortes ou ont disparu en mer.[36] Après des légères baisses en 2021 et en 2022, les chiffres ont à nouveau augmenté, atteignant de nouveaux records : 39 910 arrivées en 2023 et 46 910 en 2024,[37] avec 1 652 à 15 764 morts ou disparus.[38]
Au cours de cette période, la Route Atlantique est devenue « l’une des routes de migration irrégulière vers l’Europe les plus fréquentées ».[39] Au total, plus de 147 000 personnes ont traversé entre 2020 et 2024, tandis qu’environ 4 100 à 23 400 personnes ont perdu la vie en mer.[40] La majorité des départs de bateaux entre 2020 et 2022 a eu lieu depuis le Maroc et le Sahara occidental. Suite au renouvellement de la coopération entre le Maroc et l’Espagne et au renforcement des contrôles migratoires depuis 2022, les départs se sont déplacés vers le sud, avec une augmentation du nombre de bateaux quittant le Sénégal en 2023 et une majorité partant de Mauritanie en 2024.[41] Les autorités marocaines, mauritaniennes et sénégalaises ont continué à intercepter ou à secourir des bateaux, avec le soutien de l’UE et de l’Espagne.
Au cours du premier semestre 2025, environ 11 300 migrants et demandeurs d’asile sont arrivés aux Canaries, et entre 200 et 1 482 personnes sont mortes ou ont disparu en mer.[42]
De nombreux migrants qui partent de Mauritanie ont recours à des réseaux de trafic de migrants qui comprennent souvent des Mauritaniens, des Maliens et des Sénégalais dans des rôles divers. Les ressortissants mauritaniens « gèrent souvent les relations avec les autorités locales », ce qui peut impliquer la complicité des services de sécurité mauritaniens.[43] En raison de l’importance de l’industrie de la pêche au Sénégal, les pêcheurs sénégalais ayant une expérience de la navigation pilotent souvent les bateaux qui partent du Sénégal ou de Mauritanie, en échange d’un passage gratuit. Bien que ces personnes soient généralement elles-mêmes des migrants, les forces de l’ordre mauritaniennes, sénégalaises et espagnoles les qualifient de « capitaines » et les poursuivent souvent, ainsi que d’autres personnes, pour complicité dans le trafic de migrants. Les chefs des réseaux de trafic de migrants (les grands passeurs) sont rarement arrêtés.[44]
Facteurs incitant à la migration vers les Îles Canaries (Espagne)
Les personnes qui migrent ou fuient par bateau vers les Canaries le font pour diverses raisons. Entre 2020 et 2024, les cinq principaux pays d’origine de l’ensemble des migrants et demandeurs d’asile arrivés aux Canaries espagnoles étaient le Maroc (environ 35 800 personnes), le Sénégal (32 000), le Mali (22 700), la Guinée (7 400) et la Gambie (7 300).[45] Cependant, les arrivées de ces groupes ont fluctué d’une année à l’autre. Les Marocains ont été les plus nombreux entre 2020 et 2022, pour des raisons économiques liées à la pandémie de Covid-19 combinées aux restrictions de circulation bloquant la route migratoire méditerranéenne, d’après certaines sources.[46] Les Sénégalais ont été plus nombreux que les autres en 2023, en grande partie en raison des troubles qui ont précédé l’élection présidentielle de 2024 et de la frustration liée à la pauvreté et au chômage, en particulier chez les jeunes et les pêcheurs. Ces derniers ont souvent évoqué le problème de la surpêche pratiquée par les navires européens et chinois dans les eaux sénégalaises.[47] En 2024 et au début de 2025, les arrivées de Maliens ont dépassé celles des autres nationalités en raison de la détérioration de la situation sécuritaire dans le pays, qui s’est ajoutée à la répression de l’État et aux pressions économiques et environnementales.[48] Quant aux Mauritaniens, moins de 4 000 sont arrivés entre 2020 et 2024, dont la plupart (plus de 3 000) en 2024, année de l’élection présidentielle en Mauritanie. Les autres personnes ayant parties de la Mauritanie étaient majoritairement des ressortissants de divers autres pays d’Afrique occidentale et centrale.[49]
Plusieurs pays de la région étant confrontés à l’insécurité, à l’instabilité politique et à la répression gouvernementale, certaines des personnes qui tentent d’emprunter la Route Atlantique sont des demandeurs d’asile ou d’autres personnes ayant besoin d’une protection internationale, y compris des personnes qui fuient parce qu’elles craignent la persécution, la torture, la violence généralisée, des atteintes aux droits humains ou d’autres menaces à leur vie. Certaines peuvent appartenir à des groupes sociaux particulièrement en danger. Par exemple, les personnes LGBT sont confrontées à des abus et à la criminalisation en Mauritanie et dans les pays voisins, y compris la peine de mort.[50] Des observateurs ont signalé que des femmes et des enfants se rendent de plus en plus souvent aux Canaries, y compris des femmes et des filles fuyant des risques de mutilations génitales féminines.[51]
La pauvreté et le manque perçu d’opportunités économiques ont été parmi les principaux facteurs de la migration africaine vers les Canaries, beaucoup espérant poursuivre leur route vers l’Espagne continentale ou ailleurs en Europe pour trouver du travail. Les pressions économiques en Afrique de l’Ouest et Afrique centrale ont été aggravées par la pandémie de Covid en 2020 et l’inflation mondiale exacerbée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022. Les effets persistants du changement climatique, y compris la baisse des rendements agricoles, jouent également un rôle.[52]
Un autre facteur incitant à la migration irrégulière est le nombre limité de voies de migration sûres, ordonnées et légales (régulières) vers l’Europe. Selon des enquêtes menées par les Nations Unies auprès de personnes arrivant aux Canaries, beaucoup « ont non seulement envisagé de migrer régulièrement, mais… ont également tenté à plusieurs reprises d’obtenir les documents nécessaires et de déposer des demandes » de visa pour l’UE ; cependant, « les conditions requises pour les demandeurs titulaires d’un passeport africain sont strictes » et beaucoup n’ont pas été en mesure de satisfaire aux exigences financières ou de parrainage.[53] Un rapport de 2024 a révélé que 7 des 10 pays ayant les taux de rejet de visas Schengen les plus élevés en 2022 étaient des pays africains, dont 6 en Afrique de l’Ouest.[54] En 2022, 30 % des demandeurs africains ont été rejetés, contre 17,5 % des demandeurs mondiaux.[55] Les refus de visas Schengen en 2023 ont coûté aux ressortissants africains 61 millions de dollars US en frais de dossier, qui n’ont pas été remboursés, ce qui constitue une frustration supplémentaire poussant les gens à emprunter des voies irrégulières.[56] Les voies d’accès à la protection internationale en dehors de l’Afrique sont également limitées, malgré des conditions humanitaires très difficiles ou des préoccupations en matière de protection auxquelles sont confrontées de nombreuses personnes déplacées en Afrique. La plupart des pays européens ne réinstallent qu’un nombre limité de réfugiés reconnus,[57] et beaucoup n’acceptent que les demandes d’asile présentées par des personnes se trouvant physiquement à leur frontière ou à l’intérieur de leurs frontières.
De nombreux Africains originaires des pays situés au sud du Maghreb émigrent vers la Mauritanie ou d’autres pays d’Afrique du Nord pour y effectuer des travaux saisonniers ou autres, sans intention de se rendre en Europe. Cependant, certains ont déclaré que la discrimination et les conditions de vie et de travail abusives dans les pays d’Afrique du Nord, ou les mesures strictes de contrôle des migrations, les avaient poussés à se rendre aux Canaries.[58] En Mauritanie, des travailleurs migrants ont été victimes de retards dans le paiement de leur salaire, de harcèlement sexuel et d’autres abus de la part de leurs employeurs.[59]
Régulariser leur statut était difficile pour des travailleurs migrants en Mauritanie, notamment pour ceux issus des couches socio-économiques défavorisées. Au cours de la décennie précédant 2022, pour demander une carte de séjour mauritanienne, il fallait présenter un contrat de travail et un justificatif de domicile, ainsi que payer des frais que beaucoup ne pouvaient pas se permettre.[60] Entre juillet et novembre 2022, le gouvernement mauritanien a organisé une campagne de régularisation, pendant laquelle les migrants en situation irrégulière pouvaient demander gratuitement une carte de séjour. Selon un responsable du ministère de l’Intérieur, le gouvernement a également « réduit le nombre de documents requis, afin d’encourager les personnes à régulariser leur situation », et environ 136 000 migrants ont régularisé leur statut migratoire au cours de cette campagne.[61] Bien que ces mesures aient été positives, les cartes de séjour n’étaient valables que pour un an. Après 2022, des migrants et un responsable de l’ONU ont souligné le caractère problématique de l’« informalité » du système, avec des exigences, procédures ou frais changeants et rarement détaillés par écrit.[62]
Des abus commis par des forces de sécurité, ainsi que les obstacles à l’asile et à la protection en Mauritanie, peuvent également contribuer à la migration irrégulière vers les Canaries.
Législation mauritanienne sur l’asile, l’immigration et le trafic de migrants
La Mauritanie est un État partie aux conventions des Nations Unies de 1951 et de l’Organisation de l'unité africaine de 1969 relatives aux réfugiés, et un décret mauritanien de 2022 (remplaçant un décret de 2005) prévoit l’asile en Mauritanie, mettant en œuvre les deux conventions.[63] Le décret de 2022 a créé une nouvelle catégorie de « personnes à protéger » (protection complémentaire) qui comprend « ceux qui risquent d’être torturés ou de subir des traitements inhumains dans leur pays ».[64] La Mauritanie a une politique d’ouverture envers les réfugiés et les demandeurs d’asile internationaux et s’est engagée, lors des Forums mondiaux sur les réfugiés en 2020 et 2023, à élaborer une loi nationale sur l’asile, à donner aux réfugiés accès au marché du travail et aux services de protection sociale au même titre que les ressortissants nationaux, et à les inclure dans les systèmes nationaux de santé et d’éducation.[65] Toutefois, fin 2024, aucune loi ni aucun système national d’asile n’était en place, et le HCR continuait à procéder à la détermination du statut migratoire de réfugié.[66] Le HCR et le gouvernement délivrent tous deux des documents aux réfugiés.[67]
Si les réfugiés et les demandeurs d’asile enregistrés auprès du HCR jouissent légalement de la liberté de circulation en Mauritanie, certains sont encore victimes d’arrestations arbitraires, de détentions et d’expulsions. En outre, « les personnes qui pourraient prétendre à l’asile » mais qui ne sont pas enregistrées auprès du HCR « sont souvent [...] détenues et expulsées » lors de rafles de migrants en situation irrégulière.[68] Les autorités ont généralement accordé au HCR l’accès aux personnes détenues sur demande, mais n’ont pas assuré de manière régulière et systématique des contrôles pour évaluer les besoins de protection (« screenings » de protection) dans les centres de rétention de migrants.[69]
Lois et réglementations en matière d’immigration : La législation mauritanienne en matière d’immigration remonte à un décret de 1964 et à une loi de 1965 qui criminalisent l’entrée et le séjour irréguliers, la sortie irrégulière de certaines catégories d’étrangers, et infractions connexes.[70] Toutefois, les recherches menées pour le présent rapport entre 2020 et 2024 ont montré que les migrants en Mauritanie n’étaient en général pas poursuivis pour entrée, séjour ou sortie irréguliers ; la plupart ont été placés en détention et rapidement expulsés sans procédure judiciaire.
Fin 2024, la Mauritanie a modifié la loi de 1965 sur les dispositions pénales relatives à l’immigration.[71] La loi initiale prévoyait déjà des sanctions pénales pour l’entrée ou le séjour irréguliers ainsi que pour « aide et assistance » aux personnes entrant ou séjournant irrégulièrement, y compris des peines d’emprisonnement de deux à six mois et/ou une amende.[72] La loi modifiée (loi n° 2024-038) a ajouté une référence à l’expulsion : « tout étranger qui commet l’une des infractions... est expulsé d’office en dehors du territoire national », avec une interdiction de retour pendant une période de 1 à 10 ans.[73] Toutefois, comme la loi n° 2024-038 ne traite que de l’entrée ou du séjour irrégulier, et non de la sortie irrégulière, sa référence à l’expulsion ne doit pas être interprétée comme s’appliquant à ceux qui tentent de quitter le territoire de manière irrégulière, par exemple en partant par bateau ou en franchissant la frontière terrestre en dehors des points d’entrée autorisés. Un règlement de 2025 précise en outre que « l’expulsion des migrants irréguliers constitue un acte administratif, non susceptible de recours ».[74]
Dans le décret de 1964 sur l’immigration, la sortie irrégulière du territoire mauritanien n’est traitée que partiellement : certaines catégories, y compris les « étrangers immigrants privilégiés » – ceux provenant de pays avec lesquels la Mauritanie a conclu des accords bilatéraux (voir ci-dessous) – ne doivent pas être sanctionnés pour être sortis irrégulièrement si leur entrée et leur séjour jusqu’à ce moment-là étaient réguliers. La loi mauritanienne ne criminalise pas la sortie irrégulière des ressortissants mauritaniens, ni la tentative de toute personne de quitter irrégulièrement le territoire mauritanien. Toutefois, les actes considérés comme constituant une aide à autrui en vue de préparer une sortie irrégulière sont souvent considérés en Mauritanie comme relevant du trafic de migrants, abordé ci-dessous.[75]
La Mauritanie s’étant retirée de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) en 2000, les protocoles régionaux sur la libre circulation ne sont pas applicables. Toutefois, des accords bilatéraux avec le Sénégal, le Mali et la Gambie permettaient, au moins jusqu’en 2024, aux ressortissants de ces pays d’entrer et de séjourner en Mauritanie sans visa pour une durée maximale de trois mois, renouvelable.[76] Un accord conclu en mai 2025 entre la Mauritanie et le Sénégal a instauré une nouvelle obligation pour les Sénégalais d’obtenir une carte de séjour après trois mois, avec des procédures simplifiées.[77] Selon un site web du gouvernement mauritanien, en janvier 2025, des accords mutuels d’exemption de visa existaient également avec plusieurs autres pays d’Afrique de l’Ouest.[78]
Lois relatives à la lutte contre le trafic de migrants : la Mauritanie est un État partie à la Convention des Nations Unies contre la Criminalité Transnationale Organisée de 2000 et à ses deux protocoles relatifs au trafic de migrants et à la traite des personnes.[79] Une loi de 2020 interdit la traite des personnes,[80] tandis qu’une loi de 2010 modifiée en 2020 érige en infraction pénale le trafic de migrants, la facilitation du séjour irrégulier (« de la résidence illégale »), et infractions connexes, ainsi que la tentative ou la complicité, sous peine de 5 à 10 ans d’emprisonnement et d’amendes.[81] Une nouvelle loi adoptée fin 2024 a créé un Tribunal Spécialisé de Lutte contre l’Esclavage, la Traite des Personnes et le Trafic de Migrants, une juridiction de « premier degré » à Nouakchott chargée de se concentrer sur les crimes susmentionnés et les « infractions connexes ».[82]
La création du Tribunal Spécialisé en 2024, la modification de la loi sur les dispositions pénales relatives à l’immigration avec l’ajout de l’expulsion comme conséquence pour les infractions, ainsi que le renforcement de la répression d’État contre la migration irrégulière ont probablement été déclenchés par l’accord UE-Mauritanie de 2024, selon un responsable de l’ONU, un représentant de la communauté des migrants guinéens, un expert en migration et un travailleur d’une ONG fournissant une aide juridique aux migrants en Mauritanie.[83]
Forces de sécurité chargées du contrôle des migrations et des frontières
En Mauritanie, plusieurs forces de sécurité sont impliquées dans la gestion des migrations et des frontières. Il s’agit de la police (sous l’autorité du ministère de l’Intérieur) ; la Garde Côtes (sous l’autorité du ministère de la Pêche, des Infrastructures Maritimes et Portuaires) ; et la Marine et la gendarmerie (sous l’autorité du ministère de la Défense). La Garde Côtes Mauritanienne, la Marine et la brigade maritime de la gendarmerie opèrent en mer et peuvent procéder à des sauvetages ou à des interceptions de bateaux, bien que la plupart de ces opérations soient menées par la Garde Côtes. En outre, depuis le début des années 2000, l’Espagne maintient un déploiement extraterritorial de la police et des gardes civils (« Guardia Civil ») espagnols en Mauritanie, afin d’aider les autorités mauritaniennes à contrôler les frontières et à lutter contre le trafic de migrants.[84] La gendarmerie et la police gèrent des postes-frontières, mènent des opérations de lutte contre le trafic de migrants et procèdent à des arrestations liées à l’immigration. Selon un responsable de la police, la Mauritanie comptait 53 postes-frontières en août 2023, dont 33 gérés par la police et 20 par la gendarmerie.[85]
La police mauritanienne est la plus impliquée dans le contrôle des migrations, notamment la Direction de la Surveillance du Territoire (DST), également connue pendant un certain temps sous le nom de Direction de la Police de l’Air et des Frontières (DPAF), avec son Office Central de Répression du Trafic de Migrants et de la Traite d’Êtres Humains, créé en 2021.[86] La DST/DPAF est chargée de la surveillance des frontières, de la délivrance des passeports, des visas et des titres de séjour, de la lutte contre le trafic de migrants par « des réseaux de passeurs », de la rétention administrative des étrangers pour raisons lié à l’immigration, et des expulsions.[87] Des policiers d’autres directions (par exemple, de la Sécurité Publique) peuvent également procéder à des contrôles d’identité et arrêter des migrants ou des personnes soupçonnées de trafic de migrants. Dans de nombreux cas, les personnes arrêtées sont conduites dans des commissariats de police plutôt que dans des centres de rétention administrative.
La Gendarmerie Nationale, qui est chargée à la fois du maintien de l’ordre et de la sécurité nationale, mène des missions de défense opérationnelle du territoire, de contrôle routier, de sécurité intérieure et de contrôle de la migration irrégulière. Elle dispose de deux brigades maritimes, qui opèrent dans les eaux mauritaniennes dans le cadre de patrouilles conjointes périodiques avec la Guardia Civil espagnole,[88] et de trois unités (« Groupes d’Action Rapide – Surveillance et Intervention au Sahel », ou « GAR-SI ») pour le contrôle du territoire et des frontières, créées grâce à un financement de l’UE.[89]
La Garde Côtes Mauritanienne, créée en 2013, est chargée de la surveillance et du contrôle des activités de pêche, de la lutte contre la migration irrégulière en mer, le trafic de migrants et le terrorisme, ainsi que des opérations de recherche et de sauvetage dans les eaux territoriales mauritaniennes.[90]
La Marine Nationale, qui opère dans les eaux mauritaniennes et internationales, se concentre principalement sur la sécurité plutôt que sur le contrôle des frontières ; toutefois, les navires de la Marine peuvent secourir des bateaux en détresse ou intercepter des bateaux de migrants.[91]
Centres de rétention de migrants
Entre 2020 et 2024, les autorités mauritaniennes ont largement utilisé trois centres gérés par la police pour la détention administrative des migrants : un dans le moughataa (département) du Ksar à Nouakchott, un autre à la Direction Régionale de la Sûreté (DRS) de la police à Nouadhibou ; le troisième, dans le quartier de Bagdad à Nouakchott, a fermé vers 2021. Afin d’ héberger le nombre croissant de migrants détenus au début de l’année 2025, la police a commencé à utiliser trois centres supplémentaires à Nouakchott, dans les moughataas de Dar Naïm, Arafat et Sebkha.[92] En juillet 2025, selon le gouvernement, ces trois derniers centres étaient toujours en activité à Nouakchott, ainsi que le centre de la DRS de Nouadhibou (qui faisait l’objet d’un « réaménagement » afin d’améliorer les conditions ) ; le gouvernement a déclaré que le centre du Ksar « n’est plus utilisé comme centre principal de rétention » et « est en cours de réhabilitation afin de répondre aux normes actualisées définies par les Procédures Opérationnelles Standards (POS) adoptées en 2025 ».[93]
En outre, un projet financé par l’UE, achevé en 2024, a permis de rénover un centre à Nouakchott (qui serait l’ancien centre de Bagdad) et un autre ancien centre à Nouadhibou ; le gouvernement a déclaré que ces « Centres d’Accueil Temporaire des Étrangers » (CATE), dont l’ouverture est prévue en septembre 2025, seraient « réservés à l’accueil des migrants objets de trafic débarqués dans le cadre des opérations de sauvetage ou d’interception maritime » et « les migrants en situation irrégulière arrêtés, dans le cadre des contrôles de routine sur l’étendue du territoire national ne seront pas accueillis dans ces centres ». Le gouvernement a déclaré que les deux CATE seraient gérés conjointement par la police ; le Croissant-Rouge mauritanien, « pour le screening médical, la nourriture et l’hygiène » ; l’Instance Nationale de Lutte contre la Traite des Personnes et le Trafic de Migrants (INLCTPTM), relevant du Commissariat aux Droits de l’Homme (CDHAHRSC), pour « la protection et l’assistance aux victimes » ; et la Commission Nationale des Droits de l’Homme (CNDH), afin d’assurer « un monitoring indépendant » et de mettre en place un « mécanisme de plainte » pour les migrants.[94]
Mesures positives et problèmes persistants
Le gouvernement mauritanien a pris de nombreuses mesures positives en faveur des droits des réfugiés et des migrants depuis 2020. Parmi celles-ci, on peut citer :
Un accueil plus favorable à la surveillance du respect des droits humains, notamment en autorisant Human Rights Watch et des mécanismes nationaux indépendants tels que la CNDH à visiter les centres de rétention de migrants, la CNDH étant officiellement « habilitée à mener des missions d’évaluation et à effectuer un suivi continu du respect des droits humains tout au long du processus migratoire » ;[95]
La campagne de régularisation des migrants de 2022 ;
La disposition relative à la protection complémentaire dans le décret de 2022 sur l’asile ;
Une collaboration accrue depuis 2023 entre la police et les représentants des communautés de migrants en ce qui concerne les migrants en détention ;[96]
L’augmentation du nombre d’enfants migrants non accompagnés orientés vers des services de protection ;[97]
Les efforts déployés par l’INLCTPTM pour aider les victimes de la traite depuis le début de ses activités en 2023 ;[98]
L’élaboration et mise en œuvre partielle en 2021-2024, puis adoption officielle au niveau national en mai 2025, des Procédures Opérationnelles Standard (POS) relatives aux sauvetages/interceptions des bateaux de migrants, aux débarquements et à la prise en charge des migrants, qui définissent les mesures à prendre pour répondre aux besoins médicaux et de protection des migrants et garantir le respect de leurs droits ;[99] et
La décision annoncée en mai 2025 par le Comité supérieur pour la réforme et le développement de la justice de créer une équipe d’interprètes et de traducteurs au sein des tribunaux, qui contribuera à réduire les barrières linguistiques pour les étrangers.[100]
La lettre adressée par le gouvernement à Human Rights Watch en juillet 2025 a également souligné d’autres mesures prises ou en cours pour améliorer le respect des droits des migrants. Il s’agit notamment d la « formation systématique et obligatoire des forces de l’ordre et de sécurité » au droit international, y compris l’interdiction absolue de la torture, et aux « techniques de détection et de protection des personnes vulnérables » ; des modifications en cours pour améliorer les conditions dans les centres de rétention de migrants ; le respect déclaré d’une durée maximale de 72 heures pour la rétention administrative ; et la « mise en place de dispositifs de contrôle et de transparence ». Selon le gouvernement, ces systèmes de contrôle ou de surveillance comprennent ou comprendront, entre autres : des caméras de surveillance dans les centres de rétention et aux points de débarquement des bateaux ; un « accès garanti et systématique des organisations internationales (HCR, OIM, CICR) et de la Commission Nationale des Droits de l’Homme (CNDH) à tous lieux de détention » ; une numéro vert pour signaler des abus 24 heures sur 24, gérée par l’INLCTPTM ; et un mécanisme de plainte pour les migrants, géré par l’INLCTPTM ou la CNDH. Le gouvernement n’a pas précisé si le mécanisme de plainte serait mis en place dans tous les centres de rétention de migrants ou seulement dans les deux nouveaux centres d’accueil pour migrants débarqués (les CATE).[101]
En ce qui concerne les expulsions, le gouvernement a déclaré avoir renforcé les garanties procédurales depuis le milieu de l’année 2025, y compris avec des « évaluations individualisées obligatoires avant toute décision d’expulsion » ; l’interdiction des expulsions collectives ou des expulsions d’enfants non accompagnés ; et la mise en place d’un mécanisme de recours administratif qui pourrait permettre aux migrants de contester leur expulsion.[102]
Human Rights Watch reconnaît et salue ces efforts des autorités mauritaniennes. Toutefois, la durée, l’ampleur et la gravité des violations des droits humains commises à l’encontre des migrants et d’autres personnes en Mauritanie, documentées dans ce rapport, y compris les abus commis en 2025, soulignent la nécessité de prendre des mesures supplémentaires et durables pour remédier aux problèmes persistants.
II. Abus, détention et exploitation
Les forces de sécurité mauritaniennes ont commis de nombreuses violations des droits humains à l’encontre de migrants et de demandeurs d’asile africains noirs – et dans certains cas à l’encontre de ressortissants mauritaniens noirs – lors d’opérations de contrôle des migrations, de contrôle des frontières et de lutte contre le trafic de migrants. Les autorités ont également fréquemment exploité des migrants, mettant en évidence la corruption généralisée au sein des forces de sécurité, en particulier de la police.
Human Rights Watch a interviewé 78 victimes d’abus en Mauritanie : 77 personnes originaires du Sénégal, du Mali, de la Guinée, du Sierra Leone, du Cameroun et du Libéria, ainsi qu’un Mauritanien. Sur la base des témoignages des victimes, ainsi que d’entretiens avec des témoins et des sources ayant connaissance d’autres cas, Human Rights Watch a documenté des cas de violence et d’autres sévices physiques à l’encontre d’au moins 43 personnes, y compris des allégations de torture à l’encontre de 5 personnes et de viol à l’encontre de 9 personnes. Nous avons également documenté 62 cas d’arrestation et/ou de détention arbitraires, des conditions de détention inhumaines récurrentes, 30 cas d’extorsion et 11 cas de confiscation d’argent ou d’objets de valeur. Ce chapitre se concentre sur les violations commises sur le sol mauritanien lors de rencontres avec les autorités, d’arrestations ou de détentions.[103]
Nos conclusions soulignent également que des migrants adolescents ont été victimes de violences, de détention avec des adultes sans lien de parenté avec eux, et d’autres mauvais traitements, y compris une alimentation insuffisante pendant leur détention. En outre, sept personnes ont déclaré que des agents espagnols étaient présents lors de leur arrestation ou de leur détention par la police mauritanienne, principalement à Nouakchott et Nouadhibou ; dans au moins six de ces cas, les autorités mauritaniennes ont commis des violations des droits humains.[104]
Si la plupart des violations documentées ont été commises par des policiers mauritaniens, les auteurs comprenaient dans certains cas des membres de la Garde Côtes, de la Marine, de la gendarmerie et, dans un cas, de l’armée. À l’exception de quatre cas documentés entre 2017 et 2019, les abus documentés ont eu lieu entre 2020 et début 2025, dans divers endroits, le plus souvent à Nouakchott, à Nouadhibou ou dans le désert près de Nouadhibou, non loin de la frontière nord de la Mauritanie avec le Sahara occidental, où un point de passage officiel est contrôlé par les autorités marocaines.
Toutes les victimes interviewées étaient noires et beaucoup ont affirmé que le racisme ou la xénophobie avaient joué un rôle dans les mauvais traitements infligés par les forces de sécurité. Ces dernières étaient pour la plupart des Maures arabophones, pour la plupart des Beïdanes à la peau plus claire, selon les témoignages des victimes. « Si vous avez la peau noire, ils ne vous respectent pas, ils vous insultent et vous prennent vos papiers », a déclaré un migrant retourné au Sénégal.[105] « Quand ils me voient, une étrangère, c’est comme s’ils voyaient quelque chose bizarre ou louche », a déclaré une femme togolaise à Nouakchott.[106]
Parmi les personnes interviewées, 65, y compris 5 enfants, ont été arrêtées et/ou détenues en Mauritanie pour des raisons (ou sous des prétextes) liées à la migration ou au trafic de migrants ; 37 ont ensuite été expulsées. Dix personnes ont été interceptées en mer ; les autres ont été arrêtées sur le sol mauritanien dans différentes villes et autres lieux. La plupart des arrestations documentées ont été effectuées par la police, un petit nombre par d’autres forces de sécurité.
Selon des migrants, des représentants communautaires, des témoins et des responsables, des migrants ont souvent été ciblés par les autorités sur la base d'informations ou de suppositions quant au fait qu'ils étaient sans papiers ou qu’ils se préparaient à partir de manière irrégulière – ceci servant parfois de prétexte à l'extorsion. Alors que la police de Nouakchott arrêtait des migrants pour des raisons diverses, la police de Nouadhibou a déclaré s'être concentré sur ceux qui se préparaient à partir en bateau, ceux arrêtés près de la frontière avec le Sahara occidental, ou ceux interceptés en mer, tout en précisant que, en général, « nous ne cherchons pas de personnes avec des visas expirés ».[107]
Sur les 77 ressortissants étrangers interviewés qui ont subi des violations des droits humains en Mauritanie, 3 hommes étaient des demandeurs d’asile et 74 étaient des migrants (62 hommes, 6 femmes, 6 garçons), y compris 19 en situation régulière, 33 en situation irrégulière, et d’autres dont le statut migratoire était inconnu ou qui constituaient des cas particuliers.[108] Si beaucoup avaient l’intention de se rendre aux Canaries, d’autres cherchaient à vivre et à travailler en Mauritanie ou à continuer leur voyage vers le Maroc. Certains avaient rencontré des obstacles à leur régularisation en Mauritanie.
La plupart des personnes interviewées ont été détenues pendant une durée comprise entre un jour et plusieurs semaines : 42 ont été gardées dans des centres de rétention de migrants gérés par la police à Nouakchott ou Nouadhibou ; 26 ont été détenues dans des commissariats de police,[109] quatre dans des postes de gendarmerie, et deux dans des postes de la Garde Côtes ou de la Marine. Cinq personnes ont été en prison, soit en détention préventive pendant 6 à 7 mois, soit pour purger des peines de 3 à 5 ans.
Parmi les 43 cas de violence ou d’autres formes de maltraitance physique documentés, 28 victimes ont été interviewées par Human Rights Watch, tandis que des témoins ou d’autres sources ont signalé des cas impliquants au moins 15 personnes. Les victimes interviewées comprenaient 23 hommes, 4 garçons et 1 femme ; 22 ont subi des violences (tabassage ou torture) et 6 ont subi d’autres mauvais traitements. Certaines ont été transférées entre différents services et maltraitées par plusieurs auteurs. Des policiers ont commis la plupart des abus ; toutefois, les victimes ont identifié des gendarmes en tant qu’auteurs dans deux cas, des membres de la Garde Côtes ou la Marine dans deux cas, et de l’armée dans un cas. Les violences physiques ont eu lieu en détention, lors des expulsions, près de la frontière nord, lors d’arrestations ou d’autres interactions dans la rue, et en mer ou après les débarquements.
Torture
En juin 2022, Human Rights Watch a interviewé un homme sénégalais de 28 ans à la prison de Dar Naïm, où il purgeait une peine pour trafic de migrants. L’homme, qui affirmait avoir été accusé à tort, a déclaré que la police l’avait torturé pendant sa détention arbitraire avant sa mise en détention préventive officielle. Vers novembre 2021, a-t-il déclaré, lui et plusieurs Sénégalais ont pris un taxi pour se rendre à la plage, avec l’intention de partir en bateau : « Nous nous préparions à partir, vers 18 ou 19 heures... Le passeur n’était pas avec nous. La police de Nouakchott nous a attrapé... J’ai passé un mois en détention [dans le quartier SNDE]. J’ai été torturé, battu par la police. »[110]
Human Rights Watch a également documenté des actes de torture qui auraient été infligés à quatre personnes lors d’interrogatoires liés au trafic de migrants à Nouakchott en août 2022. Nous avons interviewé trois victimes (des pseudonymes sont utilisés pour leur protection) : « Mamadou Baldé » (M.B.), un Mauritanien noir accusé de trafic de migrants ; « Kemoh Sesay » (K.S.), un homme sierra-léonais et ami de M.B., vivant à Nouakchott ; et « Dauda Momoh » (D.M.), un homme sierra-léonais de 21 ans arrêté pour entrée irrégulière, puis détenu et expulsé vers le Mali.[111] M.B. a affirmé qu’un homme guinéen avait également été accusé de trafic de migrants et torturé en même temps que lui.[112] Pour corroborer ces témoignages, Human Rights Watch a examiné des photos des blessures de M.B. et interviewé l’avocat de M.B., trois amis de M.B. et K.S., y compris deux qui leur ont rendu visite pendant leur détention, ainsi qu’un travailleur humanitaire au Mali qui aide des migrants expulsés de Mauritanie.[113]
En août 2022, des policiers mauritaniens ont arrêté M.B. dans la banlieue de Nouakchott, juste après avoir arrêté plus d’une douzaine de migrants sierra-léonais arrivés irrégulièrement en Mauritanie, ainsi que leur chauffeur et l’homme guinéen.[114] M.B. a déclaré qu’il était allé rencontrer le chauffeur à la demande d’un ami sierra-léonais. Des agents portant deux uniformes différents, noir et kaki, ont emmené le groupe au commissariat de police d’Arafat II, a déclaré M.B. Ils ont interrogé les migrants sur leur voyage et les raisons de leur venue : « [La police] leur a demandé s’ils voulaient aller en Espagne... Ils ont répondu qu’ils n’étaient pas venus [en Mauritanie] pour aller en Europe, mais pour travailler. »[115]
Selon M.B., la police lui avait dit qu’il pouvait être libéré sous caution, donc il a appelé K.S., son ami sierra-léonais. « Quand [K.S.] a apporté l’argent, ils l’ont arrêté et ont pris l’argent », a déclaré M.B.[116] K.S. a déclaré à Human Rights Watch qu’il avait apporté 15 000 MRU (375 dollars US), mais « les policiers ne m’ont même pas parlé, ils m’ont juste arrêté ».[117] Ils n’ont pas libéré M.B.[118]
M.B. a déclaré que des policiers l’ont torturé pendant environ trois jours au commissariat d’Arafat II. Le premier jour, il a déclaré que cinq agents, vêtus de noir et de kaki, l’avaient emmené dans une pièce privée pour l’interroger : « Ils ont commencé à me fouetter le dos avec des câbles. Ils m’ont giflé. » Il a déclaré que les tortures avaient duré environ 30 minutes.[119] Les jours suivants, deux agents vêtus de noir l’ont torturé :
Ils m’ont déshabillé, m’ont bandé les yeux avec mon t-shirt... et m’ont battu. ... Ils se sont tenus debout sur mon dos pendant plus de 30 minutes. ... Ils avaient un câble électrique... ils m’ont soumis à des chocs [électriques]. Ils ont dit que j’aidais des gens à aller en Espagne. ... Ils m’ont dit : « Si tu ne dis pas la vérité, on va t’électrocuter... » ... Je leur ai dit que je ne savais pas de quoi ils parlaient. Au bout de deux heures, ils m’ont ramené dans ma cellule.
[Le troisième jour,] les deux mêmes hommes... m’ont forcé à retourner dans la pièce. J’ai refusé, et ils m’ont traîné... Je me suis blessé au genou. ... Ils m’ont dit : « Dis-nous la vérité et on te laissera partir ; tu amènes ces gens et tu les aides à aller en Espagne. » ... J’ai répondu : « Non, je ne connais pas ces gens... Tout ce que je sais, c’est qu’ils sont sierra-léonais... » Ils m’ont mis sur une table en verre et ils ont mis du courant [infligé des décharges électriques] sur ma main... Je suis tombé, et la table est tombée et m’a coupé la main. ... Ensuite, ils m’ont emmené à l’Hôpital National.[120]
Human Rights Watch a examiné des photos montrant le genou et la main blessés de M.B. avant et après avoir été bandés. Après son traitement, la police l’a ramené au commissariat. « Pendant quatre jours, je n’ai rien mangé... [Le cinquième jour], un ami m’a apporté à manger », a déclaré M.B. Un ami mauritanien de M.B. qui l’avait visité en détention a déclaré à Human Rights Watch : « J’ai vu du sang sur sa chemise... Je lui ai demandé : ‘Ils t’ont battu ?’ Il m’a répondu ‘oui’ ».[121]
M.B. a déclaré que la police l’avait transféré au commissariat d’Arafat IV, puis finalement l’avait conduit au tribunal, huit jours après son arrestation. « À ce moment-là, mes blessures étaient plus guéries, les bandages avaient été retirés... Au tribunal, le procureur m’a dit... ‘La police a déclaré que vous aidez des gens à se rendre en Espagne. Êtes-vous coupable ?’ J’ai répondu ‘Non.’ Il m’a dit qu’ils enquêtaient et qu’ils me libéreraient sous caution. » Après sa libération, M.B. a déclaré qu’il ressentait encore des douleurs à la main et au dos à cause des tortures subies.[122]
K.S., l’ami sierra-léonais de M.B., a déclaré qu’après avoir apporté la première « caution » pour M.B. à Arafat II, la police l’avait détenu (K.S.) pendant huit jours, le transférant entre deux commissariats de police et le centre de rétention de migrants du Ksar, où il avait rencontré plusieurs migrants sierra-léonais. Le lendemain, « ils m’ont transféré dans un autre commissariat de police, je crois dans le [quartier] de Tevragh Zeyna... Je suis resté là-bas pendant une journée... Ils m’ont demandé... où j’avais trouvé cet argent... [et] si je connaissais [M.B.] ».[123] Là-bas, il a déclaré :
[Deux agents] m’ont frappé avec un bâton... plus de dix fois dans le dos et une fois à la tête... cela a duré peut-être 30 minutes ou une heure, je ne sais pas. J’avais du sang dans la bouche quand ils m’ont frappé à la tête. ... [L’un d’eux] répétait : « Dis la vérité »... J’ai répondu : « Je le fais... » Ils m’ont donné de l’eau, mais rien à manger pendant un jour et demi.[124]
Le lendemain, la police a ramené K.S. au centre de rétention de migrants, avant de le libérer quatre ou cinq jours plus tard.[125] Une femme qui a rendu visite à K.S. en détention a déclaré : « Il m’a dit qu’il avait été battu, torturé, privé de nourriture. »[126] Les autres Sierra-Léonais étaient déjà repartis, la police les ayant expulsés vers le Mali peu après leurs arrestations.[127]
Human Rights Watch a retrouvé l’un des Sierra-Léonais expulsés, D.M., dans un centre d’accueil au Mali. Il a confirmé avoir vu M.B. et avoir été détenu par la police au commissariat d’Arafat II pendant environ deux jours, où « ils m’ont battu... Je ne savais pas pourquoi, parce que je n’ai pas compris la langue ». Au centre de rétention de migrants, « on ne nous a rien donné à manger... Ils nous ont beaucoup frappés ».[128] Le personnel du centre d’accueil au Mali a déclaré avoir observé des « traces de sévices corporels sur son corps ».[129]
Viol et harcèlement sexuel
Des sources ont signalé des cas de viols commis par des agents de la police mauritanienne contre au moins neuf migrants, huit femmes et un homme, entre 2020 et 2022.
Une femme sénégalaise de 43 ans en situation irrégulière qui travaillait dans un restaurant à Zouérat a déclaré à Human Rights Watch en 2022 : « Un policier... menace des migrants, il dit que si nous ne lui donnons pas d’argent, il... nous fera expulser... Il oblige également des femmes à coucher avec lui... sous peine d’être expulsées. » Elle a nommé deux femmes qui avaient obéi et a déclaré que d’autres qui avaient refusé avaient été expulsées.[130]
Un homme sénégalais intercepté en mer par la Marine ou la Garde Côtes en 2020, a déclaré que les sept femmes du groupe avaient été séparées et violées pendant leur détention dans un poste de la Marine ou de la Garde Côtes à Nouadhibou, selon deux femmes avec lesquelles il s’était entretenu.[131]
Le directeur d’un centre d’accueil pour migrants à Bamako, au Mali, a déclaré avoir accueilli deux personnes expulsées de Mauritanie en 2022 qui lui ont dit avoir été violées. L’une d’elles, un homme nigérian d’une vingtaine d’années, a déclaré avoir été arrêté par la police près de la frontière entre la Mauritanie et le Sahara occidental, détenu dans un poste frontière, transféré à Nouadhibou et Nouakchott, puis expulsé vers le Mali. « [L’homme] a déclaré que deux policiers mauritaniens… l’avaient sodomisé. » D’après le témoignage de l’homme, le directeur a estimé que le viol présumé avait eu lieu vers août 2022. Il a déclaré avoir examiné l’homme et constaté des saignements rectaux. « Il pleure tout le temps », a déclaré le directeur.[132]
L’autre cas concernait une femme camerounaise de 20 ans qui aurait été violée par des policiers à Nouakchott. Comme la femme était enceinte à la suite du viol présumé, « presque à terme » lorsque le centre l’a accueillie en septembre 2022, le directeur a estimé que le viol avait eu lieu vers janvier ou février 2022 : « Elle a été détenue au siège du centre de rétention Le Ksar... en préparation pour refoulement [expulsion]. Selon son témoignage…, deux policiers l’ont sortie du centre sous un faux prétexte qu’elle devait faire quelques petits travaux… Ils l’ont gardée dans le domicile du type [d’un des policiers] pendant deux à trois jours… Les deux policiers l’ont violée », a-t-il déclaré.[133]
Deux autres migrants ont raconté avoir été victimes de harcèlement sexuel de la part de la police. Khady Sonko, une femme sénégalaise de 23 ans, a été victime de violences, de menaces de viol, de détention arbitraire et d’extorsion de la part de la police en janvier 2020. Elle a déclaré être entrée légalement en Mauritanie, en transit vers le Maroc, où elle espérait trouver du travail. Alors qu’elle approchait de la frontière du Sahara occidental avec un groupe de migrants, des policiers mauritaniens en uniforme kaki les ont arrêtés. Elle a déclaré :
Deux policiers voulaient coucher avec moi, mais j’ai refusé, alors ils m’ont frappée. J’ai été blessée à la main. Ils m’ont donné un choix : les laisser me violer ou les payer... J’ai demandé à ma sœur aînée, qui m’a envoyé de l’argent par téléphone. J’ai donné 100 000 CFA [180 dollars US] à un agent. Ils nous ont retenus pendant deux heures dans une zone désertique près de la frontière, dans une sorte de bâtiment, peut-être un poste de police. Après que j’eus payé, ils m’ont laissée partir.[134]
Une femme malienne de 26 ans vivant à Nouakchott a décrit le harcèlement sexuel dont elle a été victime de la part d’un policier vers mai ou juin 2022. Lorsqu’elle a vu des policiers s’apprêter à arrêter un homme malien, elle a tenté de négocier avec eux : « L’un d’eux a dit : ‘OK, nous allons le laisser partir. Tu montes dans [le véhicule] et nous irons à ta maison, et nous allons... [coucher ensemble].’ » Elle a refusé.[135]
Autres abus et mauvais traitements
Trois autres personnes ont également subi des exactions près de la frontière nord de la Mauritanie. Marco Gibson, un homme libérien de 46 ans, a déclaré être entré illégalement en Mauritanie en décembre 2024 :
Nous étions plus de 40 [migrants]... en route vers la frontière. ... Les militaires nous ont capturés – ils ont dit qu’ils étaient l’armée mauritanienne... Ils ont dit... que nous n’avions pas de visa... [et] que la façon dont nous étions entrés n’était pas normale... Ils nous ont dit de nous allonger... Certains nous ont battus avec des bâtons... d’autres ont utilisé un type de fouet en caoutchouc. Mon genou a reçu des coups et depuis, il gonfle et me fait mal... Je n’avais jamais rien vu une attitude aussi brutale envers des êtres humains.[136]
Gibson a déclaré que les militaires avaient remis le groupe aux gendarmes, qui les avaient transférés à la police, laquelle l’avait expulsé vers le Mali après deux semaines de détention. Human Rights Watch a examiné des photos et des vidéos du genou blessé de cet homme.[137]
Baye Dirham Ndiaye, un homme sénégalais de 32 ans, a déclaré être entré légalement en Mauritanie en juin 2020. Il a déclaré qu’une dizaine de policiers mauritaniens en uniforme kaki l’avaient intercepté près de la frontière nord avec un groupe d’une vingtaine de migrants ouest-africains, y compris plusieurs adolescents. « Ils ont demandé nos passeports... tout le monde était en règle. Ils ont demandé de l’argent. Nous avons refusé, et ils nous ont battus... avec des bâtons ou des cravaches, certains avec leurs mains... J’ai été blessé à la tête et au poignet. Ils nous ont gardés 10 jours dans un poste de police ou un hangar dans le désert. ... Ils ont pris 250 000 CFA [450 dollars US] dans mon sac... Ils ont libéré tout le monde après que nous avons payé. » Ndiaye a déclaré qu’ils avaient ensuite transité légalement par le poste-frontière contrôlé par le Maroc.[138]
Ousmane Diallo, un homme guinéen de 22 ans, a déclaré que la police mauritanienne l’avait arrêté avec un autre migrant près de la frontière nord en septembre 2022 : « Ils nous ont fait beaucoup de souffrances dans le désert. Ils nous ont déshabillés, ont pris nos vêtements, nous ont laissés allongés sur le sol de 1 à 2 heures du matin... Puis ils nous ont dit : ‘Allez,’ et nous ont laissés marcher dans le froid... à moitié nus... [Enfin,] un civil m’a donné des vêtements. » Il a déclaré que d’autres policiers mauritaniens l’avaient arrêté à Nouadhibou, et détenu puis expulsé vers le Mali. Une chercheuse de Human Rights Watch l’a rencontré à Bamako quelques jours plus tard.[139]
Abdou Fall, un homme sénégalais de 28 ans, a déclaré être entré légalement en Mauritanie en 2021, voyageant en direction du nord vers le Maroc. Alors qu’il se trouvait dans une voiture avec un groupe de cinq Ouest-Africains, « la police de Nouakchott nous a stoppés... [et] a demandé de l’argent. Ils me frappaient, me maltraitaient et me tiraient les cheveux... ils... ont pris 200 euros ». Il a déclaré que le fait de montrer leurs documents n’avait rien changé.[140]
Un homme sierra-Léonais de 26 ans a déclaré que son frère et lui étaient entrés irrégulièrement en Mauritanie en août 2022, avec l’intention de continuer vers l’Algérie pour trouver un travail. Il ne savait pas exactement dans quelle ville ils avaient été arrêtés avec plusieurs autres migrants. Il a raconté :
Nous marchions dans la rue, mendiant pour de la nourriture et pour le transport... La police nous a arrêtés... Ils nous ont dit de leur donner de l’argent... Nous avons dit : « Nous n’avons rien » ... Ils ont répondu : « Ce n’est pas une question de documents... Si vous avez de l’argent, vous pouvez passer. » ... Ils nous ont enfermés pendant trois jours dans un commissariat. ... Ils nous ont frappés avec un koboko [fouet]. Après avoir pris notre argent, il n'y a plus eu de coups. ... Ils nous ont libérés à 20 heures. ... Je [n’ai pas vu] mon frère... Je ne sais toujours pas où il est.[141]
Détention des migrants : mauvaises conditions et maltraitance
Les autorités et les responsables européens désignent les centres de détention de migrants gérés par la police mauritanienne par des euphémismes tels que centres « de transit », « de rétention » ou « d’accueil ».[142] En réalité, les recherches menées par Human Rights Watch entre 2020 et début 2025 ont révélé qu’il s’agissait de centres fermés où les migrants étaient enfermés dans des pièces pendant des jours, voire des semaines, avant d’être expulsés. À Nouakchott, un centre situé dans le quartier de Bagdad a fonctionné jusqu’en 2021 environ ; la plupart des personnes interviewées pour ce rapport ont été détenues dans le centre du quartier Le Ksar, qui est resté opérationnel jusqu’à fin 2024 ou début 2025. À Nouadhibou, la police a continué à utiliser un bâtiment de la Direction Régionale de la Sûreté (DRS) pour la détention des migrants.
Outre plusieurs cas de violences physiques, des dizaines de personnes détenues dans les centres à Le Ksar, à Bagdad et à la DRS de Nouadhibou entre 2020 et 2024 ont décrit des traitements inhumains ou de mauvaises conditions de détention, y compris la surpopulation, l’obligation de dormir à même le sol, l’insalubrité et un accès limité aux toilettes. La plupart ont déclaré que la police ne leur fournissait que peu ou pas de nourriture et qu’ils devaient payer les gardes ou appeler des contacts pour se faire apporter à manger, s’ils le pouvaient.[143]
Ibrahim Kamara, un homme sierra-léonais de 23 ans, a déclaré qu’au cours des trois jours qu’il a passés dans le centre du Ksar vers août 2022, « [la police] m’a beaucoup frappé et ne m’a pas donné à manger. Ils m’ont traité comme un animal. Quand je voulais aller pisser [ou] parler à un policier, il me frappait la main ou le dos avec un koboko [fouet] ». Il a déclaré qu’il n’avait pu manger que parce que d’autres migrants partageaient leur nourriture.[144] Quatre Guinéens ont également déclaré avoir été frappés par des policiers lors de leur détention par les services de l’immigration en 2022 à Nouadhibou ou Nouakchott.[145]
Quatre hommes ont décrit avoir été témoins de violences au centre du Ksar. Un homme sénégalais a déclaré en juillet 2023 : « J’ai vu des policiers bastonner plusieurs autres personnes sans raison – des Sénégalais, des Maliens, des Béninois. Coups de poing, coups de pied. »[146] Deux Guinéens détenus en novembre 2022 ont déclaré que la police ne leur donnait que du pain et battait des migrants qui se plaignaient.[147] « Mon ami leur a dit : ‘Nous voulons manger,’ alors le policier... lui a piétiné le dos », a déclaré l’un d’eux.[148] Un homme malien a déclaré avoir vu deux migrants se faire tabasser en février 2021. Dans un cas, « Ils ont menotté un Malien, l’ont fait s’agenouiller et l’ont frappé avec une ceinture... parce qu’il avait deux cartes d’identité. » Dans l’autre cas, « un homme a dit qu’il était né en 2007 [qu’il avait 14 ans]. Ils ont dit que ce n’était pas son âge réel, et l’ont frappé ».[149]
Un homme camerounais de 30 ans a décrit son expérience dans le centre du Ksar en juin 2022 :
J’ai passé une semaine là-bas, jusqu’à ce qu’ils aient une vingtaine de personnes [à expulser vers le Mali]... Des Maliens, des Ivoiriens et quelques Sierra-Léonais... Aucun d’entre nous n’a mangé pendant ce temps-là, nous buvions juste de l’eau... Ils ne nous autorisaient jamais à aller aux toilettes. Ils avaient un seau dans un coin pour que nous puissions uriner... Pour le reste [la défécation], tu ne peux pas le faire de toute façon si tu n’as pas mangé. ...
Le vrai problème, c’est le racisme. Ils pensent que tu ne mérites pas d’aide parce que tu es noir, comme si tu ne mérites pas les conditions humaines minimales.[150]
Un homme sierra-léonais de 24 ans a déclaré qu’en août 2022, au centre du Ksar : « Nous devions uriner à l’intérieur, par terre. »[151] Un homme malien de 19 ans a déclaré que lors de sa détention par les services de l’immigration à Nouakchott (à Bagdad ou au Ksar) en février 2021, la police l’avait menotté à titre punitif lorsqu’il avait demandé à manger.[152] En janvier 2025, un homme camerounais de 24 ans a déclaré que la police ne fournissait toujours pas de nourriture dans le centre du Ksar : « Ils ont dit que si tu veux manger, tu paies. »[153]
Une chercheuse de Human Rights Watch a visité le centre du Ksar en 2022 et 2023, où elle a pu observer les toilettes et trois pièces utilisées pour détenir les migrants. Les hommes étaient répartis dans deux pièces, avec des nattes pour dormir. D’après les témoignages des personnes interrogées, les femmes étaient détenues dans une pièce séparée. La chercheuse a observé une femme dans la troisième pièce, ainsi que plusieurs gardes masculins, des matelas et des sommiers, des nattes, une télévision, une cuisinière à gaz, du thé, de l’eau et un bol de nourriture.
Au moment des visites, moins d’une douzaine de personnes étaient détenues ; leur nombre varie fréquemment, car les autorités procèdent à des expulsions périodiques vers les zones frontalières. Des témoignages d’autres personnes interviewées ont indiqué que parfois des dizaines de personnes étaient détenues en même temps. Le directeur du centre a déclaré à Human Rights Watch que la capacité de l’établissement était de 100 personnes, tandis qu’un haut responsable de la police a déclaré que la capacité maximale devrait être de 70 personnes.[154] Le directeur du centre a déclaré que les repas étaient servis deux fois par jour – « du riz, du poulet, des légumes ».[155] Cependant, les témoignages de migrants détenus, de représentants des communautés de migrants à Nouakchott, et d’autres personnes indiquent que c’était rarement le cas.[156]
« Les gens restent là pendant deux semaines sans assistance alimentaire … les jeunes pleurent et disent ‘aidez-nous’ », a déclaré un représentant de la communauté gambienne. « Nous devons prendre l’argent de nos propres poches pour les nourrir… Mais si vous détenez des gens pour les expulser, vous devriez les nourrir. »[157]
Un responsable de la police a déclaré à Human Rights Watch en 2023 que la Direction Générale de la Sûreté Nationale accordait un budget trimestriel pour la nourriture aux commissariats de police et aux centres de rétention, mais a reconnu que ce « ne suffit pas ». Il a également déclaré avoir visité le centre du Ksar en février 2023 et avoir demandé des améliorations.[158] En juillet 2025, le gouvernement a déclaré que le centre du Ksar était temporairement fermé pour « réhabilitation afin de répondre aux normes actualisées ».[159]
Le centre de rétention à la DRS de Nouadhibou, visité par Human Rights Watch en 2022, ne comptait aucun détenu au moment de la visite. La chercheuse a observé deux salles de bain et deux grandes cellules vides avec des fenêtres grillagées, qui, selon les commissaires de la police, pouvaient accueillir environ 20 personnes chacune.
Un homme sénégalais détenu au centre de Nouadhibou en 2021 a déclaré : « Quand nous sommes arrivés, j’ai reçu une seule bouteille d’eau et du pain... De 18 heures jusqu’au lendemain matin, tu ne peux pas sortir ; tu dois uriner dans la pièce. On ne pouvait pas se laver. » Il a été transféré au centre de Bagdad, où « les toilettes... débordaient dans la pièce ».[160]
Le chef de la police à Nouadhibou a déclaré à Human Rights Watch : « Lorsque les migrants sont amenés ici, nous les gardons dans les meilleures conditions possibles. »[161] Le gouvernement a déclaré en juillet 2025 que ce centre était toujours en service mais « en phase de réaménagement, avec l’objectif d’améliorer les conditions d’accueil et de garantir la protection des droits fondamentaux des personnes concernées. »[162]
Au cours de la vague d’arrestations et d’expulsions de migrants au début de l’année 2025, la police a commencé à utiliser trois centres situés dans les moughataas (quartiers) de Dar Naïm, Arafat et Sebkha à Nouakchott pour accueillir le nombre croissant de détenus. La Commission Nationale des Droits de l’Homme (CNDH), ainsi qu’une délégation d’une équipe parlementaire « en charge des migrations et des réfugiés » accompagnée de la police (DST), ont visité séparément ces trois centres en mars et avril afin d’évaluer les conditions de détention.[163] La CNDH a déclaré avoir constaté que « les conditions de rétention sont respectables » et que « les migrants interrogés n’ont pas mentionné de mauvais traitements ».[164]
Des photos publiées par le ministère de l’Intérieur sur Facebook montrent la délégation visitant les centres et discutant avec des migrants assis sur des nattes ou des matelas fins posés sur le sol.[165]
Le gouvernement a déclaré à Human Rights Watch en juillet 2025 que « trois (3) repas équilibrés sont fournis chaque jour à l’ensemble des personnes détenues dans les centres de rétention de migrants ». Les autorités ont indiqué que le Croissant-Rouge mauritanien fournirait de la nourriture dans les deux nouveaux centres de Nouakchott et Nouadhibou (les « Centres d’Accueil Temporaire des Étrangers », ou CATE) qui devaient ouvrir en septembre 2025, réservés aux migrants débarqués des bateaux. Elles n’ont pas précisé si le budget alloué à la police pour l’alimentation dans les autres centres de rétention avait été augmenté pour répondre au problème de longue date de l’insuffisance de la nourriture.[166]
Prisons : mauvaises conditions, détention préventive prolongée
Les personnes accusées de trafic de migrants en Mauritanie ont été confrontées à de mauvaises conditions de détention dans les prisons, à des détentions préventives prolongées (plus de six mois), et à la détention de prévenus (personnes non condamnées) avec des prisonniers condamnés, y compris pour crimes graves. Cette dernière pratique est contraire aux normes internationales en matière de détention, qui prévoient que les détenus soient classés en fonction de l’évaluation de leur niveau de risque et que les prisonniers condamnés soient séparés des personnes en détention préventive.[167]
En Mauritanie, le trafic de migrants peut être poursuivi comme un délit ou un crime. Le gouvernement a déclaré que la détention préventive est limitée à quatre mois pour les délits et à six mois pour les crimes, renouvelable une fois ; toutefois, cette limite peut être portée à deux et trois ans respectivement pour les délits et les crimes pour « cause d’infraction commise en bande organisée, [comme dans] le cas [du]...trafic illicite de migrants. »[168]
Entre 2020 et 2024, des conditions de surpopulation et d’insalubrité ont persisté dans des prisons mauritaniennes, en particulier dans l’une des plus grandes, la prison de Dar Naïm à Nouakchott.[169] Selon les données du ministère de la Justice, en août 2023, la population carcérale de Mauritanie était de 2 417 détenus dont 335 étrangers ; 977 d’entre eux étaient des prévenus (en détention préventive). Près de la moitié des détenus (1 010, dont 117 étrangers) étaient incarcérés à la prison de Dar Naïm à cette date, soit trois fois plus que sa capacité prévue.[170] En juin 2025, la population carcérale de la prison de Dar Naïm était tombée à 854 personnes, dont 140 étrangers, bien que le nombre total de prisonniers en Mauritanie ait augmenté pour atteindre 3 250, dont 542 étrangers ; 1 705 étaient des prévenus.[171] La population carcérale en juin 2025 comprenait 300 personnes accusées de trafic de migrants, dont 83 avaient été condamnées et 217 étaient des prévenus ; la majorité d’entre elles se trouvaient dans les prisons de Dar Naïm et de Nouadhibou.[172]
Un responsable du ministère de la Justice a déclaré en 2023 que l’administration de la prison de Dar Naïm n’avait « aucune capacité de classer les personnes par type de crime », mais « essayait de trier » les prisonniers selon leur « comportement, âge, et adaptation ».[173] Lors d’une visite à la prison de Dar Naïm en juin 2022, une chercheuse de Human Rights Watch a observé des cellules surpeuplées et sales, où les détenus dormaient sur des nattes ou des matelas à même le sol. L’établissement abritait à ce moment plus de 1 000 prisonniers, dont 51 personnes accusées de trafic de migrants ou de complicité dans ce trafic – 11 condamnées et 40 prévenus (19 Mauritaniens, 18 Sénégalais, 11 Maliens, 2 Gambiens et 1 Guinéen). Au moins 17 d’entre elles étaient en détention préventive depuis plus de six mois.[174]
Un représentant de la communauté malienne à Nouakchott a déclaré que la détention préventive prolongée, pouvant aller jusqu’à deux ou trois ans, était un problème pour les Maliens détenus dans les prisons mauritaniennes.[175] Human Rights Watch a interviewé individuellement et séparément cinq hommes accusés de trafic de migrants ou de complicité qui étaient détenus à la prison de Dar Naïm ou à la prison centrale de Nouakchott pour des périodes allant de six mois à plusieurs années. Tous se sont plaints de fausses accusations et de mauvaises conditions de détention.[176]
Human Rights Watch a également interviewé ensemble le frère et la sœur d’un homme sénégalais, Cheikh Ngom, qui, selon eux, est décédé en septembre 2022 alors qu’il purgeait une peine de cinq ans de prison en Mauritanie pour trafic de migrants. « Il est tombé malade dans la prison de Dar Naïm... ma sœur est allée le voir », a déclaré le frère de Ngom. « Elle a demandé à l’administration pénitentiaire de l’emmener à l’hôpital... il est mort devant elle à l’hôpital régional de Nouakchott. » Les frères et sœurs de Ngom ont déclaré qu’il souffrait de douleurs à l’estomac et ont attribué sa maladie et son décès à « la mauvaise nourriture » et à « la négligence des gardiens de la prison au moment où il avait besoin d’aller à l’hôpital ».[177]
En réponse à ces allégations, le gouvernement mauritanien a demandé des informations supplémentaires et a déclaré :« Depuis 2021 à ce jour, aucun détenu, répondant au nom de Cheikh NGOM n’a été connu ni enregistré à la prison de Dar-Naim ».[178]
Enfants maltraités, détenus, extorqués
Human Rights Watch a interviewé six garçons de nationalités ouest-africaines âgés de 13 à 17 ans, qui ont été maltraités par des forces de sécurité mauritaniennes entre 2021 et 2022. Leurs situations migratoires étaient irrégulières ou inconnues. Trois d’entre eux avaient tenté de rejoindre les Canaries par bateau. Cinq ont été placés en détention ; deux ont payé des policiers pour éviter la détention, y compris dans un cas où la police a explicitement exigé un paiement ; et quatre ont subi des violences physiques.[179] Les garçons placés en détention ont été gardés avec des hommes adultes sans lien de parenté avec eux, recevant peu ou pas de nourriture. Un garçon a été détenu dans un commissariat de police pendant 24 heures, et quatre garçons ont été détenu dans les centres de rétention de migrants de 5 à 15 jours avant leur expulsion vers le Mali ou le Sénégal.[180]
Un garçon guinéen de 17 ans qui a tenté un voyage aux Canaries en bateau en février 2021, avant de revenir (en Mauritanie) après avoir rencontré des problèmes en mer, a déclaré que des gendarmes l’avaient arrêté et battu avant de le transférer au centre du Ksar.[181] La police l’a placé en détention avec près d’une centaine de migrants, selon son estimation, y compris une dizaine d’adolescents maliens :
Nous étions tous enfermés dans le même salon [pièce]... Nous dormions sur le sol carrelé... Si nous avions besoin d’aller pisser... ils disaient non, sauf à des heures fixes... Après [des biscuits et du lait] le premier jour, ils ne nous ont pas apporté à manger, sauf quelques fois leurs restes de repas. ... Certains Maliens... ont appelé des proches pour qu’ils leur apportent de la nourriture...
[Les policiers] m’ont demandé mon nom, âge, nationalité... [et] mes papiers. ... Je leur ai dit mon âge et ma date de naissance. Ils n’ont rien dit après... Le deuxième ou troisième jour, un [officier] espagnol est venu... [à cause d’]un homme accusé d’avoir fait partir des gens en Espagne.[182]
Le garçon a déclaré que personne n’avait évalué les besoins des détenus en matière de protection et que la police ne lui avait pas donné la possibilité d’appeler quelqu’un avant de l’expulser vers le Mali.[183]
Un autre garçon guinéen de 17 ans, venu en Mauritanie pour trouver du travail après la mort de ses parents, a déclaré que des policiers l’avaient arrêté dans les rues de Nouakchott au début de l’année 2021 :
Les policiers... m’ont demandé ma pièce d’identité. J’ai dit, « je n’en ai pas. » Ils... m’ont emmené [dans un centre de rétention de migrants], dans une salle très grande où se trouvaient beaucoup de personnes [ouest-africaines]. Je leur ai dit mon âge... Ils m’ont demandé : « Pourquoi as-tu quitté ton pays, alors que tu es mineur ? » ... J’ai passé deux semaines là-bas. Ce n’était pas propre... Je dormais par terre sur une natte... La police ne nous donnait rien à manger... Un autre Guinéen a acheté de la nourriture et m’en a donné. Certains jours, je ne mangeais qu’une fois par jour.[184]
Un troisième garçon guinéen de 17 ans a déclaré être venu en Mauritanie dans l’espoir de se rendre en Europe. Gagnant peu d’argent grâce à des petits boulots, il était sans abri à Nouakchott.[185] Une nuit, en décembre 2021 ou janvier 2022, il a déclaré :
Je dormais dehors, au bord de la route... La police m’ont pris... Ils m’ont demandé ma pièce d’identité. Je n’en avais pas. ... Ils m’ont emmené au commissariat de police [du quartier 5ième]... vers 23 heures. Ils n’ont pas demandé mon âge. J’étais dans une petite salle [pièce] fermée avec... quelques jeunes comme moi et quelques adultes, tous étrangers... Ils m’ont gardé là-bas toute une journée sans rien me donner à manger. La nuit suivante, ils m’ont juste relâché.[186]
Un représentant communautaire a rapporté un autre cas : en août 2023, selon lui, les autorités mauritaniennes ont arrêté un garçon guinéen âgé de 16 ou 17 ans avec un petit groupe de migrants près de la frontière avec le Sahara occidental. « Il essayait de se rendre au Maroc. Il avait ses papiers, il les a montrés à la police des frontières, mais ils s’en fichaient », a déclaré le représentant. « Il avait perdu sa carte de séjour [mauritanienne] ; il avait été agressé et des gens l’avaient prise, avec son téléphone. Mais la carte était toujours valide. Il avait une attestation de perte du commissariat de police, une carte consulaire guinéenne et une carte de membre de mon association. Je le connaissais et j’ai discuté de son cas avec les autorités, mais elles m’ont juste répondu : ‘Il faut que ces gens soient refoulés.’ » La police a emmené le garçon dans un centre de détention pour immigrés à Nouadhibou et Nouakchott, puis l’a expulsé vers le Mali.[187]
Plusieurs migrants adultes interviewés ont déclaré avoir été témoins de violences policières à l’encontre d’hommes et d’adolescents lors d’arrestations ou de détentions.[188] Des dizaines d’entre eux ont déclaré avoir vu et interagi avec des enfants dans les centres de rétention de migrants ou lors d’expulsions.[189] Leurs témoignages, ainsi que ceux des garçons interviewés, indiquent que les autorités n’ont pas toujours vérifié l’âge des personnes arrêtées ou interceptées en mer, ou dans certains cas, n’ont pris aucune mesure après avoir eu connaissance de l’âge des enfants (surtout des adolescents). Si, entre 2020 et 2024, la police de Nouakchott et de Nouadhibou a commencé à orienter plus fréquemment les enfants non accompagnés – et parfois les enfants accompagnés de leur mère – vers des services de protection ou d’autres centres d’accueil (gérés par l’Organisation internationale pour les migrations, l’OIM ; le ministère de de l’Action sociale, de l’Enfance et de la Famille; ou des organisations de la société civile), elle a parfois placé des enfants avec leur mères dans les centres de rétention de migrants et continuait de détenir périodiquement des adolescents avec des adultes qui n’avaient aucun lien de parenté avec eux.[190]
Un homme malien de 20 ans arrêté à Nouakchott en février 2021 a déclaré : « Quatre garçons ont été arrêtés avec nous... La police nous a tous mis en [détention], sans demander leurs âges, sans les séparer [des adultes]. Nous avons également rencontré deux filles en détention, âgées peut-être de 14 ou 15 ans et 17 ans. » L’homme a déclaré que lors les trois jours avec très peu de nourriture, « c’était très dur pour les enfants... ils avaient très faim. »[191] Un homme malien de 29 ans détenu à peu près au même moment a déclaré avoir vu environ 10 enfants au total : « J’ai été obligé de partager mon pain... ils n’avaient pas de proches pour leur apporter quelque chose à manger. ... Un garçon ivoirien, âgé d’environ 17 ans, pleurait et pleurait, il ne supportait pas d’être détenu. »[192]
Les autorités mauritaniennes ont déclaré à Human Rights Watch que tout migrant mineur (enfant) intercepté ou arrêté devait être orienté vers le ministère de l’Action sociale, de l’Enfance et de la Famille (MASEF) ou vers l’OIM.[193] Début 2025, un responsable de l’OIM a déclaré que la police n’invitait généralement pas l’OIM à visiter les centres de rétention, mais que « quand nous savons qu’il y a des mineurs en détention, nous demandons qu’ils soient libérés ».[194] Un ancien responsable du ministère de la Justice a déclaré que lorsque l’âge d’un jeune n’est pas clair ou que la personne n’a pas de pièce d’identité, « la police doit prouver qu’il est majeur ; s’ils ne peuvent pas, ils doivent l’orienter vers le MASEF. »[195]
Un responsable de la police à Nouakchott a déclaré à Human Rights Watch : « Lorsque [les policiers chargés des centres de rétention de migrants] m’envoient des informations, ils disent que tous les gens [détenus] sont majeurs. »[196] À Nouadhibou, le chef de la police a déclaré : « Si un enfant n’a pas de papiers, souvent nous appelons leurs représentants communautaires... et leur consulat est informé. »[197] Lors des visites de Human Rights Watch au centre du Ksar en 2022 et 2023, le directeur du centre a déclaré qu’aucun enfant n’était détenu.[198] Cependant, des témoignages rapportés à Human Rights Watch et cités ci-dessus contredisent les affirmations du directeur.
En vertu du droit international des droits humains, les États ont l’obligation de protéger les enfants contre toutes formes de violence et d’abus, y compris l’exploitation, et doivent assurer la prise en charge approprié des enfants non accompagnés ou séparés. L’Union africaine et le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies ont déterminé que la détention liée à l’immigration n’est jamais dans l’intérêt supérieur de l’enfant et devrait être interdite en raison de ses effets néfastes.[199]
Dans sa réponse de juillet 2025, le gouvernement mauritanien a invoqué son « engagement... pour une protection renforcée des enfants migrants » et a déclaré que les enfants migrants non accompagnés qui ont été interceptés ou arrêtés sont gardés séparément des adultes, ne sont « jamais... détenus au-delà de la durée nécessaire à leur mise à l’abri » et sont orientés vers des structures de protection appropriées.[200]
Arrestations et détentions arbitraires
Beaucoup de personnes interviewées par Human Rights Watch ont déclaré que les autorités mauritaniennes les avaient arrêtées sans vérifier leurs papiers ni leur permettre de les aller chercher pour les présenter. Certaines étaient des demandeurs d’asile ; certaines ont déclaré avoir d’autres autorisations valables pour séjourner en Mauritanie ; et beaucoup ont déclaré ne pas avoir bénéficié d’une procédure régulière. Certains migrants ont déclaré que, lors de leur arrestation ou de leur détention, les autorités leur avaient demandé de présenter leurs documents ou les avaient questionnés sur leur statut migratoire. Toutefois, cela ne s’est pas produit de manière systématique, et les personnes placées aux centres de rétention de migrants n’ont généralement pas été déférées devant un tribunal et n’ont pas pu contester leur détention ou leur expulsion. La gestion par la police de la rétention administrative des migrants était faite de manière ad hoc, autorisant parfois les appels téléphoniques, contactant parfois des représentants communautaires ou le HCR au nom des détenus, et permettant la libération de certains détenus tout en refusant celle d’autres.
« La police a noté nos noms, mais ne nous a pas posé de questions », a déclaré un homme guinéen détenu au centre du Ksar en 2022.[201] Un homme sierra-léonais a déclaré que la police ne lui avait pas demandé ses papiers ni posé de questions lors de son arrestation à Nouakchott ; en détention, il a indiqué sa nationalité aux policiers, mais a déclaré qu’ils n’avaient pris aucune autre information avant de l’expulser vers le Mali en 2022.[202] Un homme libérien expulsé vers le Mali en décembre 2024 a déclaré à Human Rights Watch : « [La police] a dit que nous sommes entrés illégalement... Ils ont dit qu’ils nous emmèneraient au tribunal, mais ils ne l’ont pas fait... il n’y a jamais eu de procédure légale. »[203]
Dans de nombreux cas, des autorités ont arrêté ou menacé d’arrêter des personnes, soit sur la base d’un profilage racial ou ethnique de ceux qu’elles considéraient comme en situation irrégulière, soit pour leur extorquer de l’argent, soit pour les empêcher de quitter la Mauritanie de manière irrégulière, par exemple lorsqu’elles semblaient se préparer à embarquer sur un bateau ou à traverser le désert pour rejoindre le Sahara occidental ou l’Algérie. Le gouvernement mauritanien affirme que les migrants qui tentent de quitter le pays de manière irrégulière ne sont sanctionnés que conformément à la loi, ce qui s’appliquerait, par exemple, aux situations de complicité présumée dans le trafic de migrants ou de non-respect des protocoles de sortie tel que l’obligation de faire tamponner leurs documents.[204] Cependant, les recherches de Human Rights Watch indiquent que des migrants ont fréquemment été détenus dans des circonstances autres que celles prévues par la loi, alors qu’ils étaient soupçonnés de se préparer à quitter le pays de manière irrégulière. Dans de tels cas, la détention est arbitraire et constitue une violation du droit international des droits humains.
Si les migrants étaient généralement détenus dans des centres de rétention pour des périodes courtes, certains ont déclaré avoir été détenus dans d’autres établissements pendant des semaines sans un mandat d'arrêt (délivré par le parquet) , tels que des commissariats de police ou des postes de gendarmerie, de la Garde Côtes ou de la Marine. Selon le gouvernement mauritanien, « l’officier de police judiciaire peut… garder [une personne] à sa disposition pendant une durée de quarante-huit (48) heures, qui ne comprend pas le repos hebdomadaire » ; « Cette durée peut être prorogée une seule fois pour un délai égal à la période initiale par autorisation écrite du procureur de la République. »[205]
« Si un certain temps s’écoule sans qu’ils arrêtent des clandestins, ils vont commencer les rafles, pour attraper des innocents », a déclaré un mareyeur mauritanien à Nouadhibou, faisant référence aux arrestations par la police et la Garde Côtes de travailleurs migrants, y compris deux pêcheurs sénégalais qu’il employait.[206] « Souvent, la police ramasse des étrangers sans vérifier leurs papiers, les emmènent au centre [de rétention], et ce n’est que à ce moment qu’ils vérifient leur situation [en matière d’immigration] », a déclaré un représentant de la communauté guinéenne, qui aide fréquemment les migrants détenus. « Certains policiers profitent de cette situation pour racketer les migrants, en leur demandant de l’argent. »[207]
« Lorsque des migrants sont interceptés, la police devrait informer les organisations humanitaires afin qu’elles puissent faire un profilage [une évaluation ou ‘screening’ de leurs besoins de protection], mais souvent, ils ne le font pas », un responsable de l’ONU a déclaré à Human Rights Watch. Il a ajouté avoir visité des centres de rétention et y avoir trouvé des migrants qui n’avaient pas été interrogés sur leur nationalité « ni quoi que ce soit d’autre », qui avaient été déposés dans les centres sans évaluation individuelle de leur situation.[208]
En revanche, le directeur du centre du Ksar a déclaré que la police vérifiait toujours le statut migratoire de chaque détenu. Il a précisé que les personnes détenues dans son centre faisaient l’objet de rétention administrative.[209]
Réfugiés et demandeurs d’asile
Des responsables de l’ONU en Mauritanie ont déclaré que la police autorisait toujours l’accès aux centres de rétention au HCR quand celui-ci en faisait la demande et qu’ils invitaient parfois le HCR à procéder à des évaluations (« screenings ») des besoins de protection. Toutefois, avant l’adoption par le gouvernement en 2025 des Procédures Opérationnelles Standard pour la prise en charge des migrants, les responsables de l’ONU ont déclaré qu’il n’existait aucune procédure officielle et que les renvois vers le HCR n’étaient pas systématiques.[210] Un responsable du HCR a déclaré en 2023 qu’il avait constaté que « l’environnement de protection sûr commence à se diluer ». Il a ajouté que la police arrêtait parfois des réfugiés ou des demandeurs d’asile qui n’avaient pas sur eux leurs documents du HCR et les plaçait en détention sans leur donner la possibilité de récupérer leurs papiers à leur domicile. Dans certains cas, a-t-il précisé, des demandeurs d’asile munis de documents du HCR ont été victimes d’extorsion. « Nous avons soulevé cette question », a-t-il déclaré, mais la « première réponse [du gouvernement] est toujours que ce n’est pas officiel ». Sa deuxième réponse, a-t-il ajouté, est qu’« ils organisent des formations ».[211]
Un homme sierra-léonais de 27 ans titulaire de documents valides du HCR (vérifiés par Human Rights Watch) a déclaré que la police l’avait arrêté alors qu’il s’apprêtait à se rendre aux îles Canaries en Espagne en août 2021, lors d’une « descente » dans une maison au nord de Nouakchott où il séjournait avec une quarantaine d’autres migrants. La police l’a expulsé vers le Mali.[212]
Les demandeurs d’asile non enregistrés sont encore plus vulnérables. Un demandeur d’asile malien de 32 ans, appartenant à l’ethnie peul, qui a fui la région de Mopti au Mali en 2021 en raison des exactions commises par les forces de sécurité, a déclaré avoir déposé une demande d’asile auprès du HCR, mais ne pas encore être enregistré. Il a déclaré avoir été victime de plusieurs extorsions dans les rues du quartier 6ième de Nouakchott. « Les policiers demandent des documents et disent : ‘Paye 1 000 à 2 000 [anciennes] ouguiyas [2,50 à 5 dollars US], sinon tu vas devoir aller au commissariat’ », a-t-il déclaré.[213]
Une femme sénégalaise de 32 ans a déclaré que la police l’avait arrêtée avec sept autres femmes – dont trois avaient des documents du HCR attestant leur statut de demandeur d’asile ou de réfugié – lors d’une descente à Nouadhibou en juin 2022. « Deux policiers [mauritaniens] et quatre agents espagnols sont venus chez nous... Nous dormions. Ils cherchaient des clandestins, mais ils ne les ont pas trouvés », a-t-elle déclaré, faisant référence aux migrants qui prévoyaient de se rendre en Espagne par voie irrégulière. La police a d’abord détenu les femmes à Nouadhibou. Après leur transfert au centre du Ksar, la police a libéré les trois femmes enregistrées auprès du HCR.[214]
Accusations de situation irrégulière, de tentative de départ irrégulier ou de trafic de migrants
Dans certains cas, les autorités ont arrêté des étrangers africains en situation régulière, affirmant qu’ils étaient en situation irrégulière ou qu’ils planifiaient ou tentaient de quitter le pays de manière irrégulière.[215] Un homme sénégalais travaillant légalement comme mareyeur pour un patron mauritanien – avec lequel Human Rights Watch s’est également entretenu – a déclaré que la police l’avait arrêté arbitrairement à Nouadhibou en juillet 2021 : « Je suis sorti pour chercher le dîner... et j’ai oublié ma carte d’identité. En rentrant chez moi, je suis tombé sur des policiers, qui m’ont dit : ‘Monte dans la voiture. Tu es clandestin.’ J’ai sorti mon téléphone pour appeler ma femme, et ils m’ont giflé... et ils ont pris mon téléphone... Tous mes documents étaient chez moi... mais ils n’ont pas écouté. ... Ils m’ont pris 11 500 [anciennes] ouguiyas [28 dollars US]. » La police l’a détenu pendant quatre jours avant de l’expulser vers le Sénégal.[216]
Un homme malien de 21 ans a déclaré qu’il était en situation régulière en Mauritanie[217] lorsque la police l’a arrêté en mars 2021 alors qu’il transitait vers le nord par Chami, une ville située à 240 kilomètres au nord de Nouakchott. Après une semaine de détention à Nouakchott, il a été expulsé vers le Mali.[218] Un représentant de la communauté guinéenne a raconté un cas similaire en avril 2023, lorsque la police a arrêté un homme guinéen à Zouérat : « Sa femme m’a donné sa carte de séjour et je l’ai apportée à [la police] pour leur montrer qu’elle était valide, mais ils me l’ont prise. La police l’avait arrêté parce qu’il allait emprunter une route irrégulière vers l’Algérie, à travers le désert... mais il ne l’avait pas encore fait », a déclaré le représentant communautaire. L’homme a été expulsé vers le Mali.[219]
Dix hommes interviewés séparément ont déclaré avoir été arrêtés par les autorités mauritaniennes lors d’opérations de lutte contre le trafic de migrants, l’un en 2018 et les autres entre 2020 et 2023.[220] Six ont déclaré que les autorités les avaient faussement accusés de trafic de migrants ou de complicité, tandis que quatre ont déclaré que les autorités les avaient interrogés sur des passeurs et des « complices », notamment pour découvrir qui étaient les « capitaines » des bateaux interceptés. Sept ont été victimes de détention arbitraire, sans procédure régulière ni inculpation formelle.[221]
Thierno Diallo, un homme guinéen de 34 ans, a déclaré qu’il vivait et travaillait légalement comme chauffeur à Nouadhibou en février 2022 lorsque la police l’a arrêté arbitrairement :
Nous étions trois [migrants] dans ma chambre. [Des policiers] ont tapé à ma porte. ... Il y avait quatre policiers mauritaniens... et trois policiers espagnols en civil... Un policier mauritanien a pris mon col de chemise... Il m’a demandé, « C’est toi, Karim ? » Je lui ai répondu : « Non, moi, c’est Thierno. » ... Il m’a giflé, et il m’a menotté. ... Ils ont fouillé toute ma chambre. Ils m’ont posé la question : « Que fais-tu dans la vie ? » Je leur ai répondu : « Je suis chauffeur. » ... Je leur ai montré mon permis de conduire. ... Ils ont dit : « Non, vous êtes tous des immigrants... vous allez en Espagne. » J’ai répondu : « Non. » Ils ont pris tous mes documents... Ils ont dit : « Après, si nous ne trouvons rien, nous te les rendrons. »
… Lorsqu’on est arrivé au commissariat de police, ils ont vu que ma carte de séjour était en cours de validité… Au début, ils m’ont accusé d’avoir prétendument fait [du trafic] d’immigrants clandestins… J’ai dit : « Je peux vous donner le numéro [de mon patron] … » Un policier mauritanien a répondu : « Non… Nous savons que tous les étrangers qui viennent ici, c’est pour aller en Espagne. »[222]
Diallo a déclaré que la police lui avait confisqué son argent (8 000 MRU, soit environ 200 dollars US) et ses documents, l’avait détenu pendant neuf jours à Nouadhibou et Nouakchott, puis l’avait expulsé vers le Mali.[223]
Un représentant de la communauté malienne à Nouakchott a déclaré que « des policiers arrêtent souvent des personnes qu’ils appellent ‘passeurs’ juste pour obtenir de l’argent ».[224] Dans des cas documentés par Human Rights Watch en 2018, 2020 et 2022, les autorités ont détenu plusieurs hommes sénégalais pendant plusieurs semaines après leur interception en mer, sans procédure régulière, pour des enquêtes liées au trafic de migrants, en les soumettant à des abus.[225]
Extorsion et vol
Au moins 30 migrants et demandeurs d’asile interviewés par Human Rights Watch ont déclaré que les forces de sécurité mauritaniennes leur avaient extorqué de l’argent pendant des arrestations, des détentions ou des expulsions, ou sous la menace de les arrêter ou expulser. Onze personnes ont déclaré que les autorités avaient confisqué leur argent, leur téléphone, ou les deux, et ne les leur avaient jamais rendus.
Moussa Ba, un homme sénégalais de 35 ans qui se trouvait légalement en Mauritanie pour travailler en 2021, a déclaré : « J’étais à Nouadhibou, au marché, et la police a saisi mon iPhone parce qu’ils n’avaient pas trouvé d’argent lors qu’ils m'ont fouillé. »[226]
Une femme sénégalaise de 43 ans vivant à Zouérat, qui était en situation irrégulière, a affirmé que la police lui extorquait régulièrement de l’argent sous la menace d’expulsion : « Un homme policier... m’appelle au téléphone pour demander de l’argent, puis il vient à mon restaurant... Chaque fois, je paie 2 000 MRU [50 dollars US]. »[227]
Un homme sénégalais de 30 ans a montré à Human Rights Watch un laissez-passer l’autorisant à séjourner en Mauritanie de mai à août 2022, mais a déclaré que la police l’avait tout de même harcelé en juin 2022 : « Je suis sorti du travail à 20 heures... Je suis tombé sur trois policiers... Ils m’ont emmené [au centre de rétention de] la police... Devant la porte, ils m’ont dit... ‘Tu dois payer, sinon tu passeras la nuit ici.’ Après négociation, il a payé 200 MRU [5 dollars US], a-t-il déclaré.[228]
Dix ferronniers et forgerons maliens, pour la plupart en situation irrégulière, interviewés individuellement, ont décrit des dizaines d’expériences d’extorsion et d’arrestations par des policiers en uniforme kaki ou noir en 2021 et 2022, dans divers quartiers de Nouakchott.[229] Ils ont déclaré que des policiers leur demandaient entre 100 et 400 MRU (5 à 14 dollars US) ; s’ils étaient arrêtés, ils devaient payer des sommes plus élevées, allant jusqu’à 4 000 MRU (100 dollars US), pour être libérés des commissariats. Un homme de 29 ans a déclaré : « Presque tous les jours, les policiers nous demandent de l’argent. C’est comme si ce qu'on gagne, on leur donne ». Il a déclaré qu’en mars 2022, « à la porte d’un restaurant, [des policiers] m’ont stoppé. ... Ils m’ont dit : ‘Tu dois payer 5 000 [anciennes] ouguiyas [12 dollars US].’ Ils m’ont emmené au commissariat de Basara... Le matin, j’ai appelé mon frère, qui a apporté l’argent pour me libérer ».[230] De son côté, un homme malien de 25 ans a déclaré qu’en mai 2021, « Mon frère et moi étions en train de causer devant notre maison, quand la police est arrivée et nous a arrêtés. Ils ne nous ont posé aucune question, ils nous ont juste emmenés au commissariat du [quartier] 5ième. Ils ont dit que nous devions payer 12 000 [anciennes] ouguiyas [30 dollars US]... Ils nous ont enfermés pendant 24 heures... Nous avons appelé notre frère qui est venu et a payé 8 000 [anciennes] ouguiyas [20 dollars US]. »[231]
Des pêcheurs migrants sénégalais ont décrit des harcèlements dont ils ont été victimes de la part des membres de la Garde Côtes qui, selon eux, confisquaient périodiquement les moteurs de leurs bateaux et leur extorquaient de l’argent ou du poisson, lorsqu’ils vivaient en Mauritanie, entre 2013 et 2020.[232] En 2022, le secrétaire général d’un syndicat de pêcheurs au Sénégal, Moustapha Dieng, a déclaré : « Les garde-côtes mauritaniens demandent de l’argent aux pêcheurs tous les jours, même s’ils sont en règle. »[233]
III. Interceptions de bateaux, sauvetages et débarquements
Les opérations de recherche et de sauvetage en mer entre l’Afrique du Nord-Ouest et les îles Canaries sont vitales, compte tenu des dangers auxquels sont exposées les personnes dans ces eaux à bord de petites embarcations et les décès et disparitions qui continuent de se produire parmi celles qui tentent la traversée. En 2022, le gouvernement mauritanien s’est engagé à sauver des vies en effectuant des opérations de recherche et de sauvetage et à « identifier les migrants décédés ou disparus et à faciliter les échanges avec leur famille ».[234]
Mais la question des interceptions et retours forcés (« pullbacks ») des bateaux en partance pour les Îles Canaries espagnoles par les autorités mauritaniennes, avec le financement et le soutien de l’UE et de l’Espagne, est plus complexe. Les autorités ont affirmé que ces retours forcés étaient nécessaires pour des raisons de sécurité et pour éviter des pertes humaines.[235] Comme le montre ce chapitre, la justification de « sauver des vies » est contredite par :
l’insuffisance des opérations de recherche et de sauvetage dans l’Atlantique ;
le fait que l’intensification des interceptions incite des bateaux de migrants à emprunter des itinéraires plus longs et plus dangereux pour éviter les patrouilles ;
les procédures de débarquement qui étaient pendant longtemps souvent improvisées en Mauritanie, qui ne permettaient pas de répondre de manière cohérente aux besoins médicaux et de protection des migrants ;
les abus documentés commis à l’encontre des migrants pendant et après les interceptions de bateaux ; et
le fait que les retours forcés (« pullbacks ») peuvent violer le droit de demander l’asile et le droit de quitter n’importe quel pays.[236]
Ce chapitre documente également un cas survenu en 2023, dans lequel les autorités espagnoles ont intercepté ou secouru un groupe de migrants, pour la plupart sénégalais, dans les eaux internationales et ont tenté de les débarquer en Mauritanie, ce que les autorités mauritaniennes ont refusé. Les autorités espagnoles ont alors débarqué le groupe au Sénégal.
Les eaux territoriales d’un pays, qui s’étendent jusqu’à 12 milles marins de la côte, font partie de son territoire national et relèvent de sa juridiction légale. L’interception et le retour forcé d’un bateau depuis les eaux territoriales vers la terre représente donc un transfert d’une partie du territoire national vers une autre. Dans la zone contiguë — adjacente aux eaux territoriales, jusqu’à 24 milles marins de la côte — un État côtier a également le droit d’appliquer ses lois en matière d’immigration. Au-delà de 24 milles marins, dans les eaux internationales, les lois d’immigration d’un État ne s’appliquent pas. Cependant, le droit maritime international impose à tous les navires en mer l’obligation de porter secours aux personnes en détresse, qu’elles se trouvent dans les eaux territoriales ou internationales, et les personnes secourues doivent être débarquées dans un lieu sûr.[237]
La Garde Côtes, la Marine, et les deux brigades maritimes de la gendarmerie mauritaniennes opèrent tous en mer et effectuent des opérations de sauvetage et d’interception. La plupart des interceptions sont effectuées par la Garde Côtes, qui est chargée du contrôle des activités de pêche et de la migration irrégulière, ainsi que des opérations de recherche et de sauvetage dans les eaux territoriales mauritaniennes.[238] Auparavant, ce rôle était assuré par la Marine, dont les uniformes sont similaires, ce qui conduit souvent les migrants à confondre les deux corps.[239] La Garde Côtes effectue des patrouilles quotidiennes le long des plages et des côtes, interceptant des migrants lors de tentatives d’embarquement ainsi qu’en mer.[240]
Dans la pratique, le contrôle des activités de pêche par la Garde Côtes recoupe souvent avec le contrôle des migrations. La pêche non autorisée par les migrants est un défi pour les autorités mauritaniennes, qui ont le droit de faire respecter la réglementation en matière de pêche ; et des pirogues peuvent être utilisées à la fois pour la pêche et la migration. Cependant, des pêcheurs migrants, pour la plupart sénégalais, ont signalé des cas de harcèlement, d’extorsion et d’arrestations par des membres de la Garde Côtes, même lorsque leurs papiers sont en règle.
La Marine mauritanienne opère dans les eaux mauritaniennes et internationales. Un colonel de la Marine a déclaré à Human Rights Watch que « toute pirogue surchargée en mer pose toujours un danger aux personnes à bord » et que la Marine interviendrait, mais il a précisé que la sécurité nationale, et non la migration, était la priorité de la Marine :
C’est la gendarmerie et la Garde Côtes qui sont concernées par l’immigration. Mais si nous trouvons une pirogue en danger en mer, nous sommes obligés de prendre en charge l’opération de sauvetage. Cela s’est toujours produit dans les eaux mauritaniennes [jusqu’en 2023]. Nous allons jusqu’à 400 kilomètres [215 milles marins], mais nous n’avons jamais rencontré de pirogues aussi loin. Si elles se trouvent dans les eaux internationales, nous ne les arrêtons [interceptons] pas. Mais dans les eaux mauritaniennes, il faut qu'on contrôle.[241]
Les brigades maritimes de la gendarmerie sont présentes dans les ports de Nouakchott et Nouadhibou et opèrent uniquement dans les eaux mauritaniennes. Elles effectuent régulièrement des patrouilles conjointes avec la Guardia Civil espagnole, qui dispose de deux bateaux stationnés en Mauritanie (ainsi que d’un hélicoptère et, occasionnellement, d’un avion, qui participent à la surveillance maritime).[242] Un responsable de la gendarmerie a souligné à Human Rights Watch que les opérations maritimes n’étaient pas uniquement effectuées dans un but répressif (la lutte contre la migration irrégulière et le trafic de migrants), mais aussi pour « secourir des personnes en danger ». Il a déclaré que « ce n’est pas seulement pour les intercepter, mais pour éviter qu'ils meurent. »[243]
Après le débarquement des bateaux de migrants interceptés ou secourus en Mauritanie, la gendarmerie et la Garde Côtes remettent généralement les passagers à la police, tandis que la Marine les confie aux gendarmes qui doivent ensuite les transférer à la police, ont indiqué des responsables.[244]
Au total, les autorités maritimes mauritaniennes ont intercepté ou secouru au moins 27 516 personnes qui tentaient de rejoindre les îles Canaries espagnoles par bateau entre 2020 et le premier semestre ou trimestre de 2025, selon les données fournies par le gouvernement mauritanien en juillet 2025. Ce chiffre comprend 5 762 personnes interceptées ou secourues par la gendarmerie, 5 739 personnes « appréhendées » par la Marine et 16 015 personnes secourues ou interceptées par la Garde Côtes.[245] Les données fournies ne distinguent pas clairement dans tous les cas les personnes interceptées de celles secourues.
Interceptions ou sauvetages par la Mauritanie de bateaux transportant des migrants ou des demandeurs d'asile | |||||
Garde Côtes | Marine | Gendarmerie | TOTAL | ||
|
|
| Interceptions | Sauvetages |
|
2025 (premier semestre/ trimestre) | 1 385 | 669 | 906 | 53 | 3 013 |
2024 | 8 038 | 954 | 1 681 | 796 | 11 469 |
2023 | 2 888 | 1 205 | 1 060 |
| 5 153 |
2022 | 378 | 1 023 | 758 |
| 2 159 |
2021 | 1 735 | 910 | 252 |
| 2 897 |
2020 | 1 591 | 978 | 256 |
| 2 825 |
TOTAL | 16 015 | 5 739 | 4 913 | 849 | 27 516 |
**Informations supplémentaires fournies par le gouvernement mauritanien : Garde Côtes – 2025 : 572 « tentatives déjouées » ; 52 pirogues interceptées ; 27 pirogues sauvées. 2024 : 1 160 « tentatives déjouées » ; 116 pirogues interceptées ; 82 pirogues sauvées. 2023 : 40 « tentatives déjouées » ; 37 pirogues sauvées. 2022 : 16 « tentatives déjouées ». 2021 : 101 « tentatives déjouées ». 2020 : 47« tentatives déjouées ». Marine – 2024 : « 11 tentatives du départ vers l’Europe déjouées en 2024 par les patrouilles côtières ». Source des données : Gouvernement de Mauritanie, Commissariat aux Droits de l’Homme (CDHAHRSC), lettre de réponse à Human Rights Watch, 16 juillet 2025, archivée. | |||||
Besoins humanitaires et protection des survivants
Les pirogues qui tentent la « Route Atlantique » transportent souvent des personnes de plusieurs nationalités, principalement africaines. La plupart sont des hommes, mais les bateaux transportent également des femmes et des enfants. Les enfants en bas âge sont généralement accompagnés de parents ; les enfants non accompagnés sont souvent des adolescents. Si les personnes interceptées juste après leur départ ont moins besoin de soins médicaux, celles qui sont secourues ou interceptées après plusieurs jours ou semaines en mer sont souvent épuisées, déshydratées, affamées et malades. Certains bateaux se perdent ou tombent en panne d’essence, de nourriture ou d’eau, ou encore leurs moteurs se tombent en panne ; les passagers peuvent mourir ou subir des violences. Cela peut entraîner des problèmes médicaux ou psychologiques importants chez les survivants, qui peuvent aussi avoir d’autres besoins de protection préexistants, par exemple ceux qui étaient victimes de traite ou qui avaient fui leur pays en raison de persécutions, de conflits, de tortures ou d'autres abus.
En 2020, au moins deux migrants sont morts après le naufrage de leur bateau et la police mauritanienne a pris en charge les survivants, les transportant vers un centre de rétention à Nouakchott sans s’assurer au préalable qu’ils recevaient des soins médicaux. Selon des responsables de l’ONU, ce « tournant » a poussé les autorités à être plus vigilantes dans la mise en place de contrôles médicaux après le débarquement.[246] Avec le financement de l’UE, l’OIM a travaillé avec les autorités mauritaniennes, la Croix-Rouge française et le Croissant-Rouge mauritanien en 2020 et 2021 pour élaborer des Procédures Opérationnelles Standard (POS) pour les débarquements, afin de « garantir une réponse à ces urgences mieux coordonnée et fondée sur les droits de l'homme ».[247] Cela comprenait un « mécanisme de triage médical à Nouadhibou pour assister et référer » les personnes débarquées, qui « reçoivent des premiers secours médicaux et psychologiques [et] de l’assistance humanitaire, et sont référées à des hôpitaux le cas échéant».[248] Une version 2022 des POS précisait que les autorités mauritaniennes devaient informer la Croix-Rouge française ou le Croissant-Rouge mauritanien des débarquements, afin d’assurer les contrôles médicaux et les soins, tandis que le HCR, l’OIM et le ministère de l’Action sociale, de l’Enfance et de la Famille devaient évaluer les besoins en matière de protection et prendre en charge les enfants non accompagnés, les réfugiés, les demandeurs d’asile et les autres personnes vulnérables.[249]
Cependant, les Procédures Opérationnelles Standard ont été principalement mises en œuvre à Nouadhibou, même si de nombreux débarquements ont eu lieu à Nouakchott et ailleurs.[250] En outre, les autorités n’ont pas informé l’OIM et la Croix-Rouge ou le Croissant-Rouge de chaque débarquement. Par exemple, les forces de sécurité maritime mauritaniennes ont intercepté ou secouru un total de 2 897 personnes en 2021,[251] mais l’OIM n’a enregistré que 761 personnes débarquées ayant fait l’objet évaluations (ou « screenings ») de leurs besoins en matière de santé et de protection.[252] En 2024, les forces de sécurité ont débarqué 11 469 personnes,[253] tandis que l’OIM n’en a enregistré que 2 776 ayant fait l’objet de « screenings ».[254] Un responsable de l’ONU a déclaré qu’entre 2024 et début 2025, les Procédures Opérationnelles Standard n’étaient pas systématiquement appliquées, même à Nouadhibou.[255]
Selon des responsables aux agences des Nations Unies et des autorités mauritaniennes et des migrants interviewés, entre 2020 et début 2025, les « screenings » de protection ont eu lieu soit immédiatement après le débarquement, soit plus tard dans les centres de la police, soit pas du tout.[256] En 2023, un responsable de la Garde Côtes a déclaré que son agence communiquait généralement avec la Croix-Rouge, le Croissant-Rouge et l’OIM au sujet des débarquements, tandis que le HCR était « normalement informé par l’OIM ». Il a déclaré : « Nous avons des ambulances et des infirmières qui peuvent aider dans les cas urgents, et la Croix-Rouge ou le Croissant-Rouge peuvent également aider. ... Nous ne renvoyons que les cas médicaux urgents. Pour le reste [y compris les besoins en matière de protection], c’est la police qui fait le tri... Nous n’avons pas les ressources pour le faire. »[257] Un responsable du HCR à Nouakchott a déclaré que le HCR était parfois « informé tardivement » et que lorsqu’il y avait plusieurs bateaux par semaine, il était moins probable que le HCR soit informé ; mais il a ajouté que « lorsque nous demandons, [les autorités] libèrent toujours les personnes ».[258]
Dans une démarche positive en mai 2025, les ministères mauritaniens de l’Intérieur, de la Défense, et de la Pêche et des Infrastructures Maritimes et Portuaires ont adopté deux arrêtés conjoints nationaux établissant des Procédures Opérationnelles Standard (POS) actualisées pour la recherche et le sauvetage en mer, les interceptions, les débarquements et la prise en charge des migrants. Les POS désignent les responsabilités en matière d’alerte, de coordination et d’intervention d’urgence du Centre de Coordination de Sauvetage Maritime (CCSM), des autorités locales et des forces de sécurité (la Garde Côtes, la Marine, gendarmerie, la police et la Délégation générale à la Sécurité civile et à la Gestion des Crises). Les POS assignent également les rôles après les débarquements – les soins médicaux, la fourniture de produits de première nécessité, le soutien psychosocial, la protection, et d’autres services – aux ministères de la famille et de la santé, à l’Instance Nationale de Lutte Contre la Traite des Personnes et le Trafic de Migrants (INLCTPTM), à l’OIM, au HCR, à la Croix-Rouge mauritanienne et à d’autres acteurs.[259]
Les POS 2025 soulignent l’obligation des autorités de respecter les droits et d’assurer un traitement digne, une protection, et des soins médicaux, y compris par le biais d’un mécanisme de triage médical et des « screenings » de protection (qui doivent être effectués par l’INLCTPTM, l’OIM et le HCR), ainsi que par l’identification, la prise en charge ou l’orientation des enfants non accompagnés ou séparés, des personnes ayant besoin d’une protection internationale, ou d’autres « personnes vulnérables » (femmes enceintes, personnes âgées, victimes de la traite, etc.). Les POS précisent que les armes ne doivent pas être utilisées lors des interceptions de bateaux, « sauf en cas de légitime défense ».[260] Les POS comprennent également des dispositions relatives à la détention et à l’expulsion des « migrants irréguliers et non-vulnérables » débarqués qui ne nécessitent pas de protection spéciale ou de soins médicaux urgents.[261]
L’attention accrue accordée par les autorités mauritaniennes aux besoins des personnes débarquées, l’adoption des POS et la collaboration avec les agences des Nations Unies et les organisations humanitaires constituent des mesures positives. Toutefois, les autorités devraient mettre en place des formations et des systèmes de surveillance des forces de sécurité concernées afin de garantir la mise en œuvre des nouvelles POS. Le gouvernement mauritanien a déclaré en juillet 2025 qu’« un mécanisme de surveillance est déjà en place sous les auspices du ministère de l’Intérieur, et sera progressivement renforcé pour garantir l'application rigoureuse des Procédures Opérationnelles Standards » et que « le processus de mise en place de ce mécanisme est en cours ».[262] Le gouvernement n’a pas précisé si ce mécanisme serait chargé de surveiller les forces de sécurité relevant d’autres ministères, telles que la gendarmerie et la Marine (sous l’autorité du ministère de la Défense) ou la Garde Côtes (sous l’autorité du ministère de la Pêche, des Infrastructures Maritimes et Portuaires).
Idéalement, tout mécanisme de surveillance devrait être indépendant, axé sur les droits humains et habilité à accompagner et à observer toutes les forces de sécurité mauritaniennes ou autres entités impliquées dans les opérations de sauvetage, d’interception, de débarquement et de prise en charge des migrants. Une surveillance indépendante et complète du respect des droits humains est particulièrement importante compte tenu des problèmes de mise en œuvre des POS précédentes et des témoignages de migrants et d’acteurs humanitaires au cours des dernières années, qui révèlent que les autorités mauritaniennes ont souvent donné la priorité à la répression de la migration irrégulière vers les Îles Canaries espagnoles au détriment des aspects humanitaires et de protection.
Plusieurs personnes débarquées en Mauritanie entre 2020 et 2024 ont déclaré à Human Rights Watch que leur groupe n’avait jamais vu de représentants de l’ONU ni fait l’objet de « screenings » de protection.[263] Un homme sénégalais a déclaré avoir tenté une traversée en 2020 qui a échoué, obligeant le bateau à accoster en Mauritanie après la mort de sept personnes en mer. Il a déclaré qu’à leur débarquement, après avoir reçu une aide médicale et de la nourriture de la part des travailleurs humanitaires, les survivants ont été rapidement placés en détention policière, où ils ont reçu peu de nourriture et aucun autre soutien médical ou psychosocial avant leur expulsion vers le Sénégal.[264]
En outre, bien que les autorités mauritaniennes aient de plus en plus souvent orienté les jeunes enfants débarqués des bateaux vers l’OIM ou les services sociaux du gouvernement depuis 2020, elles ne l’ont pas toujours fait pour des adolescents non accompagnés, dont beaucoup ont été placés en détention avec des adultes, selon les entretiens menés par Human Rights Watch avec des migrants débarqués et détenus.[265]
Violences en mer et après débarquement en Mauritanie
Human Rights Watch a recueilli plusieurs témoignages faisant état de mauvais traitements infligés aux migrants par les autorités pendant et après des interceptions et débarquements de bateaux, y compris des violences, des détentions arbitraires et des extorsions. Tous les cas sauf deux se sont produits entre 2020 et 2024. Huit personnes interviewées ont été interceptées en mer par la Marine ou la Garde Côtes mauritaniennes, tandis que deux autres ont débarqué d’eux-mêmes en raison de problèmes en mer et ont été arrêtées à terre. Les dix ont été placés en détention : neuf sans aucune procédure légale ; le dixième, un pêcheur, a été accusé de tentative de trafic de migrants et provisoirement emprisonné dans l’attente d’une enquête judiciaire. Quatre, trois hommes et un garçon de 17 ans, ont subi des violences. Cinq, dont une femme et un garçon, ont été expulsés vers le Mali ou le Sénégal.[266]
Un homme sénégalais qui a embarqué en Mauritanie en 2020 à l’âge de 25 ans a déclaré que les autorités l’avaient battu et lui avaient extorqué de l’argent :
Nous étions 65 personnes à bord, des Sénégalais, des Gambiens, des Guinéens, des Maliens… y compris 7 femmes. Après une semaine en mer, nous avons été interceptés par la Marine [ou la Garde Côtes] mauritanienne, une dizaine d’officiers ou plus. …Lorsque nous avons débarqué [à Nouadhibou], ils nous ont menacés et insultés en arabe et en français. Ils ont dit : « Ceux qui ont de l’argent, se mettent sur le côté... » Ils nous ont frappés avec leurs mains, des matraques, des fils... Je leur ai donné 300 000 CFA [531 dollars US].
Nous avons passé trois jours [en détention] dans un poste de la Marine [ou de la Garde Côtes]. ... Les femmes et les hommes étaient séparés... Lorsque nous sortions pour manger, ou dans le couloir, nous pouvions parler aux femmes. ... Deux femmes gambiennes m’ont dit que [des officiers de la Marine ou de la Garde Côtes] avaient violé... toutes les femmes.[267]
Au bout de trois jours, a-t-il déclaré, les autorités ont transféré les hommes vers un autre service qu’il a identifié comme étant la gendarmerie d’après les insignes sur les uniformes des agents. Les gendarmes les ont détenus dans un bâtiment non identifié, « ni prison ni centre... il n’y avait aucun panneau, mais c’était un peu loin de la ville [Nouadhibou] ».[268] Il a raconté :
Les gendarmes ont pris nos documents et nos passeports... puis ils ont tout déchiré ! ... Ils ont pris nos téléphones... Ils nous ont donné à manger une fois par jour. ... Ils nous ont demandé comment nous avions organisé [le voyage], qui étaient les dirigeants... Les gendarmes m’ont accusé : « C’est toi qui as organisé le voyage, ou tu dois savoir [qui l’a fait]. » ...Ils m’ont battu [avec des matraques et des fouets]... J’ai été blessé à la main... D’autres ont également été blessés. Ils ont dit : « Tu vas aller en prison », mais... ce n’était pas moi [qui avais organisé le voyage]. Après 20 jours, ils nous ont libérés. Ils ont compris que nous n’étions que des clients [migrants]... Nous ne sommes jamais aller au tribunal.[269]
Dans un autre cas, un pêcheur sénégalais a déclaré qu’il était un « capitaine » non rémunéré – un migrant qui avait accepté de piloter un bateau en échange d’un passage gratuit – sur une pirogue qui avait quitté le Sénégal en mars 2020, alors qu’il était âgé de 26 ans :
Il y avait environ 190 personnes dans le bateau... Des Sénégalais, des Gambiens, des Ivoiriens, des Maliens... Des enfants, des femmes allaitant leurs bébés... Et deux capitaines, dont moi. ... [Des agents de] la Garde Côtes Mauritanienne nous ont attrapés... après presque trois jours en mer. ... Ils nous ont demandé de l’argent... Ils nous ont menacés, disant que si nous ne payions pas... ils prendraient nos bouteilles d'essence. ... Plusieurs nous ont frappés... J’ai subi des coups durs car j’étais capitaine et ils pensaient que j’avais organisé le convoi pour aller en Espagne. J’ai encore une cicatrice près de l’œil gauche à cause des coups.[270]
L’homme, interviewé par téléphone, a envoyé une photo de sa cicatrice à Human Rights Watch. Il a déclaré que les migrants avaient payé collectivement 2 000 euros (lui-même en avait payé 200) aux garde-côtes, qui les avaient laissés poursuivre leur route.[271]
Un garçon guinéen de 17 ans a décrit les mauvais traitements infligés par les gendarmes lors de son débarquement en Mauritanie en février 2021, après que le bateau sur lequel il se trouvait avec 38 autres personnes se soit perdu en mer pendant six jours et qu’ils aient manqué de nourriture et d’eau :
Des qu’on est descendu du bateau, il y avait eu le contrôle maritime mauritanien. Il y a eu des violences au bord de l’eau… Nous étions maltraités, tapés. … Ils ont tiré une balle pour effrayer les gens. Ils ont dit : « Personne ne bouge. Celui qui bouge, on va tirer. » … C’étaient des gendarmes en uniforme et d’autres sans uniforme.[272]
Le garçon a déclaré que les gendarmes avaient transféré le groupe au centre de rétention de migrants du Ksar sans assurer de soins médicaux. « Après notre arrivée, [des policiers] nous ont donné du lait en poudre et des biscuits... Un homme avait mal au ventre... mais aucun médecin n’est venu. » La police l’a détenu avec d’autres adolescents et des hommes pendant une semaine, leur donnant très peu à manger, avant de les expulser vers le Mali.[273]
En 2022, cinq agents de la Garde Côtes ont intercepté une pirogue au large de Nouadhibou et arrêté un pêcheur sénégalais de 23 ans qui se trouvait à bord. « Ils pensaient que je voulais partir pour l’Espagne », a déclaré le pêcheur. En Afrique de l’Ouest, de petits bateaux transportent parfois des migrants vers des pirogues plus grandes qui attendent au large, afin d’échapper à la détection. Cependant, le pêcheur a déclaré à Human Rights Watch qu’il attendait que son frère le rejoigne pour pêcher et que ses autorisations de pêche étaient en règle, ce que son employeur a confirmé.[274] Néanmoins, la Garde Côtes l’ont remis à la police, qui l’a déféré au tribunal pour tentative de trafic de migrants. Après six mois de détention préventive ou provisoire, il a été libéré et l’affaire a été abandonnée.[275]
Un autre homme sénégalais a déclaré avoir tenté à plusieurs reprises de migrer vers les Canaries entre 2018 et 2023, mais chaque voyage a échoué. En tant que pêcheur ayant une expérience de la navigation, il a déclaré avoir été l’un des migrants qui aidait à piloter les bateaux. Lors de sa première tentative à l’âge de 23 ans, en 2018 – la seule fois où il a embarqué depuis la Mauritanie – il est parti « dans un petit Zodiac » avec une cinquantaine de personnes d’Afrique de l’Ouest.[276] Après une journée en mer, il a déclaré qu’une vingtaine d’agents en uniforme noir, appartenant à un service de sécurité mauritanien inconnu, les avaient interceptés près de Nouadhibou :
Ils nous ont tous emmenés et mis dans leur grand bateau, où ils ont fait leur interrogatoire. Les agents ont menacé les [migrants] pour savoir qui étaient les capitaines. J’étais l’un des huit capitaines. Ils ont laissé les autres [migrants] dans leur grand bateau, nous ont remis dans le Zodiac, nous ont attaché les mains, nous ont fait nous agenouiller, et nous ont bastonné... La cicatrice que j’ai à la tête, c’est à cause de ça.[277]
Il a déclaré qu’après les coups, les agents ont débarqué tout le monde à Nouadhibou pour les transférer à la police. « Les autres n’ont été détenus que [quelques] jours et ont été libérés... Ils nous ont gardés, nous les capitaines... [pendant] 15 jours », a-t-il déclaré. Il a ajouté que des policiers les ont conduits dans une ville située entre Nouadhibou et Nouakchott et les ont détenus dans un autre centre : « Pendant les premiers jours de détention, nous avons été maltraités. [Nous avons] dû accepter de faire le travail, le nettoyage, la vaisselle, préparer les repas, le thé... comme des esclaves. ... Ils nous ont giflés... et j’ai des cicatrices à cause des coups de bâton. ... Ils ne nous ont jamais présentés devant un juge. » Il a déclaré que la police les avait finalement conduits à Rosso, en Mauritanie, où la police les avait à nouveau interrogés, pris en photo et relevé leurs empreintes digitales, avant de les expulser vers Rosso, au Sénégal.[278] Human Rights Watch a photographié les cicatrices de cet homme en 2022, qui, selon lui, provenaient des coups reçus en 2018.
Opérations de recherche et de sauvetage inadéquates dans l’Atlantique
Dans un rapport publié en 2022, le gouvernement mauritanien a souligné que « la recherche de personnes disparues dans les contextes migratoires de la route atlantique reste un des grands défis », mettant en évidence « le manque de moyens, de coopération internationale et d’un mécanisme clair de dénonce pour les familles».[279] Cette situation est restée inchangée malgré l’augmentation du nombre de morts et de disparus en 2023 et 2024, selon Caminando Fronteras, une organisation espagnole de défense des droits humains. L’organisation comptabilise environ 6 000 morts le long de la Route Atlantique en 2023, près de 9 800 en 2024 et plus de 1 400 au cours des cinq premiers mois de 2025,[280] tandis que l’OIM en comptabilisait respectivement près de 1 000, près de 700 et environ 200.[281] Les chiffres diffèrent car l’OIM ne rend compte que des cas dont elle est « certaine à 100 % », en utilisant uniquement les chiffres les plus bas des estimations déclarées du nombre de passagers à bord des bateaux chavirés, tandis que Caminando Fronteras s’appuie sur les alertes de la hotline et les rapports des familles et des communautés des migrants.[282]
Caminando Fronteras a déclaré qu’en 2024, 71 % des décès et disparitions qu’elle avait recensés parmi les personnes voyageant à bord d’embarcations depuis l’Afrique de l’Ouest concernaient des personnes parties de Mauritanie.[283] Le ministre mauritanien des Affaires étrangères a déclaré que plus de 500 « corps de jeunes Africains » ont été retrouvés au large des côtes mauritaniennes en 2024 et plus d’une centaine entre janvier et avril 2025.[284] Caminando Fronteras a déclaré qu’entre janvier et mai 2025, elle avait enregistré « une augmentation significative des tragédies [naufrages, décès et disparitions] liées aux départs depuis la Mauritanie ».[285]
La Route Atlantique est largement considérée comme très dangereuse ; en 2021, il y avait « un ratio estimé à… un mort pour 20 arrivées [aux Canaries]... selon les chiffres de l’OIM, largement considérés comme... prudents ».[286] En 2024, si l’on se fie aux données de Caminando Fronteras, jusqu’à une personne sur cinq est morte ou a disparu en cours de route.[287]
Le renforcement des patrouilles incite les bateaux à emprunter des itinéraires plus longs pour éviter d’être interceptés. Depuis 2020, en raison du renforcement de la sécurité à Nouadhibou, les départs depuis les environs de Nouakchott ont commencé à augmenter malgré la distance plus importante.[288] Suite au renforcement des mesures de contrôle des migrations le long des côtes sénégalaises et mauritaniennes en 2023, davantage de bateaux ont commencé à naviguer vers l’ouest dans l’océan Atlantique avant de mettre le cap au nord vers les Canaries.[289]
Les forces maritimes mauritaniennes, sénégalaises, gambiennes, marocaines et capverdiennes mènent toutes des opérations d’interception ou de sauvetage dans leurs eaux territoriales, avec le soutien du personnel, des navires et l’aviation de la Guardia Civil espagnole stationnés au Sénégal et en Mauritanie. Le service de sauvetage maritime espagnol, Salvamento Marítimo, dispose d’une flotte de 14 navires de sauvetage basés aux Canaries, selon des rapports ; il opère principalement dans les eaux espagnoles et internationales, mais est autorisé à naviguer dans les eaux africaines pour secourir de petits bateaux. La Guardia Civil espagnole, qui coordonne les opérations de sauvetage, doit autoriser Salvamento Marítimo à mener des opérations de sauvetage, selon un rapport d’EuroMed Rights et d’AlgoRace.[290]
Les opérations de recherche et de sauvetage menées par ces entités ont permis de sauver de nombreuses vies. Cependant, plusieurs organisations ont souligné les lacunes de ces systèmes, qui manquent de ressources et sont insuffisants pour répondre à l’ampleur des besoins. Du côté espagnol, « la structure de commandement centralisée a entravé la capacité [de Salvamento Maritimo] à secourir rapidement les petits bateaux, même dans les cas où ils avaient déjà localisé le navire », selon le rapport 2024 EuroMed Rights et AlgoRace.[291] Le rapport a souligné le nombre limité de navires de sauvetage et l’insuffisance des ressources humaines pour utiliser pleinement les technologies de détection, affirmant que l’Espagne utilisait davantage la technologie pour la surveillance des frontières que pour les opérations de sauvetage ou de protection.[292]
Caminando Fronteras et Alarm Phone, qui reçoivent fréquemment des alertes de migrants en mer ou de familles signalant des bateaux en détresse ou disparus, ont critiqué les forces espagnoles pour avoir retardé certains sauvetages dans l’Atlantique ou pour ne pas avoir répondu aux alertes. Ces groupes ont déclaré que les forces espagnoles faisaient parfois pression sur les pays africains ou comptaient sur eux pour mener les opérations de sauvetage « même s’ils ne disposaient pas des ressources, des capacités ou de la volonté nécessaires pour le faire » ; ils ont également indiqué que la collaboration multinationale en matière de sauvetage était entravée par « des lacunes dans les protocoles de sauvetage et une mauvaise coordination ».[293]
Obligation de l’Espagne de débarquer des migrants secourus dans un lieu sûr
Le 24 août 2023, un bateau de la Guardia Civil espagnole a intercepté ou secouru une pirogue dans les eaux internationales à environ 80 à 110 milles marins (150 à 200 kilomètres) des côtes mauritaniennes.[294] La pirogue avait embarqué au Sénégal avec 168 personnes à bord, principalement des Sénégalais. La Guardia Civil espagnole les a conduits au port de Nouadhibou, en Mauritanie, où les autorités mauritaniennes ont refusé de les laisser débarquer, ce qui a donné lieu à un bras de fer de quatre à six jours.[295] Pendant ce temps, les migrants « n’avaient pas accès à des douches ou des toilettes, et ils dormaient sur le pont à la merci des intempéries », a rapporté InfoMigrants, ajoutant que « certains étaient par ailleurs blessés ».[296] Finalement, les Espagnols les ont emmenés au Sénégal, où ils ont débarqué à Saint-Louis le 30 août. Le gouvernement espagnol n’a pas indiqué publiquement s’il avait procédé à une évaluation des besoins de protection de chacun, ou s’il avait autorisé l’accès aux procédures d’asile.[297]
« Le grand bateau espagnol était déjà en route vers Nouadhibou », a déclaré un responsable de la Garde Côtes Mauritanienne à Human Rights Watch, « alors ils ont essayé d’y amener les personnes secourues... Nous avons pensé qu’il ne s’agissait pas vraiment d’une opération de sauvetage, mais plutôt d’une opération de lutte contre la migration, c’est pourquoi [le débarquement] n’a pas été autorisé. » Il a ajouté que la Garde Côtes Mauritanienne avait autorisé l’aide aux migrants pendant le bras de fer, mais n’avait pas permis aux Espagnols de les débarquer. « Nous travaillons beaucoup avec les Espagnols, mais cela ne signifie pas qu’ils ont carte blanche », a-t-il déclaré.[298]
« Ils ont trouvé les migrants très loin de chez nous, il n’était donc pas normal de les débarquer ici », a déclaré un colonel de la Marine mauritanienne. « La Guardia Civil a deux bateaux ici, et un autre dans les eaux internationales... Qu’est-ce qui les a empêchés d’amener leurs autres bateaux pour aider le bateau en mer... ? Il existe un accord, un protocole d’entente, et cela n’en fait pas partie. »[299] Un responsable de la police mauritanienne a ajouté : « [Les migrants] n’ont pas transité par la Mauritanie. ... Pourquoi le Sénégal n’a-t-il pas envoyé un bateau pour les récupérer ? »[300]
Dans sa lettre de juillet 2025 à Human Rights Watch, le gouvernement mauritanien a déclaré que, selon lui, il s’agissait d’une interception et non d’un sauvetage par les Espagnols, effectué à 110 milles marins des côtes mauritaniennes. Le gouvernement a déclaré que le fondement juridique de leur refus du débarquement était basé sur plusieurs éléments, y compris le fait que :
La « pirogue n’était pas en situation de détresse et n’a pas sollicité d’assistance » ;
Le « navire espagnol venait du Sénégal, et le port de Saint-Louis, beaucoup plus proche, constituait le lieu logique de débarquement conformément au principe de proximité et de responsabilité de l’État d’interception » ;
Il n’y avait pas eu de « coordination préalable » comme l’exigeaient les procédures bilatérales convenues, y compris une demande officielle de l’Espagne et un accord formel de la Mauritanie ;
Le débarquement sans le consentement de la Mauritanie aurait constitué une violation de la souveraineté nationale, car « la Mauritanie n’était ni l’État de nationalité des migrants, ni l’État responsable du navire, ni le lieu où l’opération de secours a été coordonnée » ; et
Il y avait une « absence d’évaluation individuelle et de garanties de protection » pour les personnes concernées.
Ces explications fournies par les autorités mauritaniennes pour justifier le blocage du débarquement, ainsi que la décision de l’Espagne de ramener vers les côtes africaines les passagers d’un bateau secouru dans les eaux internationales, illustrent non seulement les difficultés de coordination entre les différents pays le long de la Route Atlantique, mais aussi les effets négatifs de la politique globale d’externalisation des frontières menée par l’Espagne, y compris la dépriorisation des droits des migrants et de leurs besoins de protection.
Le droit maritime international exige que les personnes secourues en mer soient débarquées dans un lieu sûr,[301] défini dans les directives des Nations Unies comme un endroit où « la sécurité des survivants n’est plus menacée et où leurs besoins fondamentaux (tels que la nourriture, l’hébergement et les soins médicaux) peuvent être satisfaits ».[302] L’adoption par la Mauritanie, en mai 2025, des POS nationales pour les opérations de sauvetage et les débarquements des bateaux est une mesure positive, susceptible d’améliorer le respect des droits des migrants. Toutefois, un suivi efficace de la mise en œuvre des POS devra être mis en place afin de pouvoir déterminer de manière crédible si les forces maritimes mauritaniennes garantissent systématiquement le respect des droits et si la Mauritanie peut être considérée comme un lieu sûr pour le débarquement des migrants ou des demandeurs d’asile secourus, ou s’il existe un risque qu’ils soient exposés à des traitements inhumains ou dégradants incompatibles avec l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Compte tenu de l’impossibilité de déterminer de manière équitable et individuelle la nationalité ou les besoins de protection des migrants et des demandeurs d’asile en mer, l’Espagne devrait, en règle générale, s’abstenir de débarquer les personnes secourues en mer dans leur pays d’origine connu ou présumé.
Le droit de quitter n’importe quel pays
Le droit de quitter un pays est énoncé dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), article 12(2) : « [t]oute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien ». Le droit de quitter un pays s’applique à toute personne, indépendamment de sa nationalité ou de son statut juridique (migratoire) ; mais si l’exercice de ce droit va souvent de pair avec l’exercice du droit de demander l’asile, le droit de quitter un pays ne s’accompagne pas d’un droit correspondant d’entrer dans le pays de destination de son choix.[303]
Dans le contexte des contrôles migratoires, le rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture a déclaré :
Les opérations de « rétention » visent à empêcher physiquement les migrants de quitter [un État]… ou à les renvoyer de force… avant qu’ils puissent atteindre… leur État de destination. … De par leur nature même, les opérations de rétention [« pullbacks »] empêchent les migrants d’exercer leur droit de quitter tout pays ou territoire, de ne pas être détenus arbitrairement, de demander l’asile et d’en bénéficier et de voir leurs droits et obligations individuels déterminés dans le cadre d’une procédure régulière.[304]
Le PIDCP n’autorise pas les mesures qui restreignent le droit de quitter un pays, sauf si elles sont (1) prévues par des lois utilisant des critères précis,[305] (2) nécessaires et proportionnées pour protéger un objectif légitime de « la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui »,[306] et (3) compatibles avec les autres droits du PIDCP.[307] Selon le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, les restrictions doivent être « les moins intrusives » possible et « ne doivent pas porter atteinte à l’essence même du droit », de sorte que la liberté de quitter le territoire soit une exception plutôt que la norme.[308]
Toute mesure de contrôle des frontières imposée par les autorités mauritaniennes ayant pour effet de restreindre le droit des migrants et des demandeurs d’asile de quitter le territoire doit satisfaire aux trois exigences du PIDCP susmentionnées. Toutefois, comme le montre le présent rapport, cela n’a pas toujours été le cas, puisque, par exemple, des non-Mauritaniens interceptés par les autorités mauritaniennes ont été détenus et expulsés sans procédure régulière, et les violations constatées après le débarquement sont incompatibles avec les droits garantis par le PIDCP.
IV. Expulsions vers le Mali et le Sénégal
« Si vous voulez expulser quelqu’un, vous devriez le renvoyer dans son pays, mais ils [les autorités mauritaniennes] ne le font pas. Ils les abandonnent à la frontière sans nourriture, sans argent pour le transport. »
– Représentant de la communauté gambienne, Nouakchott, septembre 2023 [traduction non officielle par Human Rights Watch]
Le gouvernement mauritanien expulse régulièrement des groupes de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de personnes vers ses frontières terrestres avec le Mali et le Sénégal. Parmi elles se trouvent des ressortissants de divers pays africains, en plus des Maliens et des Sénégalais. Les endroits où ont lieu ces expulsions depuis plusieurs années – dans des régions reculées du Mali et du Sénégal où l'accès à l'aide est limité, en sus de l’insécurité au Mali – ont exposé des personnes aux risques.
Les expulsions concernent davantage les hommes, mais des enfants et des femmes, y compris des femmes enceintes, ont aussi été expulsés – ce qui a amplifié leurs vulnérabilités en matière de santé et augmenté leurs besoins de protection. Certaines des personnes expulsées étaient des demandeurs d’asile et d’autres avaient un titre de séjour valide en Mauritanie. Human Rights Watch a documenté de multiples expulsions effectuées sans procédure régulière et accompagnées de traitements abusifs, notamment des violences, l’usage prolongé ou douloureux de menottes, le manque de nourriture, ainsi que la non-restitution de l’argent et des biens confisqués.
Les expulsions se sont poursuivies même pendant la pandémie de Covid en 2020 et 2021, ont diminué en 2022, puis ont progressivement augmenté en 2023 et 2024, parallèlement à l’intensification de la coopération entre l’UE et la Mauritanie en matière de migration. Entre janvier et mars 2025, une vague d’arrestations de migrants par les autorités mauritaniennes a été suivie d’une série d’expulsions vers le Sénégal et le Mali, dont plus de 1 800 Maliens, en plus d’autres ressortissants d’Afrique de l’Ouest, ce qui a entraîné des tensions avec les autorités maliennes et sénégalaises.[309]
Au cours des six premiers mois de 2025, le gouvernement mauritanien a déclaré avoir expulsé plus de 28 000 personnes.[310]
La police mauritanienne (DPAF/DST)[311] a mené des expulsions vers les frontières terrestres en utilisant des bus partant des centres de rétention de migrants à Nouakchott.[312] Les migrants arrêtés ou débarqués dans d’autres régions du pays étaient généralement transférés à Nouakchott avant leur expulsion. Depuis Nouakchott, la police a transporté les migrants à 200 kilomètres au sud, vers la ville frontalière de Rosso, en Mauritanie, avant de leur faire traverser le fleuve vers la petite ville de Rosso, au Sénégal ; ou (jusqu’en mars 2025) elle les a conduits à environ 930 kilomètres à l’est pour les déposer à ou près de Gogui, au Mali, une petite ville frontalière de la région de Kayes. Au début et au milieu de l’année 2025, les autorités mauritaniennes ont également commencé à expulser certains migrants vers de nouveaux endroits le long de leur frontière, y compris vers le lointain village de Kabou (à 84 kilomètres au nord-ouest de la ville malienne de Kayes),[313] et, selon certaines informations, vers Kaédi, une ville près de la frontière sénégalaise.[314]
Entre 2020 et 2025, le Sénégal a fluctué dans son acceptation ou son refus des nationalités autres que sénégalaise et gambienne, tandis que le Mali a accueilli des personnes de multiples nationalités expulsées vers Gogui (un travailleur humanitaire présent dans la région a cité au moins 16 nationalités africaines parmi les arrivants).[315] Les autorités mauritaniennes ont souvent procédé à des expulsions sans coordination avec les autorités maliennes. « Souvent, les autorités maliennes ne sont même pas au courant », a déclaré un travailleur humanitaire malien. « Les autorités mauritaniennes amènent simplement les migrants [à la frontière], puis les laissent marcher pour entrer au Mali. Ils ne donnent aucune liste aux autorités maliennes... Parfois, les migrants ne passent même pas par la police des frontières. »[316] Même en novembre 2020, alors que la frontière entre la Mauritanie et le Mali était officiellement fermée en raison de la pandémie de Covid-19, il y avait des expulsions « chaque semaine, environ 30 [personnes] par semaine », a déclaré un agent de la police des frontières malienne. Il a noté que le Mali acceptait toutes les nationalités africaines même s’il n’y avait « aucun accord officiel » en ce sens.[317]
Lors de la vague d’expulsions au début de l’année 2025, des groupes de la société civile et les autorités maliennes et sénégalaises ont protesté contre le traitement inhumain des migrants. Cela comprenait, selon des médias et des organisations non-gouvernementales, des cas de passages à tabac ; des non-restitutions d'argent et d'objets de valeur confisqués ; des expulsions de femmes enceintes, ce qui est risqué pour leur santé en raison des conditions et du lieu des expulsions ; et des cas sans évaluation individuelle du statut migratoire.[318] Cela reflétait une aggravation des mêmes violations documentées par Human Rights Watch et détaillées dans le présent chapitre. Les autorités mauritaniennes ont déclaré que toutes les personnes expulsées en 2025 étaient en situation irrégulière et que leurs droits avaient été respectés.[319] Cependant, selon les médias, l’Association Mauritanienne des Droits de l’Homme (AMDH) a déclaré qu’au moins 700 personnes expulsées en mars avaient des cartes de séjour.[320] Des travailleurs humanitaires au Mali ont confirmé à Human Rights Watch que des femmes enceintes et des personnes titulaires d’une carte de séjour valide en Mauritanie figuraient parmi les personnes expulsées début 2025.[321]
Au total, la Mauritanie a expulsé plus de 75 600 personnes vers ses frontières terrestres entre 2019 et juillet 2025, selon les données du gouvernement mauritanien.[322] Les données fournies ne font pas la distinction entre les expulsions vers le Sénégal et celles vers le Mali. Toutefois, les chiffres montrent une forte augmentation depuis 2023, le nombre d’expulsions au cours du premier semestre 2025 étant déjà près du double de celui enregistré pendant toute l’année 2024.
Année | Expulsions par la Mauritanie |
2025 | 28 125 personnes (du 1er janvier au 15 juillet) |
2024 | 16 410 personnes |
2023 | 9 426 personnes |
2022 | 3 533 personnes |
2021 | 4 855 personnes |
2020 | 4 830 personnes |
2019 | 8 437 personnes |
Ces expulsions concernaient souvent des groupes de personnes expulsées ensemble sans procédure légale individuelle. Ces cas constituent des expulsions arbitraires ou collectives, interdites par le droit international et le droit régional africain.[323] En outre, l’expulsion de personnes vers des risques de persécution, de torture, ou d’autres préjudices graves peut constituer une violation du principe de non-refoulement consacré par le droit international.[324]
Bien que la loi mauritanienne de 1965 sur les dispositions pénales relatives au régime de l’immigration – modifiée par la loi n° 2024-038 de septembre 2024, qui a ajouté une référence à l’expulsion – criminalise l’entrée ou le séjour irrégulier dans le pays,[325] des migrants ne sont généralement pas poursuivis pour ces deux infractions et les peines d’emprisonnement ou les amendes ont rarement été appliquées. Au lieu de cela, la police a souvent expulsé des migrants rapidement, sans procédure judiciaire. Depuis septembre 2024, la police a déféré certains migrants devant les tribunaux, mais pas tous. Human Rights Watch a mené des entretiens avec trois hommes expulsés vers le Mali entre décembre 2024 et mars 2025 qui, comme des dizaines d’autres expulsés, n’ont jamais comparu devant un tribunal.[326] Cependant, en janvier 2025, un représentant d’une communauté de migrants à Nouakchott a déclaré avoir aidé sept migrants à payer des amendes de 10 000 MRU (250 dollars US) au tribunal de Nouakchott Ouest avant leur expulsion ; il a partagé des photos des reçus du tribunal avec Human Rights Watch.[327]
Un ancien fonctionnaire du ministère de la Justice a déclaré à Human Rights Watch : « En Mauritanie, si des personnes entrent clandestinement, on les refoule. C’est une sanction administrative ... Mais ce ne sont pas des expulsions collectives. ... Nous pouvons refouler des groupes de personnes qui sont arrivées par la même voie, mais nous examinons dossier par dossier. »[328] Une réglementation gouvernementale de mai 2025 stipule que l’expulsion est un « acte administratif, non susceptible de recours ». [329]
Depuis 2023 au moins, la police tient une base de données contenant des informations sur les personnes détenues avant leur expulsion, y compris leurs noms, nationalités, dates d’expulsion, photos et empreintes digitales, selon le directeur du centre de rétention du Ksar. « Les demandeurs d’asile et les réfugiés ne sont pas refoulés [expulsés] », a-t-il déclaré. « Nous sommes en contact avec le HCR pour vérifier leur situation. » Il a également déclaré que la police essayait de limiter la rétention administrative des migrants à 48 heures, précisant que « nous attendions auparavant [au moins] 20 à 25 personnes à refouler, mais maintenant nous prenons même les petits groupes ».[330] Le règlement gouvernemental de mai 2025 établissant les Procédures Opérationnelles Standard pour la prise en charge des migrants mentionne un « délai de 72 heures pour la procédure d’identification et de traitement » après la détention des migrants.[331]
Alors que les autorités affirment depuis des années que la police procède à des contrôles individuels du statut migratoire, Human Rights Watch a documenté de nombreux cas entre 2020 et début 2025 où cela n’a pas été le cas. Même lorsque la police vérifie le statut migratoire des individus, le droit à une procédure régulière est violé par l’absence de possibilité de faire appel des expulsions. Dans un rapport de 2022, le gouvernement lui-même a reconnu la nécessité de « émission de décisions administratives uniques pour les migrants, communication des décisions par voie officielle et établissement d’un mécanisme de recours administratif des décisions » relatives aux expulsions.[332]
Human Rights Watch a interviewé 37 personnes expulsées de Mauritanie, dont cinq adolescents âgés de 13 à 17 ans, deux femmes et 30 hommes. Parmi elles, 29 ont été expulsées vers le Mali ; 6 ont été expulsées vers le Sénégal ; et 2 ont été expulsées vers le Mali ainsi que le Sénégal, à des occasions différentes. La plupart des expulsions ont eu lieu entre 2020 et 2025 ; deux ont eu lieu en 2017 et 2018. Neuf personnes ont été interceptées en mer, tandis que les autres ont été arrêtées sur le sol mauritanien.[333]
Parmi les personnes interviewées qui ont été expulsées vers le Sénégal, trois n’étaient pas sénégalaises (deux Guinéens et un Camerounais). Parmi les 30 personnes interviewées qui ont été expulsées vers le Mali, 19 n’étaient pas maliennes, y compris des Guinéens, des Sierra-Léonais, des Libériens, des Camerounais et une femme sénégalaise, Ouleymata Mandiaye, qui a déclaré que les autorités l’avaient expulsée vers le Mali en novembre 2020 « parce que la frontière sénégalaise était fermée ».[334] La Croix-Rouge malienne a également aidé un groupe de huit Sénégalais expulsés vers le Mali en octobre 2023. « La Mauritanie a-t-elle même le droit d’expulser un Sénégalais ou un Nigérian vers [le Mali] ? », a demandé un travailleur de la Croix-Rouge malienne. « Parfois, [les autorités mauritaniennes] disent qu’ils avaient transité par le Mali... mais ce n’est pas vraiment vérifié. »[335]
Depuis fin 2024, les expulsions vers le Mali « se sont intensifiées », selon un travailleur humanitaire malien. « Auparavant, il y en avait deux ou trois [groupes] par mois, mais maintenant, nous voyons 30 à 50 personnes tous les quelques jours », a-t-il déclaré en octobre 2024.[336] Les chiffres ont encore augmenté début 2025.[337]
Expulsions vers le Mali : risques sécuritaires et aide limitée
La Mauritanie a mis en danger des migrants en les expulsant vers le Mali, où la situation est généralement dangereuse compte tenu du conflit armé en cours, avec des risques accrus dans certaines régions et zones frontalières. Depuis plus d’une décennie, Human Rights Watch documente de graves violations des droits humains commises au Mali par des groupes armés islamistes liés à Al-Qaida et à l’État islamique, des groupes séparatistes armés, les forces de sécurité maliennes, des milices ethniques alliées au gouvernement et, ces dernières années, des combattants du groupe Wagner (rebaptisé Africa Corps) soutenu par la Russie et aidant le gouvernement malien.[338] À la suite des coups d’État militaires de 2020 et 2021 au Mali, la mission de maintien de la paix des Nations Unies s’est retirée du pays à la demande des autorités militaires de transition en 2023, ce qui a suscité des inquiétudes quant à la protection des civils et à la surveillance des violations des droits humains.[339] Fin août 2024, plus de 600 000 Maliens étaient déplacés à l’intérieur et à l’extérieur du pays.[340]
Au fil des ans, les violences se sont étendues du nord du Mali à une grande partie du pays. La « Position du HCR sur les retours au Mali », mise à jour pour la dernière fois en 2022, cite « la détérioration de la situation sécuritaire et humanitaire » et appelle les États à ne pas renvoyer de force au Mali les personnes originaires de sept des dix régions du Mali, ou de zones spécifiques des trois régions restantes (Kayes, Koulikoro et Sikasso), à l’exception du district de Bamako, la capitale.[341]
Depuis 2022, les activités des groupes armés se sont encore étendues. En septembre 2024, le groupe armé islamiste lié à Al-Qaida connu sous le nom de Groupe pour le soutien à l’islam et aux musulmans (Jama’at Nusrat al-Islam wa al-Muslimeen, JNIM) a lancé une rare attaque contre Bamako.[342] La violence s’est également intensifiée dans la région de Kayes, à la frontière avec la Mauritanie. La ville de Gogui, où la plupart des migrants ont été expulsés, est située dans le cercle administratif de Nioro du Sahel, une zone de plus en plus instable dans la région de Kayes. La ville de Nioro du Sahel elle-même se trouve à environ 67 kilomètres de Gogui ; les migrants qui souhaitent se rendre ailleurs au Mali doivent passer par Nioro. Le 6 janvier 2025, le JNIM a attaqué la ville de Nioro, prenant d’assaut un commissariat de police et le gouvernorat, ce qui a donné lieu à des échanges de tirs nourris.[343] Le 1er juillet 2025, le JNIM a de nouveau attaqué Nioro, ainsi que Gogui, la ville de Kayes (la capitale régionale) et d’autres villes de la région.[344]
La Mauritanie a expulsé des migrants vers Gogui avant et après l’attaque de Nioro en janvier 2025, selon des travailleurs humanitaires et des migrants interviewés au Mali. Human Rights Watch s’est entretenu avec un homme camerounais de 24 ans qui a déclaré avoir été expulsé vers Gogui le 15 janvier avec une vingtaine d’autres personnes, dont des enfants.[345] Marco Gibson, un homme libérien de 46 ans, a déclaré avoir été expulsé vers Gogui autour du 29 décembre 2024 avec environ 25 personnes, dont des femmes et des enfants. Gibson a déclaré :
Certains [dans le groupe] étaient malades et certains avaient été battus... À la frontière, [les autorités maliennes] ont dit : « Vous n’êtes pas les seuls ; [les Mauritaniens] ont expulsé beaucoup de personnes noires. » ... L’armée malienne à Gogui nous a aidés [avec le transport] vers Kayes... des gens nous ont dit que nous avions de la chance de ne pas avoir croisé un groupe armé.[346]
En raison de l’éloignement de Gogui, l’aide humanitaire est limitée pour les personnes expulsées qui y sont envoyées, dont beaucoup arrivent dépouillés de leur argent et de leurs téléphones. Les forces de sécurité maliennes ou les autorités locales ont parfois apporté leur soutien ; la Croix-Rouge malienne, l’OIM et l’Association Malienne des Expulsés (AME) sont des acteurs clés dans l’assistance aux migrants expulsés dans la région de Kayes, mais leurs capacités sont limitées. Depuis des années, les volontaires de la Croix-Rouge à Gogui fournissaient des premiers soins, référaient les cas médicaux graves vers les villes de Nioro ou de Kayes et référaient les migrants vulnérables présentant des profils spécifiques vers d’autres acteurs y compris l’OIM, le HCR et les services de protection de l’enfance. Entre 2023 et 2024, la Croix-Rouge malienne a aidé 332 personnes de 12 nationalités africaines expulsées vers Gogui en leur fournissant des soins médicaux, un soutien psychosocial ou en les aidant à retrouver leurs proches, selon un représentant à Kayes, qui a précisé que cela ne représentait qu’une petite partie des personnes expulsées. « Souvent, la situation nous dépasse », a-t-il déclaré.[347]
À Nioro, un travailleur humanitaire malien de l’AME a passé une grande partie de son temps pendant de nombreuses années, principalement en tant que bénévole, à aider des migrants expulsés et bloqués en leur fournissant des moyens de transport, de la nourriture et un abri. « Chaque semaine, je me rends à la frontière, à Gogui, puis je rentre », a-t-il déclaré. « Il n’y a pas de centre d’accueil ici [à Gogui ou à Nioro]... Quand j’ai construit ma maison, j’ai mis un bloc pour accueillir des migrants. Quand [des personnes expulsées] arrivent, j’informe les autorités et je les héberge moi-même. »[348]
Les acteurs de protection des Nations Unies ne sont pas présents près de la frontière. « Nous… recevons des signalements des acteurs de première ligne », a écrit un représentant de l’OIM au Mali à Human Rights Watch. « Tout migrant vulnérable identifié dans la zone frontalière avec la Mauritanie… qui est éligible à l’aide de l’OIM est transporté à Kayes, où il y a une présence / centre d’accueil de l’OIM. »[349] Certains sont ensuite transférés à Bamako, où se trouvent un autre centre d’accueil de l’OIM ainsi que des centres gérés par des ONG. Cependant, l’assistance de l’OIM en matière de protection est principalement réservée aux migrants qui demandent une aide au retour volontaire dans leur pays d’origine, bien que des personnes ayant des « besoins urgents » en dehors de ce cadre puissent parfois bénéficier d’un soutien, a déclaré le représentant.[350] « L’UE donne beaucoup d’argent à l’OIM pour accueillir des migrants, lorsqu’il s’agit de retours volontaires », a déclaré Ousmane Diarra, directeur de l’AME, « mais les migrants expulsés vers le Mali ne sont pas considérés comme leurs bénéficiaires [cibles] ».[351]
En 2024, l’OIM a enregistré au moins 4 143 personnes expulsées par la Mauritanie arrivées à Gogui, y compris 178 enfants.[352]
Expulsions vers le Sénégal : aide limitée
Rosso, au Sénégal, est une ville frontalière reculée dans la région de Saint-Louis, située à environ 100 kilomètres de la capitale régionale. Comme à Gogui, l’aide humanitaire et l'assistance en matière de protection sont limitées à Rosso.
Des travailleurs humanitaires au Sénégal ont déclaré au fil des ans que la Mauritanie expulsait souvent jusqu’à plusieurs centaines de personnes par mois, y compris parfois des enfants.[353] « Les autorités mauritaniennes ne nous informent même pas, ils le font [renvoient des migrants de l’autre côté du fleuve] sans nous avertir », a déclaré le maire de Rosso en 2022.[354]
Début 2025, seul un centre, appartenant à la Croix-Rouge sénégalaise, était disponible pour accueillir des migrants à Rosso. Au fil des ans, la Croix-Rouge sénégalaise et deux associations, Diaspora Développement Éducation Migration (DIADEM) et l’Association Relais Sans Frontières, ont fourni une aide de base à certains migrants expulsés à Rosso, y compris des premiers soins, des vêtements, de la nourriture et des moyens de transport. Cependant, leurs fonds et capacités d’assistance étaient limités. « Les migrants expulsés vers Rosso ont généralement passé plusieurs jours sans se laver ni manger, et certains arrivent sans [assez] d’habits, ou même pieds nus », a déclaré Mamadou Gueye, membre de DIADEM. « Parfois, la police sénégalaise à Rosso donne personnellement de la nourriture ou de l’argent aux personnes expulsées... Nous avons demandé au gouvernement de mettre en place un fonds à cet effet. »[355]
L’agence gouvernementale sénégalaise compétente, le Bureau d'Accueil, d'Orientation et de Suivi des Sénégalais de l'extérieur et des migrants (BAOS, sous la tutelle du ministère des Affaires étrangères), « a envoyé de la nourriture, du thé ou du café » pour des migrants expulsés à plusieurs reprises en 2024, selon un volontaire de la Croix-Rouge à Rosso. « Ils ont promis de faire plus », a-t-il déclaré, « mais il n’y a pas assez d’argent ».[356] Le responsable du BAOS pour la région de Saint-Louis a déclaré : « Nos efforts se concentrent principalement sur les migrants sénégalais de retour au pays, mais nous sommes parfois obligés d’aider des étrangers, en particulier à Rosso. »[357]
Cependant, l’OIM au Sénégal est confrontée aux mêmes limites qu’au Mali : « Nous ne pouvons pas prendre en charge des migrants expulsés car nous n’aidons que les retours volontaires et nous ne voulons pas soutenir les expulsions... [qui] violent les droits », a déclaré un responsable de l’OIM au Sénégal en 2023. « Les fonds de l’UE ne nous permettent que de soutenir les retours volontaires des Sénégalais... si nécessaire, nous devons obtenir des fonds auprès du bureau régional... Il y a des fonds extrêmement limités pour les autres nationalités en plus de la vulnérabilité. »[358]
Expulsions en chaîne et renvois depuis l’Espagne et le Maroc
Dans certains cas, les Africains interceptés et refoulés le long de la Route Atlantique sont victimes d’expulsions en chaîne. Parmi les cas documentés par Human Rights Watch figurent des personnes renvoyées ou expulsées du Maroc vers la Mauritanie, et des personnes arrivées aux Canaries (Espagne) par bateau et expulsées par les autorités espagnoles vers la Mauritanie. Ces dernières mesures ont été prises en vertu de l’article IX d’un accord bilatéral de 2003 de réadmission autorisant l’Espagne à transférer vers la Mauritanie des ressortissants de pays tiers quand a été « prouvé » ou « présumé » (deux critères différents) leur transit préalable par la Mauritanie.[359] Après leur expulsion ou leur renvoi vers la Mauritanie, la police a placé ces personnes en détention et les a expulsées vers le Mali ou le Sénégal. Dans de tels cas, l’Espagne et le Maroc pourraient partager la responsabilité des violations des droits de ces personnes en Mauritanie.
Au moins cinq vols ont expulsé des ressortissants de pays tiers des Canaries vers la Mauritanie entre 2020 et 2023, selon des interviews de Human Rights Watch (citées ci-dessous) et d’autres rapports. Un rapport du Conseil européen sur les réfugiés et les exilés (European Council on Refugees and Exiles, ECRE) note :
En janvier 2020, 72 personnes originaires du Mali, dont au moins 14 demandeurs d’asile, ont été renvoyées en Mauritanie dans le cadre d’un accord bilatéral... En novembre 2020, l’Espagne a repris les expulsions de migrants... Des cas de retours depuis les îles Canaries... sans garantie d’accès à des garanties (par exemple, à une assistance juridique) et à la procédure d’asile ont également été signalés en 2022.[360]
En 2021, une responsable du HCR a déclaré à Human Rights Watch que trois vols étaient arrivés en Mauritanie en provenance des Canaries en 2020. Elle a ajouté que le HCR n’avait rencontré que des ressortissants maliens et qu’après avoir évalué les besoins de protection de 96 d’entre eux, le HCR n’avait trouvé « qu’une seule personne relevant de sa compétence qui souhaitait rester en Mauritanie ».[361] Un responsable de la police mauritanienne a également mentionné un vol de juillet 2023 transportant six Sénégalais, déclarant : « Nous les avons envoyés à Rosso [au Sénégal] ».[362]
Human Rights Watch a interviewé deux Maliens, un homme de 19 ans et un garçon de 16 ans, expulsés par avion des Canaries vers la Mauritanie vers janvier 2021, puis expulsés vers le Mali. Les autorités espagnoles les ont interceptés en mer mi-2020 et les ont détenus aux Canaries pendant environ six mois jusqu’à ce qu’ils révèlent leur nationalité. Le garçon a déclaré avoir indiqué son âge aux autorités espagnoles, mais cela n’a fait aucune différence, selon lui. Les deux hommes ont déclaré qu’à leur arrivée en Mauritanie, la police les avait détenus pendant cinq à six jours à Nouakchott, ne leur donnant que du pain à manger, avant de les expulser vers le Mali.[363]
Malgré les cas documentés ci-dessus, le gouvernement mauritanien a écrit à Human Rights Watch : « Depuis 2020, les autorités mauritaniennes ne sont au courant d’aucun transfert opéré par les autorités espagnoles vers la Mauritanie en vertu de l’article IX de l’accord de 2003. Aucun rapatriement formel de ressortissants de pays tiers, fondé sur ce mécanisme, n’a été notifié, coordonné ou réceptionné officiellement par les services compétents. »[364] Toutefois, le gouvernement a déclaré que l’accord de 2003 était toujours en vigueur, précisant que les transferts de ressortissants de pays tiers « nécessite[nt] la transmission par l’Espagne de preuves formelles attestant que les personnes concernées ont réellement transité par le territoire mauritanien avant leur arrivée dans les îles Canaries. »[365]
Human Rights Watch a également interviewé trois hommes expulsés du Maroc. Un homme sénégalais a déclaré que les autorités marocaines l’avaient intercepté en mer en 2023 et détenu pendant 15 jours avant de le transférer à la Mauritanie. Les autorités mauritaniennes l’ont ensuite expulsé vers le Sénégal.[366] Deux Guinéens ont déclaré qu’en 2022, alors qu’ils tentaient de franchir irrégulièrement la frontière entre la Mauritanie et le Sahara occidental occupé par le Maroc, ils ont été interceptés par des forces de sécurité marocaines qui les ont battus, leur ont confisqués leurs papiers d’identité, leurs téléphones, leur argent et leur eau, puis les ont renvoyés en Mauritanie dans le désert, après quoi les autorités mauritaniennes les ont expulsés vers le Mali.[367]
Abus lors des expulsions
Entre 2020 et début 2025, des acteurs humanitaires au Sénégal et au Mali ont régulièrement décrit comment des migrants expulsés arrivaient en mauvais état physique, beaucoup d’entre eux présentant des signes de mauvais traitements. « Souvent, ils arrivent enchaînés à la frontière malienne. Quand on regarde leurs poignets, on voit des plaies », a déclaré un travailleur humanitaire de l’AME à Nioro. « Ils arrivent souvent sans passeport, sans papier d’identité... Les autorités mauritaniennes prennent leurs documents et ne les leur rendent pas. »[368] Le coordinateur d’un centre d’accueil pour migrants à Bamako a déclaré que les personnes qu’il hébergeait avaient souvent été « dépouillées de tous leurs biens » en Mauritanie.[369] Un rapport de l’OIM de 2023 a indiqué que les migrants arrivant à Gogui « présentent souvent des signes de besoins immédiats et de détresse extrême ».[370]
« Parfois, je vois des ecchymoses ou des traces de blessures », a déclaré Amedine Lo, représentant du DIADEM à Rosso, au Sénégal. Il a ajouté que, d’après les témoignages des migrants qu’il a aidés, des policiers mauritaniens ont parfois battu des personnes interceptées en mer et qui « résistaient » (refusaient de sortir des bateaux), ou ceux qui demandaient que leurs biens soient rendus après que la police ait confisqué leur argent et leurs effets personnels.[371]
Human Rights Watch a interviewé 18 migrants (3 garçons, 15 hommes) qui ont décrit les mauvais traitements infligés par des autorités mauritaniennes lors de leurs expulsions. Tous ont reçu peu ou pas de nourriture et d’eau ; six ont déclaré avoir été soumis à des menottes serrées, parfois pour des périodes prolongées, ce qui leur causait des douleurs ; et trois ont été victimes ou témoins de violences policières.[372]
« Nous avons été menottés et enchaînés pendant plus de 30 heures », a déclaré un homme malien de 22 ans en décrivant son expulsion vers le Mali en 2021. « Nous avons passé la nuit dans un bâtiment à la frontière... sans nourriture. »[373]
Un garçon guinéen de 17 ans, expulsé vers le Sénégal début 2021, a déclaré : « Ils m’ont menotté [pendant le trajet] pendant trois heures. C’était tellement serré que j’avais mal, mais quand je l’ai dit à la police, ils ne m’ont pas écouté. J’ai maintenant des cicatrices. »[374] Human Rights Watch a observé des marques sur ses poignets.
Un homme malien de 19 ans expulsé vers le Mali en mars 2021 a déclaré : « Les menottes s'enfonçaient dans mes bras, alors lorsque les policiers m’ont tiré les bras, les menottes m’ont coupé les mains et je suis tombé. Deux policiers sont arrivés et m’ont donné des coups de pied alors que j’étais à terre. »[375]
En novembre 2022, Human Rights Watch a interviewé en personne un groupe de Guinéens (six hommes âgés de 18 à 27 ans et un garçon de 17 ans) à leur arrivée à Bamako, après leur expulsion vers Gogui deux jours auparavant. Tous étaient affamés, épuisés et avaient été dépouillés de leur argent, de leurs téléphones et de leurs autres effets personnels.[376] Ils ont décrit plusieurs jours passés en détention dans les centres de rétention administrative de la police mauritanienne, où ils n’ont reçu que très peu ou pas de nourriture et n’ont pas pu se laver. Ils ont déclaré que des policiers les avaient menottés pendant le long trajet en bus jusqu’à la frontière malienne et qu’« il n’y avait pas assez d’eau ».[377] Ils ont également été témoins de violences policières : « Un gars malien a demandé au chauffeur de baisser le volume de la musique, alors [le chauffeur] est venu lui frapper la tête et... lui a serré les menottes très fort, pour qu’il souffre. »[378] À leur arrivée à Gogui, des travailleurs humanitaires ont aidé le groupe en leur fournissant un moyen de transport, de la nourriture et un abri.
Sept migrants expulsés ont déclaré que la police mauritanienne avait confisqué leurs effets personnels, y compris leurs téléphones, leur argent et leurs papiers d’identité, et ne les leur avait jamais rendus. Marco Gibson, le Libérien expulsé vers le Mali en décembre 2024, a déclaré à Human Rights Watch que la police mauritanienne lui avait pris environ 400 000 CFA [700 dollars US].[379]
Expulsions par la Mauritanie d’enfants, de demandeurs d’asile et d’autres personnes vulnérables
Human Rights Watch a documenté des expulsions par la Mauritanie vers le Mali d’enfants, de réfugiés, de demandeurs d’asile, de femmes enceintes et de victimes d’abus, ainsi que des expulsions d’enfants vers le Sénégal, entre 2020 et début 2025.[380] Alors que les autorités policières mauritaniennes ont nié avoir expulsé des réfugiés et des demandeurs d’asile, détenu des enfants avec des adultes avant leur expulsion, ou expulsé des enfants non accompagnés, les preuves démontrent le contraire, même si ces cas ne sont pas systématiques. L’expulsion de groupes vulnérables de cette manière – avec peu de nourriture et d’eau, vers des zones reculées ou dangereuses, souvent vers des pays qui ne sont pas le leur – amplifie leur vulnérabilité et leurs besoins en matière de protection.
« Il y a beaucoup d’enfants parmi les personnes refoulées [expulsées] », a déclaré un travailleur humanitaire malien à Nioro fin 2024. « Les petits [jeunes] enfants sont normalement accompagnés par des membres de leur famille... mais je vois souvent des jeunes [non accompagnés] âgés de 15 à 17 ans, des filles et des garçons, mais plus généralement des garçons. »[381] Un responsable du ministère mauritanien de l’Action sociale, de l’Enfance et de la Famille (MASEF) a reconnu le problème : « Si un enfant n’a pas de papiers et semble plus âgé, les autorités vont le refouler. » Il a ajouté que l’OIM « intervient souvent » auprès de la police pour empêcher l’expulsion d’adolescents, en coordination avec le MASEF afin de les faire sortir des centres de rétention de la police.[382]
Human Rights Watch a interviewé individuellement cinq garçons adolescents expulsés en 2021 et 2022, trois vers le Mali et deux vers le Sénégal. Plus d’une douzaine d’adultes ont également décrit, lors d'entretiens individuels, avoir été expulsés vers le Mali entre 2020 et 2025 dans des groupes avec des enfants, y compris des adolescents non accompagnés et de jeunes enfants avec leurs mères.[383] « C’était dur pour les enfants, car ils avaient très faim », a déclaré un homme malien expulsé en 2021.[384]
Esther Johnson, une femme libérienne de 35 ans qui vivait en situation irrégulière en Mauritanie, a déclaré à Human Rights Watch qu’elle s’être rendue à la police à Nouakchott en septembre 2022 pour signaler des violences domestiques commises par son fiancé, qui lui avaient fait faire une fausse couche. Elle a déclaré que la police avait ignoré sa plainte, l’avait arrêtée, puis l’avait expulsée avec son fils de 15 ans vers le Mali le lendemain. Au moment de l’entretien, elle n’avait pas pu obtenir l’aide de l’OIM au Mali pour retourner au Libéria.[385]
Human Rights Watch a interviewé deux demandeurs d’asile expulsés vers le Mali : un homme sierra-léonais expulsé en août 2021 alors que ses documents du HCR étaient encore valides ; et un homme camerounais qui a déclaré que son document de demandeur d’asile du HCR avait expiré mais qu’il attendait toujours son entretien pour la détermination de son statut de réfugié au moment de son expulsion en mars 2025.[386]
Des travailleurs humanitaires ont également signalé d’autres cas. « Il y a des demandeurs d’asile parmi les personnes expulsées [vers le Mali], mais pas celles qui sont enregistrées... Beaucoup de personnes refoulées avant leur [enregistrement] n’ont pas de documents pour montrer qu’elles ont déposé une demande l’asile », a déclaré le travailleur humanitaire à Nioro.[387] Un responsable du HCR en Mauritanie a déclaré qu’en 2023, « Nous avons eu... deux réfugiés et un demandeur d’asile... qui nous ont contactés et nous ont dit qu’il y avait eu une rafle à Nouakchott... et qu’ils avaient été expulsés vers Rosso, au Sénégal. Ils ont dit qu’ils n’avaient pas eu la possibilité d’aller chercher leurs documents. Nous avons vérifié auprès des autorités, qui nous ont dit ne pas avoir trace de ces personnes envoyées à Rosso ».[388]
Mise à jour 2025 : le gouvernement mauritanien présente des procédures d’expulsion modifiées
Depuis le milieu de l’année 2025, le gouvernement mauritanien a montré son intention de modifier son approche en matière d’expulsions, à commencer par l’arrêté conjoint de mai 2025 établissant les Procédures Opérationnelles Standard (POS) pour la prise en charge des migrants.[389] Dans sa réponse écrite de juillet 2025 à Human Rights Watch, le gouvernement a déclaré :
Depuis la promulgation de l’arrêté conjoint n°00591/2025, la Mauritanie a renforcé les garanties procédurales relatives à l’expulsion. Toute personne arrêtée pour infraction au régime migratoire fait l’objet d’une évaluation individuelle approfondie, permettant d’identifier ses besoins de protection, son statut administratif réel, et les risques auxquels elle pourrait être exposée en cas de retour.
Un dispositif de recours est en cours de finalisation. Il permettra aux migrants ... la possibilité de présenter des preuves ou documents ... pouvant justifier un sursis temporaire à l’exécution de la mesure d’éloignement.
Ces avancées témoignent de la volonté de l’État de renforcer les garanties de procédure régulière et de respect du droit d’asile, tout en assurant le bon fonctionnement du système migratoire.[390]
Le gouvernement a déclaré que les expulsions respecteraient le principe de non-refoulement et que les enfants migrants non accompagnés ne seraient « jamais expulsés vers les frontières terrestres » mais plutôt « orientés vers une solution durable, en collaboration avec l’OIM, le HCR ou leurs ambassades (réunification familiale, retour volontaire assisté, intégration locale ou réinstallation) ».[391]
Le gouvernement a cité « une interdiction stricte des expulsions collectives, notamment vers des zones instables ou dangereuses », mais a déclaré que Gogui, au Mali, et Rosso, au Sénégal, continueraient d’être les « principaux lieux utilisés pour les expulsions », en raison « de leur statut légal, de leur sécurité logistique, et de la présence d’infrastructures minimales ». Le gouvernement n’a pas abordé la question de l’insécurité dans le cercle (département administratif) de Nioro et la région de Kayes au Mali, ni celle du manque de services humanitaires, de protection et de transport à Rosso et Gogui.[392]
Le gouvernement a déclaré qu’« afin d’éviter tout abandon [des personnes expulsées] en zone dangereuse ou isolée », et conformément aux POS de 2025, « les autorités mauritaniennes n’exécutent aucune mesure d’expulsion sans coordination préalable complète avec les pays de destination et les représentations diplomatiques ou consulaires des personnes concernées », et « les services de sécurité de part et d’autre de la frontière sont informés à l’avance ».[393]
En réponse à une question sur la surveillance des expulsions en matière des droits humains, le gouvernement a déclaré que « la CNDH [Commission Nationale des Droits de l’Homme] peut exercer une surveillance indépendante des… opérations d’éloignement » et que « le HCR, l’OIM, le CICR et des ONG partenaires participent au suivi ».[394]
Human Rights Watch a tenu compte avec reconnaissance de toutes les informations aimablement fournies par le gouvernement mauritanien, en particulier celles concernant les mesures visant à renforcer la protection des droits des migrants et à prévenir les abus. Toutefois, ces développements étant très récents, Human Rights Watch n’a pas encore évalué sur le terrain dans quelle mesure les nouvelles mesures sont mises en œuvre ou les standards pleinement respectés.
V. Poursuites judiciaires et préoccupations relatives à la régularité de la procédure
« La présomption de culpabilité résulte de la pression de l'UE. L'externalisation [des contrôles migratoires] de l’UE a rendu nécessaire la recherche d'un coupable, d'un organisateur [passeur]… Mais il y a souvent un manque de connaissance des crimes et des éléments constitutifs de ces crimes. »
– Responsable des Nations Unies en matière des droits humains, bureau régional pour
l'Afrique de l'Ouest, Sénégal [traduction non officielle par Human Rights Watch]
Toute personne accusée d’un crime a droit à un procès équitable et à une procédure régulière. Human Rights Watch a documenté des violations de ces droits en Mauritanie à l’encontre de personnes accusées d’infractions liées à l’immigration, en particulier le trafic de migrants.
Des migrants et des représentants communautaires en Mauritanie ont affirmé que la faiblesse voire l'absence de preuves dans les accusations de trafic de migrants, ainsi que la détention préventive prolongée, étaient des problèmes récurrents. Plusieurs personnes interviewées par Human Rights Watch ont déclaré avoir été arrêtées arbitrairement et faussement accusées de trafic de migrants. Certaines avaient été innocentées et libérées après plusieurs mois de prison, tandis que d’autres étaient encore incarcérées au moment des entretiens. Lors de la visite de Human Rights Watch à la prison de Dar Naïm en 2022, au moins 17 personnes accusées de trafic de migrants se trouvaient en détention préventive prolongée depuis plus de six mois, une période prolongée.[395]
Parmi les autres problèmes courants figuraient les barrières linguistiques et l’accès limité à l’aide juridique et à l’information. « Les procédures judiciaires se déroulent en arabe et les migrants signent des PV [procès-verbaux énumérant les charges retenues contre eux] qu’ils ne comprennent pas », a déclaré un représentant de l’Association Mauritanienne des Droits de l’Homme.[396] Selon l’ancien président de la Commission Nationale des Droits de l’Homme de Mauritanie, le gouvernement a pris une mesure positive en mai 2025, lorsqu’il a « décidé de créer une équipe d’interprètes et de traducteurs assermentés au sein des tribunaux. »[397]
Peu d’organisations offrent une aide juridique gratuite aux migrants en Mauritanie. L’Instance Nationale de Lutte Contre la Traite des Personnes et le Trafic de Migrants (INLCTPTM), qui a commencé à fonctionner en 2023 sous l’égide du Commissariat aux Droits de l’Homme, à l'Action Humanitaire et aux Relations avec la Société Civile (CDHAHRSC), fournit une aide juridique et d’autres services aux victimes de la traite, mais pas aux personnes accusées de trafic de migrants, même si beaucoup d’entre elles sont elles-mêmes des migrants.[398]
Alors que la législation mauritanienne des années 1960 sur l’immigration criminalise les infractions liées à l’entrée et au séjour irréguliers et (dans certains cas) à la sortie irrégulière,[399] les poursuites liées à l’immigration engagées depuis 2020 se fondent souvent sur la loi n° 2020-018, une version modifiée d’une loi de 2010 qui criminalise le trafic de migrants l’aide en vue de faciliter un séjour irrégulier (« la résidence illégale »), et les infractions connexes, ainsi que les tentatives ou la complicité. Les sanctions comprennent des peines d’emprisonnement et des amendes.[400] La loi reprend la définition du trafic de migrants figurant dans le Protocole contre le trafic de migrants par terre, air et mer, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée :
le fait d’assurer, afin d’en tirer profit, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel, l’entrée illégale dans un autre État Partie d’une personne qui n’est ni un ressortissant ni un résident permanent de cet État.[401]
Entre 2020 et 2023, les infractions en matière d’immigration les plus fréquemment instruites et poursuivies étaient le trafic de migrants, la complicité dans le trafic de migrants, et l’utilisation ou la fabrication de faux documents d’identité ou de voyage, selon un responsable du tribunal de Nouakchott Ouest.[402] Ce responsable a déclaré en 2023 que les tribunaux de Nouakchott et de Nouadhibou traitaient 90 % des affaires liées au trafic de migrants en Mauritanie, la plupart devant le tribunal de Nouakchott Ouest. Il a ajouté que les affaires de trafic de migrants étaient souvent poursuivies pour délit, le droit à un avocat commis d’office n’étant applicables que dans les cas poursuivis pour crime.[403]
Deux nouvelles lois adoptées fin 2024 ont également modifié le paysage juridique en Mauritanie. La loi n° 2024-038 a modifié la loi de 1965 sur les dispositions pénales relatives au régime de l’immigration, principalement en ajoutant des dispositions relatives à l’expulsion pour entrée ou séjour irrégulier, tandis que la loi n° 2024-039 a créé un Tribunal Spécialisé de Lutte contre l’Esclavage, la Traite des Personnes et le Trafic de Migrants.
Le gouvernement mauritanien n’a pas partagé avec Human Rights Watch de données sur le nombre annuel de poursuites et de condamnations pour trafic de migrants. Toutefois, en juin 2025, 300 personnes étaient emprisonnées en Mauritanie pour trafic de migrants (soit 83 condamnées et 217 en détention préventive), sur une population carcérale nationale de 3 250 personnes.[404]
Selon le gouvernement, « La détention préventive peut être ordonnée par le juge d’instruction lorsqu’elle est justifiée soit par la gravité des faits, soit...[pour] empêcher la disparition des preuves... la fuite de l’inculpé ou la commission de nouvelles infractions. L’auteur de l’infraction de trafic illicite de migrants réunit souvent toutes, sinon la plupart de ces conditions. »[405] La loi mauritanienne limite la durée de la détention préventive à quatre mois pour les délits et à six mois pour les crimes, renouvelable une fois. Dans les cas « d’infraction commise en bande organisée, [comme dans] le cas [du]… trafic illicite de migrants », le gouvernement affirme que la détention préventive peut être prolongée jusqu’à deux ans pour les délits et trois ans pour les crimes.[406] Toutefois, dans certaines cas présumés de trafic de migrants – tels ceux pour lesquels il existe peu de preuves, ceux sans circonstances aggravantes comme la mort de migrants ou la traite des personnes, et ceux concernant un degré de « complicité » présumée moindre (surtout ceux impliquant des migrants eux-mêmes) – une détention préventive de plus de six mois pourrait être disproportionnée. Le droit international exige que la détention préventive ne soit utilisée qu’en dernier recours, pour une durée la plus courte possible et uniquement pour les infractions les plus graves.[407]
Lacunes juridiques, confusion et incohérences
Plusieurs migrants et un Mauritanien interviewés qui avaient été arrêtés et/ou poursuivis ne comprenaient pas le concept de « trafic de migrants », affirmant que les autorités les avaient accusés d’être « clandestins » ou « d’avoir fait le clandestin ». En Mauritanie et au Sénégal, le terme « clandestin » est utilisé depuis des années dans le langage courant par des migrants, des citoyens et même des membres des forces de l’ordre pour désigner à la fois la migration « illégale » (irrégulière) et le trafic de migrants. Cela illustre la confusion persistante en dehors des tribunaux quant à la différence entre ces deux infractions.[408]
Ce mot « clandestins » est également utilisé dans les deux pays pour désigner soit les migrants en situation irrégulière, soit (de plus en plus) les personnes qui tentent de partir en bateau vers l’Espagne. Même certains hauts responsables mauritaniens ont démontré ce point de vue. Un haut responsable de la police a déclaré que les « clandestins » étaient « des personnes qui tentent d’organiser des voyages vers l’Europe ».[409] Le directeur du centre de rétention du Ksar à Nouakchott, faisant référence aux expulsions de migrants par la police, a déclaré : « Ceux qui cherchaient à se rendre en Espagne, qui sont des clandestins, il faut les sécuriser [menotter]. Ce n’est pas la même chose que... ceux qui n’ont pas de papiers. »[410] Un ancien fonctionnaire du ministère mauritanien de la Justice a déclaré : « La plupart des migrants ne sont pas clandestins lorsqu’ils sont ici en Mauritanie ; la plupart deviennent illégaux lorsqu’ils tentent de partir irrégulièrement pour l’Europe. »[411]
Toutefois, les dispositions de la législation mauritanienne qui criminalisent la sortie irrégulière ne s’appliquent pas à tous les étrangers dans toutes les circonstances.[412]
Au cours des premiers mois de fonctionnement du Tribunal Spécialisé de Lutte contre l’Esclavage, la Traite des Personnes et le Trafic de Migrants, fin 2024 et début 2025, une confusion persistait parmi certains autorités, responsables de l’ONU, membres de la société civile, et migrants en Mauritanie quant au rôle de ce tribunal et à l’application de la loi modifiée relative aux dispositions pénales sur l’immigration (loi n° 2024-038). Des sources ont indiqué que le Tribunal Spécialisé était utilisé non seulement pour enquêter sur les cas de trafic de migrants et de traite des personnes et pour renvoyer les victimes à l’INLCTPTM afin qu’elles bénéficient d’une assistance, mais aussi pour infliger des amendes aux migrants, pour des raisons peu claires.[413] « Le nouveau tribunal a commencé à infliger des amendes aux immigrants avant de les expulser », a déclaré un responsable judiciaire.[414] « Jusqu’à présent, il n’y a aucune cohérence entre les déclarations des différentes autorités [au sujet du Tribunal Spécialisé] », a déclaré un responsable de l’ONU en janvier.[415] Un expert en migration à Nouakchott a déclaré en février :
Le tribunal spécial... est destiné... aux passeurs surtout, et à ceux qui sont entrés frauduleusement dans le territoire… [C]eux qui sont dans le territoire… dans une situation d’irrégularité… ne sont pas concernés [par les poursuites]... alors que dans la loi, il est prévu qu’[ils]… peuvent être poursuivies… et [passables] d’amendes pénales... Les gens qui tentent de voyager [en pirogue vers l’Espagne], ce sont les gens qu’on taxe une amende de 10 000 MRU [250 dollars US].[416]
Cependant, dans sa lettre de juillet 2025 à Human Rights Watch, le gouvernement mauritanien a déclaré : « Les personnes étrangères tentant de quitter le pays de manière irrégulière sont poursuivis, le cas échéant, pour leur entrée ou séjour irrégulier et non pour leur tentative de quitter le pays, sauf d’être reconnues complices du trafic illicite de migrants[...]. » Le gouvernement a également déclaré que le Tribunal Spécialisé « dispose de l’exclusivité d’attribution en matière des infractions de trafic illicite de migrants », mais qu’il « peut toutefois connaître des infractions au régime d’entrée et de séjour, sans en avoir l’exclusivité ».[417]
Fausses accusations présumées et preuves limitées
Six hommes interviewés par Human Rights Watch ont déclaré que les autorités mauritaniennes les avaient arrêtés entre 2020 et 2023 et les avaient déférés devant la justice pour ce qu’ils ont qualifié de fausses accusations de trafic de migrants ou de complicité.[418]
Dix autres cas similaires qui semblent corroborer nos conclusions ont également été signalés à Human Rights Watch par des représentants des communautés de migrants à Nouakchott, un mareyeur à Nouadhibou, ainsi que des amis et des proches de migrants en Mauritanie et au Sénégal.[419] « En 2022, il y avait six cas des Maliens accusés à tort de trafic de migrants », a déclaré un représentant de la communauté malienne en 2023. « J’ai trouvé un avocat et j’ai pu en faire libérer cinq. »[420]
Un homme sénégalais interviewé à la prison de Dar Naïm en juin 2022, alors qu’il purgeait son septième mois de détention préventive pour complicité dans le trafic de migrants,[421] a déclaré à Human Rights Watch :
J’ai des amis qui sont pêcheurs comme moi... Un jour, nous étions en train de prendre du thé, et des gendarmes ont descendu sur la maison... Ils ont dit : « Vous êtes accusés de... ‘clandestin’ [trafic de migrants]... » Mais ils avaient commis une grave erreur ... Nous n’avons même pas de grande pirogue, juste de petites pirogues pour pêcher.[422]
Un mareyeur mauritanien a raconté comment deux pêcheurs sénégalais qu’il employait, tous deux en situation régulière et titulaires d’autorisations de pêche, ont été interceptés dans leurs bateaux de pêche par la Garde Côtes, accusés de trafic de migrants, et emprisonnés dans l’attente d’une enquête judiciaire en 2021 et 2022. Ils ont été libérés après huit et six mois de détention.[423] L’un des deux pêcheurs a déclaré à Human Rights Watch :
Ils m’ont accusé sans preuve... Ils m’ont posé seulement une question au tribunal... « Que faisais-tu dans la pirogue ? » J’ai expliqué que j’attendais mon frère pour aller pêcher. ... J’ai montré mon permis, mon autorisation de pêche, ma carte d’identité et ma carte de séjour... à la Garde Côtes, à la police, au juge, mais ils ont refusé de m’écouter.[424]
Le patron du pêcheur, le mareyeur, a ajouté : « Il n’avait mis que 60 litres de carburant dans la pirogue – elle ne peut même pas parcourir 100 kilomètres, et l'Espagne est à 690 kilomètres d'ici. »[425]
Un homme sénégalais condamné pour trafic de migrants en juin 2022, interviewé à la prison de Dar Naïm, affirme avoir été accusé à tort : « Je voulais partir [sur un bateau pour l’Espagne], alors j’ai payé un passeur pour aller en clandestin... Ils n’ont pas fait une enquête pour déterminer qui était ou n’était pas l’organisateur. Il n’y avait aucune preuve. Je n’avais que 800 [nouvelles] ouguiyas [20 dollars US] en poche. Nous sommes des clandestins, pas des criminels. Nous ne devrions pas être ici [en prison]. »[426]
Un autre homme sénégalais, condamné en novembre 2022 pour le « délit de tentative de trafic de migrants »,[427] a déclaré à Human Rights Watch :
À Nouakchott [en avril 2022], souvent je prenais du thé avec deux gars sénégalais. Un jour... en rentrant dans la maison, j’ai trouvé des policiers en civil. Ils m’ont accusé de tenter de rejoindre l’Europe... [Au commissariat de police], un homme blanc [européen]... qui n’était pas en tenu... écoutait pendant que le commissaire me posait des questions. Ils ont dit que j’essayais d’aller en Europe, que je connaissais quelqu’un qui organisait des voyages vers l’Europe. J’ai toujours répété : « Non, je n’ai jamais rien planifié de tel. »[428]
Human Rights Watch a examiné le jugement rendu par le tribunal de Nouakchott-Ouest dans l’affaire de cet homme, qui a été condamné avec deux autres Sénégalais et un Mauritanien par contumace. Le jugement indique que « les moyens utilisés pour commettre le crime qui ont été trouvés en leur possession » étaient « un moteur de type Yamaha d’une puissance de 40 chevaux et un montant de 12 200 ouguiyas » (s’il s’agit de MRU, environ 300 dollars US ; s’il s’agit d’anciennes ouguiyas, environ 30 dollars US).[429] On ne voit pas comment cette somme d'argent pourrait clairement établir une culpabilité dans le trafic de migrants, car les passeurs perçoivent généralement l’équivalent de plusieurs milliers de dollars US auprès des passagers.[430] L’homme a fait appel, et sa peine de cinq ans de prison a été réduite à trois ans.[431]
Outre le fait d’organiser l’entrée irrégulière dans un État, un élément constitutif de l’infraction de trafic de migrants est, selon la loi mauritanienne et le Protocole des Nations Unies, que l’acte soit commis « afin d’en tirer profit… un avantage financier ou un autre avantage matériel ». Cependant, de nombreux cas documentés ne semblent pas présenter que peu ou pas de preuves d’un tel avantage. Par exemple, dans le cas de M.B., un homme mauritanien noir qui a déclaré avoir été torturé par la police en août 2022, des policiers ont arrêté M.B. alors qu’il allait rencontrer un groupe de migrants en situation irrégulière et l’ont accusé de trafic de migrants, mais ils disposaient de peu de preuves à son encontre car « personne n’est dit ‘j’ai payé pour aller en Europe’ », a déclaré un ami de M.B. à Human Rights Watch.[432]
Ciblage des complices
En Mauritanie, « souvent, nous arrêtons les complices, mais pas l’auteur principal [le passeur qui dirige un réseau criminel] », a déclaré un responsable judiciaire à Nouakchott. « Souvent, ils ont pris la fuite ou ils sont à l’étranger ».[433] Bon nombre des personnes visées par les arrestations et les poursuites jouaient des rôles mineurs, comme ceux qui hébergent des migrants, stockent leurs bagages ou collectent l’argent auprès d’eux ; les « capitaines » de bateaux ; ou les pêcheurs accusés de préparer les pirogues pour transporter les migrants. Un responsable de l’ONU à Nouakchott a déclaré :
[Depuis 2020], le gouvernement est très stricte avec tous les intermédiaires. Même ceux qui hébergent des migrants peuvent être condamnés à trois ans de prison... Comme ils ne peuvent pas s’en prendre aux gros poissons, ils s’en prennent aux petits... [qui] pourraient eux-mêmes être des migrants... Les grands réseaux sont très difficiles à démanteler. ... Comme partout, la police essaie d’attraper les petits poissons, pas ceux qui ont tout le pouvoir.[434]
Collusion des autorités dans le trafic de migrants
Six personnes interrogées ont également affirmé que des autorités mauritaniennes, en particulier des agents de la Garde Côtes, étaient complices du trafic de migrants, ce qui pourrait expliquer pourquoi peu de passeurs importants ont été arrêtés.
Un mareyeur mauritanien de Nouadhibou, qui connaissait des personnes à Nouadhibou ayant tenté de partir irrégulièrement par bateau, a déclaré : « Les autorités ici sont complices. Vous payez... et ils disent : ‘Vous pouvez partir à cette heure-là.’ Ensuite, ils appellent leur chef et disent : ‘Il y a des gens qui se préparent à partir,’ et ils se font attraper. ...Il n’y a pas une seule pirogue qui puisse partir d’ici sans l’accord des autorités. »[435] Un autre habitant de Nouadhibou a tenu les mêmes propos.[436]
Un pêcheur sénégalais à Nouakchott a déclaré : « Les personnes qui veulent organiser des voyages illégaux paient [des agents de la Garde Côtes], qui les escortent jusqu’au départ. J’ai deux amis qui ont fait cela [en 2020]. »[437] Un travailleur humanitaire à Nouakchott a fait la même allégation.[438]
Deux migrants qui ont tenté de rejoindre l’Espagne par bateau ont également déclaré avoir été témoins directs de la collusion entre des autorités et des passeurs. Un demandeur d’asile sierra-léonais, intercepté en août 2021 dans une maison avec d’autres migrants qui se préparaient à partir en bateau, a déclaré : « La police a arrêté tout le monde, sauf... les organisateurs [les passeurs]. Ils avaient collecté de l’argent parmi nous, puis allés voir la police. Ils se tenaient juste devant nous, mais [les policiers] les ont laissés partir. »[439] Moussa Ba, un homme sénégalais, a déclaré avoir embarqué en juillet 2023 :
[Les garde-côtes] qui interceptent les migrants collaborent avec les organisateurs des voyages. Nous étions 127 personnes... ils nous ont aidés à partir ; ils nous ont sortis du véhicule et nous ont mis dans la pirogue. Les organisateurs les ont payés. Ils étaient en uniforme, le visage cagoulé... En Mauritanie, vous ne pouvez pas acheminer une pirogue vers l’Europe sans que la [Garde Côtes] mauritanienne soit impliquée.[440]
VI. Externalisation des contrôles migratoires
La politique d’« externalisation » est une tendance mondiale, de plus en plus répandue, par laquelle des pays riches cherchent à prévenir l’entrée irrégulière de migrants en étendant le contrôle des frontières au-delà de leur territoire et en sous-traitant des contrôles migratoires aux pays d’origine des migrants et aux pays de transit. Cette stratégie comprend des mesures directes, telles que les interceptions et les mesures de renvoi, et des mesures plus indirectes, telles que les accords politiques, le soutien aux forces chargées du contrôle des frontières et des migrations dans les différents pays, ainsi que le renforcement de leurs systèmes, et l’octroi d’aide au développement ou d’autres avantages liés au contrôle des migrations ou subordonnés à celui-ci.[441]
L’externalisation de l’Espagne et de l’UE en Mauritanie remonte au début des années 2000, lors des premières utilisations majeures de la Route Atlantique.[442] Entre 2006 et 2018, la réponse de l’UE a consisté dans le déploiement le long des côtes ouest-africaines, en mer et dans les airs, des forces espagnoles et de l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes Frontex, qui ont participé aux interceptions en mer et aux retours forcés de bateaux de migrants. Frontex n’a plus de présence opérationnelle en Afrique de l’Ouest, mais l’agence a poursuivi ses activités de renseignement dans cette région et a cherché, de 2022 à 2023, à négocier une autorisation légale pour opérer en Mauritanie et au Sénégal.
Outre sa participation aux initiatives de l’UE et de Frontex, l’Espagne a poursuivi bilatéralement l’externalisation en Mauritanie depuis le début des années 2000 avec le transfert de ressortissants de pays tiers ; le déploiement en Mauritanie de personnel, navires et aviation de la Guardia Civil et de la police espagnoles ; et le financement de l’aide aux forces mauritaniennes chargées du contrôle des frontières, y compris 10 millions d’euros par an pour la Garde Côtes Mauritanienne depuis 2017.[443]
Selon le chercheur Dr. Hassan Ould Moctar, la stratégie nationale en matière de migration du gouvernement mauritanien, adoptée en 2010, a été initialement « rédigée par une équipe d’experts techniques européens » et témoigne d’une « logique sous-jacente d’endiguement ». Vers 2012, « le processus d’externalisation... lancé en 2006 avait été intériorisé par les institutions étatiques mauritaniennes ».[444]
En mars 2024, la Commission européenne et la Mauritanie ont signé une déclaration commune lançant un nouveau partenariat migratoire UE-Mauritanie, accompagné de 210 millions d’euros pour la Mauritanie afin de « soutenir la gestion des migrations, y compris la lutte contre le trafic de migrants, et de promouvoir la sécurité et de la stabilité, l’aide humanitaire en faveur des réfugiés et le soutien aux communautés d’accueil... [et] des investissements, des infrastructures et des créations d’emplois ».[445] La Commission européenne a précisé que ce montant comprend « 100 millions d’euros d’appui budgétaire [au gouvernement mauritanien], 60 millions d’euros pour différentes actions dans le domaine de la migration et des déplacements forcés, 22,5 millions d’euros pour renforcer la coopération en matière de sécurité dans le cadre de la Facilité pour la paix en Afrique, 20 millions d’euros… [pour] des investissements favorisant la création d’emplois et [7,5 millions d’euros pour] l’aide humanitaire aux populations vulnérables ».[446]
Avant et après l’accord UE-Mauritanie de 2024, l’UE a fourni à la Mauritanie un soutien financier, technique/opérationnel et autre par le biais d’une série d’instruments de financement et de projets visant à améliorer la sécurité des frontières et la gestion des migrations en Mauritanie, à soutenir les réponses humanitaires et de protection et, à terme, à réduire la migration irrégulière vers, à travers et depuis le pays.
En raison du manque d’informations claires, centralisées et accessibles par tous, sur l’ensemble de ces initiatives, ainsi que du mélange fréquent des objectifs de développement, humanitaires, de sécurité et de gestion des migrations au sein des projets, il est pratiquement impossible pour le public de retracer l’ensemble des interventions de l’UE en matière de migration en Mauritanie. Toutefois, le présent chapitre et l’Annexe (à la fin du rapport) mettent en lumière certains projets clés de l’UE liés au contrôle des migrations, principalement mis en œuvre par le biais de deux instruments de financement extérieur de l’UE : le « Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique en faveur de la stabilité et de la lutte contre les causes profondes de la migration irrégulière et du phénomène des personnes déplacées » , ou Fonds fiduciaire de l’UE pour l’Afrique (EU Trust Fund for Africa, EUTF ou EUTFA), actif de 2015 à 2021,[447] et l’Instrument pour le voisinage, le développement et la coopération internationale (Neighbourhood, Development and International Cooperation Instrument, NDICI) actif depuis 2021.[448]
Depuis le lancement de l’EUTFA, l’UE a adopté une approche visant à « répondre à la migration irrégulière par une réponse multidimensionnelle »[449] en Mauritanie et en Afrique en général, en soutenant le renforcement des capacités des forces africaines chargées du contrôle des frontières et de la migration (sécurisation et dissuasion) tout en s’attaquant aux « causes profondes » de la migration par le biais de projets dans divers domaines tels que la paix et la sécurité, l’emploi, la formation professionnelle, le développement économique, l’autonomisation des jeunes, la sécurité alimentaire, la réponse aux aléas climatiques, la protection (des réfugiés, demandeurs d’asile, etc.), ainsi que l’éducation. En Mauritanie, l’UE a consacré au moins 89,5 millions d’euros à des projets de l’EUTF entre 2015 et 2021,[450] et au moins 237,93 millions d’euros au titre du NDICI entre 2021 et 2024,[451] soit un total de plus de 327 millions d’euros. Des projets de l’EUTF et du NDICI d’un montant total d’au moins 61 millions d’euros ont adopté une approche de sécurisation (axée sur le contrôle des frontières et des migrations) en Mauritanie entre 2016 et 2023,[452] en plus d’une partie non précisée des 95 millions d’euros d’« appui budgétaire » accordée au gouvernement mauritanien en 2024.[453]
Par ailleurs, entre 2022 et 2025, l’UE a alloué 47 millions d’euros au titre d’un autre instrument, la Facilité européenne de soutien à la paix, afin d’équiper les forces armées mauritaniennes, y compris l’armée et la marine, à des fins qui se confondent entre sécurité et contrôle des frontières.[454]
Si l’on inclut l’aide bilatérale de l’Espagne, l’UE et l’Espagne ont dépensé ensemble plus de 100 millions d’euros pour le contrôle des frontières et des migrations en Mauritanie depuis 2015, dont une grande partie est destinée aux forces de sécurité mauritaniennes, en particulier la Garde Côtes, la gendarmerie et la police. Compte tenu des preuves d’abus graves commis contre des migrants et des Mauritaniens noirs par ces forces entre 2020 et 2025, comme documenté par Human Rights Watch dans ce rapport, la continuation du soutien de l’UE et de l’Espagne à ces forces, ainsi que la participation d’officiers espagnols aux opérations de contrôle des migrations et de lutte contre le trafic de migrants en Mauritanie, pourraient risquer de rendre l’UE et l’Espagne complices de futures violations des droits humains.
Plus positif, de nombreux programmes de l’UE en Mauritanie ont été dédiés aux droits humains, au développement, à la consolidation de la paix, à la protection des enfants et des réfugiés, à l’aide aux migrants et au soutien à la société civile.[455] Dans sa lettre du 17 juillet 2025 adressée à Human Rights Watch, la Commission européenne a indiqué que l’UE avait financé, par exemple, la nourriture, les soins médicaux et l’hébergement de 3 126 migrants débarqués de bateaux depuis juin 2023, tandis que « des milliers de personnes ayant besoin d’une protection internationale bénéficient d’une aide pour améliorer leurs moyens de subsistance et leur autonomie ».[456]
En dehors de l’EUTFA et du NDICI, l’UE a consacré des centaines de millions d’euros à l’aide au développement de la Mauritanie par le biais d’autres instruments tels que le Fonds européen de développement,[457] tandis que l’Espagne a également fourni de l’aide au développement de manière bilatérale.[458] Autre point positif, l’UE et l’Espagne ont accordé une attention accrue aux voies légales de migration pour les Africains souhaitant travailler et étudier dans l’UE.[459] En 2024, l’Espagne a signé des accords avec la Mauritanie, le Sénégal et la Gambie contenant des dispositions visant à accroître la migration circulaire (opportunités de travail temporaire en Espagne)[460] et a annoncé des plans visant à régulariser de nombreux migrants en situation irrégulière en Espagne.[461] Les partenariats de l’UE avec certains pays africains en matière de talents (« Talent Partnerships ») se concentrent sur les opportunités pour des «étudiants, diplômés et travailleurs qualifiés »,[462] tandis que le « Plan d’action pour les routes de la Méditerranée occidentale et de l’Atlantique » de l’UE de 2023 comprend « des voies légales de protection dans l’UE par le biais de la réinstallation, de l’admission humanitaire et de voies complémentaires ».[463] Le partenariat UE-Mauritanie de 2024 cite parmi ses objectifs la « promotion de la migration légale », y compris en « explor[ant] les possibilités de renforcer la mobilité circulaire » et en « amélior[ant] des procédures de délivrance des visas ».[464]
Un responsable de la Commission européenne a déclaré à Human Rights Watch : « La gestion des frontières... est un élément mineur de ce que nous faisons par rapport au soutien à la protection internationale, [à la réponse] aux causes profondes [de la migration], etc. La situation est complexe et notre approche envers la migration est holistique. ... Parfois, les secteurs sont interdépendants : gouvernance, sécurité, migration. »[465]
Cependant, d’autres ont critiqué cette approche. Un rapport de la Cour des comptes européenne publié en 2024 a conclu que l’EUTFA était « trop dispersé » pour traiter la question des migrations, finançant « un éventail trop large d’actions dans les domaines du développement, de l’aide humanitaire et de la sécurité » ; que la création d’emplois en Afrique était surestimée ; et que les risques en matière de droits humains n’étaient pas correctement pris en compte.[466] Oxfam a souligné les risques liés à « la formalisation par l’UE de la poursuite de ses propres préoccupations en matière de migration sous le couvert de l’aide au développement » par le biais de l’EUTFA et de la NDICI, notant que « une documentation insuffisante empêche le contrôle public et démocratique nécessaire pour garantir que la programmation [du NDICI] en matière de migration [soit] conforme aux obligations légales de l’UE concernant les dépenses de développement ».[467] Une commission des droits humains du Parlement européen a déclaré qu’elle « regrette » que « les EUTF... échappent au contrôle parlementaire » et « manquent de transparence et... de responsabilité » ; « que les données détaillées sur l’affectation des fonds ne soient pas disponibles ou... difficilement accessibles » ; et « que les fonds de l’UE aient été utilisés pour faire pression sur les gouvernements partenaires afin qu’ils se conforment aux objectifs internes de l’UE en matière de migration », avec « un recours croissant à... la conditionnalité entre la coopération au développement et la gestion des migrations ».[468]
Quelle que soit la part du financement européen consacrée au contrôle des frontières et des migrations par rapport à d’autres domaines, la réalité est que les fonds européens et espagnols ont soutenu, sans garanties adéquates en matière de droits humains, des forces de sécurité mauritaniennes qui ont commis des violations. Les incitations et les pressions exercées par l’UE sur la Mauritanie pour qu’elle contrôle la migration irrégulière ont encouragé des mesures de dissuasion et de répression sévères documentées dans ce rapport, y compris l’interception de bateaux, les arrestations massives de migrants, la détention, les expulsions collectives, et la criminalisation de la migration irrégulière. Cela reproduit l’approche de l’UE documentée dans d’autres pays de l’Afrique du Nord, y compris en Tunisie, en Libye et au Maroc.[469] Cette approche ne tient pas non plus compte des objectifs africains en matière de libre circulation régionale et continentale.[470] En 2023, la Commission africaine des Droits de l’Homme et des Peuples a déclaré :
Le durcissement de la politique migratoire européenne, centrée sur la dissuasion de la migration irrégulière, a... conduit à l’émergence d’une politique migratoire répressive à l'échelle du Maghreb. Les pays de la région sont soumis à la pression européenne pour contrôler les frontières extérieures de l’UE et imposer des politiques répressives axées sur la sécurisation, notamment en matière de contrôle des frontières maritimes.[471]
L’Union africaine a dénoncé l’externalisation européenne comme un « transfert de responsabilité et de charge », déclarant qu’elle « perçoit ces tentatives comme une extension des frontières des pays [européens] et une extension de leur contrôle jusqu’aux côtes africaines », qu’elle a qualifiées de « xénophobes » et « inacceptables ».[472]
En prévision de l’examen régional africain du Pacte mondial sur les migrations en 2024, des parties prenantes ont « vivement exhorté » les États d’Afrique de l’Ouest « à œuvrer ensemble contre les influences extérieures visant à policer ou à restreindre la libre circulation dans la région, ainsi que [contre]… des violations des droits des migrants ».[473] En réponse à l’accord migratoire conclu entre l’UE et la Mauritanie en 2024, Hassane Koné, chercheur senior à l’Institut d’études de sécurité ISS Afrique (Institute for Security Studies), a écrit :
Les pays africains devraient éviter de consacrer des ressources et l’« aide au développement » européenne au renforcement des contrôles aux frontières. Ils devraient plutôt investir dans des solutions collectives qui s’attaquent aux causes profondes de la migration irrégulière, y compris l’amélioration de la gouvernance des investissements visant à créer des emplois et à réduire la pauvreté et les inégalités. ... Au lieu de devenir les gardes-frontières ou les sites de réinstallation de l’Europe, les pays de transit devraient consulter les pays d’origine et de destination... afin de trouver des solutions qui leur conviennent.[474]
L’Espagne
L’Espagne a conclu de nombreux accords de coopération bilatérale avec la Mauritanie en matière de migration et de contrôle des frontières, y compris l’accord de 2003 qui autorise l’Espagne à expulser vers la Mauritanie des ressortissants de pays tiers pour lesquels il a été « prouvé » ou « présumé » qu'ils avaient transité par la Mauritanie.[475] Au moins cinq vols de ce type ont expulsé des ressortissants de pays tiers vers la Mauritanie entre 2020 et 2023, après quoi des personnes, y compris des enfants, ont été détenues et expulsées, dans des conditions abusives, vers le Sénégal et le Mali.[476]
En 2006, l’Agence espagnole de coopération internationale pour le développement a financé la création du premier centre de rétention de migrants en Mauritanie, à Nouadhibou. Surnommé « le petit Guantánamo », ce centre a fermé entre 2010 et 2012 à la suite de critiques concernant les mauvaises conditions de détention et des abus commis.[477]
En 2018, l’Espagne a dépensé 680 000 euros en équipement en Mauritanie et au Sénégal, y compris des ordinateurs et des véhicules (4x4, quads et minibus), pour « la surveillance et le transport des immigrants », selon le journal espagnol El Pais.[478] Comme l’a documenté Lighthouse Reports, les véhicules fournis par l’Espagne ont été utilisés par la police mauritanienne pour procéder à des expulsions de migrants.[479] Depuis 2017, l’Espagne a également dépensé 10 millions d’euros par an pour soutenir la Garde Côtes Mauritanienne, y compris la formation et l’équipement.[480] Dans un accord bilatéral de 2022, l’Espagne a accepté de fournir à la Mauritanie encore plus de « ressources logistiques et techniques » pour le contrôle des migrations.[481]
En outre, « environ 100 membres de la Police Nationale et de la Guardia Civil sont déployés en permanence en Mauritanie, au Sénégal et en Gambie », selon la Stratégie de l’Espagne sur l’Afrique 2025-2028.[482] En Mauritanie, l’Espagne déploie des agents de sécurité depuis 2006 pour soutenir les forces mauritaniennes dans la lutte contre le trafic de migrants, la surveillance maritime et les opérations de contrôle des frontières, y compris l’interception de bateaux de migrants.[483] L’Espagne a initialement envoyé quatre patrouilleurs, un hélicoptère et 20 agents de la Guardia Civil en Mauritanie en 2006.[484] Entre 2018 et 2025, la Guardia Civil espagnole a exploité deux vedettes, un hélicoptère et, périodiquement, un avion de surveillance maritime, « au bénéfice des Garde-côtes [mauritaniens] et de la gendarmerie maritime mauritanienne », effectuant des patrouilles conjointes.[485] Un protocole d’accord exige la présence de la gendarmerie mauritanienne à bord de tous les bateaux espagnols patrouillant dans les eaux mauritaniennes.[486]
Une « équipe conjointe d’investigation » (ECI), composée de membres des polices espagnole et mauritanienne, opère à Nouadhibou depuis 2008, et une autre a été mise en place à Nouakchott en 2022.[487] Ces équipes ont « mené un grand nombre d’enquêtes, d’opérations et d’arrestations de trafiquants [passeurs] », qui « ont abouti à des poursuites judiciaires ».[488] Le gouvernement mauritanien a déclaré que les efforts conjoints de la police « ont permis en 2021 d’arrêter 173 [passeurs], 2137 immigrants illégaux, …[ainsi que] plus de 3000 personnes se préparant à émigrer illégalement… en vue de les expulser ».[489]
Rencontres de migrants avec les autorités espagnoles en Mauritanie
Sept personnes (six migrants et un demandeur d’asile) interviewées par Human Rights Watch ont déclaré avoir observé ou interagi avec des agents de la police ou de la Guardia Civil espagnoles lors de leur arrestation ou de leur détention par la police mauritanienne entre 2021 et 2022. Six cas ont donné lieu à des violations des droits humains par des autorités mauritaniennes : arrestation ou détention arbitraire, conditions de détention abusives, détention d’enfants avec des adultes sans lien de parenté avec eux, et/ou expulsions sans procédure régulière. Les six personnes ont observé la présence d’agents espagnols dans les centres de rétention de migrants à Nouadhibou et Nouakchott, soulignant que les autorités espagnoles sont ou devraient être informées des conditions dans lesquelles sont détenus les migrants.[490] Dans le septième cas, un homme a affirmé avoir été condamné à tort pour trafic de migrants.[491]
Thierno Diallo, un homme guinéen de 34 ans, a déclaré que quatre policiers mauritaniens accompagnés de trois policiers espagnols l’avaient arrêté arbitrairement en février 2022 alors qu’il travaillait légalement comme chauffeur à Nouadhibou. Il a déclaré que la police l’avait accusé d’être impliqué dans le trafic de migrants et que « les Espagnols... avaient enregistré mon nom ». Finalement, aucune accusation de trafic de migrants n’a été retenue contre lui, mais la police mauritanienne l’a néanmoins expulsé pour avoir prétendument prévu de se rendre illégalement en Espagne. Avant son expulsion vers le Mali, des agents espagnols avaient visité le centre de rétention à Nouadhibou : « Après trois jours sans manger, j’ai dit au chef espagnol, ‘Ils ne nous donnent pas à manger’... C’est n’est qu’après cela qu’ils m’ont donné un peu de pain. »[492]
Un homme guinéen de 27 ans a déclaré en novembre 2022 que les forces de sécurité marocaines à la frontière entre la Mauritanie et le Sahara occidental l’avaient battu, lui avaient pris son argent et son téléphone, puis l’avaient renvoyé en Mauritanie, où la police mauritanienne l’avait arrêté. En détention à Nouadhibou, où il n’a reçu que du pain à manger, il a déclaré que quatre agents espagnols l’avaient interrogé sur sa nationalité, son voyage, et s’il avait eu recours à des passeurs. Personne n’a évalué ses besoins médicaux ou ses besoins en matière de protection.[493]
Un homme sénégalais de 39 ans, qui vivait et travaillait légalement en Mauritanie comme mareyeur pour un patron mauritanien (avec lequel Human Rights Watch s’est également entretenu), a déclaré que la police mauritanienne l’avait arrêté arbitrairement à Nouadhibou en juillet 2021 ; l’avait détenu à Nouadhibou et à Nouakchott, où il avait vu plusieurs adolescents en détention ; et l’avait expulsé vers le Sénégal sans procédure régulière.[494] « La Guardia Civil espagnole... est venu [au centre de] la police [de Nouadhibou] le lendemain de notre arrestation, et ils ont pris deux personnes... qui étaient soupçonnées d’être des passeurs… pour les interroger », a déclaré l’homme. « La police mauritanienne filmait et prenait des photos... pour les envoyer aux Espagnols. »[495]
Un garçon guinéen de 17 ans a déclaré avoir tenté de traverser la mer en bateau en février 2021, avoir été maltraité par des gendarmes mauritaniens lors du débarquement, et avoir été placé en rétention administrative à Nouakchott. Il a déclaré avoir vu un officier espagnol qui a rendu visite au centre de rétention et « a regardé [autour du centre] ». Il a été expulsé vers le Mali peu après.[496]
Une femme sénégalaise a déclaré que quatre agents espagnols avaient accompagné les policiers mauritaniens qui l’avaient arrêtée avec sept autres femmes originaires des pays d’Afrique de l’Ouest dans une maison à Nouadhibou en juin 2022. Elle a déclaré que la police avait transféré toutes les femmes au centre de rétention à Nouakchott, mais avait ensuite libéré trois femmes titulaires de documents du HCR attestant leur statut de demandeuses d’asile ou de réfugiées. Les raisons de l’arrestation initiale de ces femmes n’étaient pas claires.[497]
Frontex
Dans le cadre de l’opération HERA (HERA I, II et III) menée entre 2006 et 2018, Frontex a coordonné des patrouilles au large des côtes nord-ouest de l’Afrique afin d’intercepter des bateaux transportant des migrants et des demandeurs d’asile dans les eaux internationales – et dans les eaux mauritaniennes et sénégalaises, avec leur accord – en utilisant son propre équipement et ses propres navires et avions, et parfois dans le cadre d’opérations conjointes avec les forces mauritaniennes et sénégalaises.[498] Frontex a indiqué que pendant l’opération HERA II, « 3 887 immigrants clandestins à bord de 57... (petits bateaux de pêche) ont été interceptés près des côtes africaines et déroutés »,[499] tandis que pendant l’opération HERA III, 2 020 migrants en situation irrégulière ont été interceptés et 1 559 ont été « renvoyés ».[500] Le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (European Center for Constitutional and Human Rights, ECCHR), qui a tenté d’obtenir la documentation de Frontex sur HERA, a signalé qu’il n’était pas clair si des évaluations en matière de besoins de protection des personnes interceptées aient été faites avant les renvois. L’ECCHR a souligné les « déficits en matière de responsabilité et de transparence », notant que « Frontex a expurgé des parties importantes des documents fournis, y compris des informations sur des possibles violations des droits humains ».[501] En 2024, le Parlement européen a déclaré que le programme HERA n’avait toujours « pas été évalué quant à son impact sur... les droits humains des migrants », y compris en Mauritanie.[502]
Depuis 2020, Frontex a déployé au Sénégal un agent de liaison qui se focalise sur la collecte de renseignements et le renforcement des capacités des forces de sécurité nationales ; en 2023, le mandat de cet agent a été étendu à la Mauritanie et à la Gambie.[503] En 2022, Frontex a ouvert une « cellule d’analyse des risques » en Mauritanie dans le cadre de la Communauté de renseignement Afrique-Frontex (Africa-Frontex Intelligence Community, AFIC), créée par Frontex en 2010 afin d’améliorer le partage d’informations avec une trentaine d’États africains au sujet du « trafic de migrants et d’autres menaces pour la sécurité des frontières ». Entre 2017 et 2023, dans le cadre d’un projet financé par l’UE, Frontex a fourni du matériel aux cellules d’analyse des risques et formé, en Mauritanie et dans sept autres pays de l’AFIC, des analystes de la police des frontières à la collecte et à l’analyse de données sur des sujets tels que les franchissements irréguliers des frontières, la fraude documentaire, le trafic de migrants et la traite des personnes.[504]
En 2022, la Commission européenne a entamé des négociations avec la Mauritanie et le Sénégal en vue de conclure d’éventuels « accords sur le statut » (juridique) des activités opérationnelles menées par Frontex, ce qui auraient permis à Frontex de déployer des gardes-frontières, des navires et du matériel de surveillance dans ces deux pays afin « d’accomplir des tâches… en étant dotés de pouvoirs d’exécution » et de mener des opérations conjointes de gestion des frontières.[505] Ces accords auraient été les premiers de ce type conclus avec des pays non européens. Les accords sur le statut devant être approuvés par le Parlement européen, deux rapporteurs spéciaux de la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) ont effectué une mission d’enquête en Mauritanie et au Sénégal en février 2023 afin d’évaluer les implications potentielles en matière de droits humains. La députée européenne néerlandaise Tineke Strik, rapporteure pour la Mauritanie, a exprimé plusieurs préoccupations, y compris celles liées à la « tendance plus large à l’externalisation » et à l’accès à la protection pour les personnes interceptées par Frontex.[506]
Entre avril et octobre 2023, Human Rights Watch a présenté ses premières conclusions sur les violations commises à l’encontre des migrants en Mauritanie lors de plusieurs réunions de commissions du Parlement européen, recommandant de rejeter l’accord sur le statut juridique des opérations de Frontex en Mauritanie. En novembre 2023, le rapport de la commission LIBE de la députée européenne Tineke Strik a été publié et une résolution non législative du Parlement européen a été adoptée par 390 voix contre 135, toutes deux faisant référence aux conclusions de Human Rights Watch et exprimant des préoccupations concernant l’accord potentiel entre Frontex et la Mauritanie, y compris :
Qu’aucune évaluation de l’impact sur les droits fondamentaux n’ait été réalisée avant l’ouverture des négociations avec la Mauritanie ;[507]
Le « risque élevé de violations graves et susceptibles de persister des droits fondamentaux et des obligations en matière de protection internationale » en Mauritanie, et des « importantes lacunes en matière d’obligation de rendre des comptes en cas de violations des droits » ;[508]
Les dispositions relatives à l’immunité du personnel Frontex déployé, qui risquaient de « favoriser l’impunité » et « l’incertitude quant à la responsabilité juridique [de Frontex]... dans le cadre d’opérations conjointes » en Mauritanie ;[509]
Les « possibilités externes limitées de déposer des plaintes » (pour les citoyens non européens, par exemple les Africains, touchés par les opérations Frontex) ;[510]
L’absence de système national d’asile en Mauritanie ;[511]
Les risques liés à la collecte de données ;[512]
L’« incidence potentielle... sur la liberté de circulation en Afrique occidentale ».[513]
En réponse à la résolution du Parlement, la Commission européenne et Frontex ont déclaré qu’une « évaluation de l’impact [sur les droits humains]... ne peut être réalisée avant l’ouverture des négociations, car ce sont ces négociations qui déterminent... la portée du déploiement de Frontex » ; que « la Commission estime que le mécanisme actuel de traitement des plaintes de Frontex est accessible aux citoyens de l’Union et aux ressortissants de pays tiers » ; que « le Délégué aux droits fondamentaux [auprès de Frontex] est activement consulté à chaque étape... avant le lancement de toute opération conjointe » ; et que des formations aux droits humains seraient dispensées aux participants des missions de Frontex et pourraient éventuellement être organisées avec les autorités mauritaniennes. Ils ont également déclaré que « les règles relatives au traitement des informations sensibles non classifiées empêchent Frontex de rendre publics [les rapports du Délégué aux droits fondamentaux] à moins qu’ils ne soient... largement expurgés ».[514]
Après plusieurs cycles de négociations en 2022 et 2023, les négociations avec la Mauritanie et le Sénégal relatives aux accords sur le statut de Frontex ont été suspendues, après avoir été « jugées trop ‘politiquement sensibles’ par les autorités mauritaniennes ».[515] Les discussions se sont alors orientées vers de possibles « accords de collaboration » (« working arrangements ») avec Frontex, qui seraient axés sur l’échange d’informations, le renforcement des capacités, et les réadmissions, sans déploiement opérationnel. Les accords de collaboration ne nécessitent pas l’approbation du Parlement, ce qui limite les possibilités de contrôler leur mise en œuvre.[516]
En octobre 2024, le ministre espagnol de l’Intérieur a exhorté la Commission européenne et Frontex à tenter à nouveau d’obtenir l’autorisation pour Frontex de patrouiller les côtes ouest-africaines en engageant de nouvelles discussions avec la Mauritanie, le Sénégal et la Gambie, en vue de relancer l’opération HERA.[517]
Projets de l’UE
Le site web et les rapports de l’EUTFA répertorient neuf projets nationaux mis en œuvre en Mauritanie depuis 2016, pour un montant total d’environ 81 millions d’euros.[518] Parmi ceux-ci, trois projets d’un montant total de 36 millions d’euros étaient dédiés au contrôle des frontières et des migrations ;[519] un projet de 3 millions d’euros était dédié à la protection des enfants migrants ;[520] et cinq projets d’un montant total de 45,2 millions d’euros étaient dédiés aux « causes profondes » de la migration, y compris par le soutien à l’économie, à la sécurité alimentaire, et à l’emploi ; par la réponse aux aléas climatiques ; et par la contribution à la sécurité, y compris la « prévention de la radicalisation violente ».[521]
Le site web de l’EUTFA mentionne également 21 programmes régionaux ou multinationaux concernant la Mauritanie et d’autres pays, avec des budgets totalisant plus de 630 millions d’euros.[522] Cependant, presque aucun ne comprend de détails sur le budget ou une ventilation des projets par pays. Parmi ceux-ci, quatre programmes (280 millions d’euros) étaient dédiés à la protection, l’assistance et le retour et la réintégration des réfugiés, des migrants et des personnes déplacées ; six (54,8 millions d’euros) soutenaient les opportunités économiques, la jeunesse et l’éducation ; trois (45,3 millions d’euros) étaient dédiés à la recherche, le suivi et l’évaluation ; et huit (252,9 millions d’euros) étaient principalement dédiés à la sécurité, y compris le contrôle des frontières, la stabilisation des zones frontalières, la lutte contre la migration irrégulière et le trafic de migrants, et le système d’information de la police.[523]
Une évaluation externe de la coopération de l’UE avec la Mauritanie au cours de la période 2014-2020 a mis en évidence de multiples lacunes dans les interventions de l’UE en matière de migration :
[L]es enjeux de droits humains des populations migrantes ([par exemple] accès à la justice, situations irrégulières) restent peu pris en compte dans la stratégie de coopération de l’UE... Certains…acteurs étatiques ont vu leurs connaissances sur les droits des migrants renforcées mais les cas de reconduites à la frontière ont augmenté... et l’accès à la justice n’a pas progressé. ...il n’existe pas de réel mécanisme de plainte ou d’appui en matière d’accès à la justice... L’aide juridictionnelle aux populations migrantes était... planifiée... mais n’a pas été réalisée.[524]
Dans le cadre du NDICI, la Commission européenne avait initialement prévu un budget de 125 millions d’euros pour le « Programme Indicatif Pluriannuel » 2021-2024 de la Mauritanie, dont 12,5 millions d’euros pour la sécurité et 12,5 millions d’euros pour la gouvernance des migrations. Ce programme englobait les droits et la protection des migrants et des réfugiés, la lutte contre le trafic de migrants et la migration irrégulière, ainsi que le renforcement de la gestion des frontières et des migrations, y compris par le soutien aux forces de sécurité mauritaniennes, en particulier la police, la gendarmerie et la Garde Côtes.[525] Le partenariat UE-Mauritanie de 2024 en matière de migration, doté d’une nouvelle enveloppe de 210 millions d’euros, couvre des domaines similaires, tout en ajoutant des références aux voies de migration légales et à la recherche et au sauvetage en mer.[526]
Sur la base des documents accessibles au public, l’UE a alloué au moins 237 millions d’euros à la Mauritanie au titre du NDICI pour la période 2021-2024, y compris deux projets dédiés au contrôle des migrations en 2022-2023 pour un montant total de 16,8 millions d’euros. Les 95 millions d’euros alloués en 2024 au titre de l’« appui budgétaire » au gouvernement mauritanien ne sont pas ventilés dans le document d’action, malgré l’éventail des domaines d’intervention cités.[527]
Répression et dissuasion
Comme le souligne l’évaluation externe commandée par l’UE sur sa coopération avec la Mauritanie entre 2014 et 2020, « le soutien et les résultats les plus visibles » des interventions de l’UE en matière de migration « concernaient la dimension sécuritaire ».[528] Le rapport a noté que « l’aspect sécuritaire » de la Stratégie Nationale mauritanienne pour la Gestion de la Migration a reçu « une part importante du financement de l’UE », tandis que « [la] protection et [les] droits humains » ont été « ciblées de façon beaucoup moins importante ».[529] Plus tard, en 2022, un document pour un projet du NDICI en Mauritanie – lui-même largement axé sur la sécurité – a repris cette conclusion antérieure selon laquelle l’UE accordait une importance excessive à la sécurité.[530]
Les principaux projets financés par l’UE en Mauritanie dédiés au contrôle des frontières et à la gestion des migrations sont énumérés à l’Annexe, à la fin du présent rapport.[531]
Un projet, par exemple, le « Partenariat Opérationnel Conjoint (POC) pour la Mauritanie » (POC Mauritanie), pour la période 2021-2024, a financé la rénovation de deux centres de rétention de migrants précédemment fermés en raison de conditions inhumaines et d’abus : l’un situé dans le quartier de Bagdad à Nouakchott, et l’autre, dit « Petit Guantanamo », situé à Nouadhibou.[532] Alors que les documents de l’UE les qualifient de « Centres d’Assistance Temporaire aux/pour Étrangers »[533] et que le gouvernement mauritanien les appelle « Centres d’Accueil Temporaire des Étrangers» (CATE),[534] ils finiront probablement par devenir des centres de détention (rétention administrative), selon des responsables de l’ONU.[535] En dépit des intentions du projet d’adapter les installations à des « conditions adéquates » et d’inclure des formations aux droits humains pour le personnel chargé de gérer les centres,[536] un responsable de l’ONU a averti que la rénovation des centres « ne fera que fournir la logistique nécessaire à davantage de détentions ».[537] En juillet 2025, les autorités mauritaniennes ont déclaré à Human Rights Watch que les deux CATE ouvriraient en septembre 2025 ; qu’ils n’accueilleraient que des migrants débarqués de bateaux secourus ou interceptés en mer ; et qu’ils seraient gérés conjointement par la police, le Croissant-Rouge mauritanien et l’Instance Nationale de Lutte Contre la Traite des Personnes et le Trafic de Migrants (INLCTPTM), avec une surveillance effectuée par la Commission Nationale des Droits de l’Homme (CNDH).[538]
Dans le cadre de l’EUTF en 2023, l’UE a fourni 14 439 « équipements », « allant de technologies de l’information (TI) et équipements techniques à des véhicules », aux acteurs institutionnels mauritaniens afin de « renforcer la gouvernance », selon un rapport commandé par l’UE.[539] Bien qu’il ne précise pas quels acteurs ont reçu ces articles ni leur objectif, « gouvernance » dans la terminologie de l’UE inclut la gestion des frontières et des migrations.[540] Un autre rapport indique que l’UE a financé « près de 10 postes-frontières gérés par la police et la gendarmerie construits [entre]... 2014 et 2020 ».[541] Un responsable de la police mauritanienne a déclaré à Human Rights Watch en 2023 que l’UE avait dépensé « quatre millions d’euros pour renforcer les capacités de la police en matière de lutte contre la migration irrégulière », notamment par la fourniture de véhicules et d’équipements.[542] D’autres projets de l’UE comprenaient un soutien supplémentaire à la police, à la gendarmerie, à la Garde Côtes et à la Marine mauritaniennes.[543]
Garanties insuffisantes en matière de droits humains
De nombreux projets de l’UE dédiés à la gestion des migrations en Mauritanie et, plus largement, en Afrique, en particulier dans le cadre de l’EUTF, ne semblaient pas comporter de garanties suffisantes pour prévenir ou répondre aux violations des droits humains, bien que l’absence d’informations détaillées sur les activités de ces projets rende cette évaluation difficile. Les garanties devraient inclure des évaluations préalables de l’impact sur les droits humains, des critères ou conditions pour l’octroi de l’aide de l’UE, la surveillance en matière de respect des droits humains pendant la mise en œuvre des projets, et des seuils de suspension du financement de l’UE en cas de violations des droits humains. Si l’UE a accordé une attention accrue à ces garanties entre 2015 et 2024, il est préoccupant que son soutien aux forces de sécurité mauritaniennes se soit poursuivi pendant de nombreuses années malgré les violations persistantes.
En 2022, la Médiatrice européenne a constaté que la Commission européenne n’avait pas évalué de manière adéquate les incidences potentielles sur les droits humains avant d’accorder son soutien à des pays africains pour développer leurs capacités de surveillance dans le cadre de l’EUTF, y compris avec la fourniture d’équipements.[544] Cela s’applique à plusieurs projets en Mauritanie. La Médiatrice a observé que le règlement financier de l’UE et les lignes directrices relatives aux fonds fiduciaires de l’UE s’appliquent aux projets de l’EUTFA, mais a noté que « ni l’une ni l’autre ne prévoit l’obligation légale de procéder à une analyse d’impact sur les droits de l’homme avant que les activités n’aient lieu ». La Commission a donné des assurances plus faibles, disant que les droits humains sont « pris en compte » dans la conception des projets.[545] « Bien que la Commission puisse décider de suspendre le financement si elle constate des violations des droits de l’homme dans la mise en œuvre des projets relevant de l’EUTFA, » a déclaré la Médiatrice, « il s’agit d’une mesure réactive et il semble que cela ne serait possible qu’avec certains projets et non ceux liés au transfert de technologies ou de capacités ».[546]
Lors d’une audition en 2023 d’une sous-commission du Parlement européen sur la « politique migratoire extérieure à l’égard de l’UE en Afrique de l’Ouest », à laquelle Human Rights Watch a participé, un responsable de la Commission européenne a déclaré que, bien qu’il n’y ait « aucune obligation légale » de procéder à des évaluations préalables de l’impact sur les droits humains, « nous essayons de réaliser des évaluations internes ». Il a également souligné les volets des programmes de l’UE consacrés à la formation en matière des droits humains.[547]
La plupart des documents d’action des projets de l’UE en Mauritanie liés à la gestion des frontières et des migrations ont au moins mentionné les droits humains, même si certains comportaient des volets plus développés que d’autres. Certains faisaient référence à la surveillance du respect des droits humains, mais sans donner de précisions. Si plusieurs prévoyaient une formation en matière des droits humains pour les forces de sécurité, ils mettaient davantage l’accent sur la formation technique. Par exemple, un rapport sur le projet de l’EUTF « Nexus sécurité-résilience-développement en Mauritanie [Nexus SRD] » (2018-2023), en focalisant sur l’aspect « sécurité maritime » qui soutenaient la Garde Côtes et la gendarmerie, ne mentionne que la formation technique dispensée en 2022.[548] Dans les sections consacrées à l’atténuation des risques, la plupart des documents d’action n’abordent que des questions pratiques, et non la question des violations des droits humains. Par exemple, le document d’action pour le projet « POC Mauritanie » (EUTF/2021-2024) indique qu’un « dispositif de contrôle et de vérification » sera mis en place dans les centres d’accueil/de rétention de migrants rénovés par le projet, mais ne mentionne ni le risque d’entrave des autorités à ce mécanisme, ni les mesures d’atténuation en cas de violations des droits.[549]
De même, le document d’action « Nexus SRD » stipule qu’« une attention particulière sera accordée... au respect des droits des migrants pris en charge par les forces de sécurité intérieure », mais la section consacrée à l’atténuation des risques ne couvre pas des abus commis par des forces de sécurité.[550] C’est également le cas du projet de l’EUTF « Groupes d’Action Rapide – Surveillance et Intervention au Sahel [GAR-SI Sahel] », qui a créé et soutenu depuis 2017, en Mauritanie, des unités spéciales des gendarmes chargées du contrôle des frontières,[551] même après l’ajout d’une « approche [fondée sur les] droits humains » et de plans visant à mettre en place un « mécanisme de suivi, contrôle et évaluation » dans une version actualisée du document d’action.[552] Un indicateur pertinent du projet figurant dans la première version du document – le « nombre de plaintes déposées ou incidents rapportés sur le comportement de l’unité [GAR-SI] »[553] – a été supprimé de la version mise à jour.
Par rapport aux projets de l’EUTF, les documents d’action relatifs aux projets financés par le NDICI en Mauritanie comportent des volets et un langage plus fort en matière de droits humains, mais manquent encore de détails précis. Un projet de 2023 dédié à la gestion des frontières stipule que « des approches fondées sur les droits et centrées sur les migrants sous-tendront toutes les activités » et que des « mécanismes de contrôle » viseraient à « assurer le respect des droits humains dans les activités [organisées]... spécialement en ce qui concerne... les forces de l’ordre ».[554] Allant plus loin, un document d’action de 2024 cite le risque de « violations des droits fondamentaux des réfugiés et des migrants » par « des entités en charge de leur gestion » ; des mesures d’atténuation énumérées sont le « dialogue sur les politiques » ; « des indicateurs de performance... liés à la protection des migrants et réfugiés ; [des] actions complémentaires de protection des migrants et des réfugiés » ; et des formations en matière des droits humains.[555] Le document stipule : « En cas de dégradation sensible des valeurs fondamentales, les décaissements au titre de l’appui budgétaire peuvent être suspendus, réduits ou annulés, conformément aux dispositions pertinentes de la convention de financement ».[556] D’après l’analyse par Human Rights Watch des documents de l’EUTF et du NDICI disponibles en ligne, il semble que ce soit la première fois qu’un document d’action publique pour un projet de l’UE de gestion des frontières/migrations en Mauritanie inclut une clause de suspension du financement.
Malgré l’accent continu mis sur la lutte contre le trafic de migrants en Mauritanie, aucun des projets de l’UE examinés par Human Rights Watch ne mentionnait de contrôles de suivi des poursuites judiciaires et des procès pour trafic de migrants afin de déterminer si ceux-ci étaient équitables et respectaient les garanties d’une procédure régulière.
Remerciements
Les recherches et la rédaction de ce rapport ont été réalisées par Lauren Seibert, chercheuse de la division Droits des réfugiés et des migrants de Human Rights Watch.
Le rapport a été révisé par Bill Frelick, directeur de la division Droits des réfugiés et des migrants ; Hanan Saleh, directrice adjointe de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord ; Judith Sunderland, directrice adjointe de la division Europe et Asie centrale ; Iskra Kirova, directrice de plaidoyer de la division Europe et Asie centrale ; Ilaria Allegrozzi, chercheuse senior de la division Afrique ; Allan Ngari, directeur de plaidoyer de la division Afrique ; Michael Bochenek, avocat senior de la division Droits de l'enfant ; et Skye Wheeler, chercheuse senior de la division Droits des femmes. Aisling Reidy, conseillère juridique senior, et Tom Porteous, directeur adjoint de la division Programmes, ont respectivement assuré la revue juridique et programmatique. L’aide à la production a été fournie par Freddie Salas, coordinateur dans la division Droits des réfugiés et des migrants et le programme Etats-Unis ; Michelle Randhawa, coordinatrice dans la division Droits des réfugiés et des migrants ; Travis Carr, coordinateur des publications ; et Fitzroy Hepkins, directeur administratif senior.
Human Rights Watch remercie toutes les personnes qui ont fourni des témoignages et des preuves pour ce rapport, ainsi que les partenaires qui ont fourni une assistance essentielle à la recherche, notamment l’Association Mauritanienne des Droits Humains (AMDH) ; l’Association Mauritanienne pour la Citoyenneté et la Développement (AMCD); l’Association Malienne des Expulsés ; DIADEM Sénégal ; et d’autres.
Le rapport a été partiellement traduit en français par Sarah Leblois (chapitres sur le résumé et les recommandations) ; la traduction a été vérifiée par Lauren Seibert, par Peter Huvos (chapitres sur le résumé et les recommandations), et par Marine Hass (chapitres 1-6 et l’annexe).