Les événements qui ont embrasé El-Ayoun, la capitale du Sahara occidental, le 8 novembre, devraient convaincre la diplomatie française de changer de cap sur un dossier peu connu, mais qui embarrasse jusqu'aux plus aguerris de ses diplomates. Depuis plusieurs années, à l'abri des portes closes du Conseil de sécurité de l'ONU, la France use du pouvoir de dissuasion que lui confère son droit de veto pour tenir les Nations unies à l'écart des questions touchant au respect des droits de l'homme dans le territoire annexé par son allié marocain en 1975.
Faute d'un mandat approprié, la mission de l'ONU au Sahara Occidental (Minurso) est restée aveugle tout au long des événements qui ont opposé le mois dernier les forces de l'ordre marocaines aux militants sahraouis - les troubles les plus graves depuis le cessez-le-feu de 1991. Le Conseil de sécurité de l'ONU, en charge de la paix internationale, s'est vu dans l'incapacité de faire la part des choses entre le mouvement indépendantiste du Front Polisario, qui a dénoncé sans preuve le massacre de 36 manifestants pacifiques, et le Maroc qui prétendait, sans plus de crédibilité, libérer les milliers de civils sahraouis soi-disant retenus en otage par des" criminels " dans un camp érigé en signe de protestation à proximité de El-Ayoun.
Si ces événements s'étaient déroulés en République démocratique du Congo, en Haïti ou au Soudan, des experts en droits de l'homme de l'ONU auraient immédiatement été dépêchés sur place pour établir une version objective des événements et informer le Conseil de sécurité, contribuant ainsi à apaiser les tensions. La présence d'observateurs de l'ONU aurait aussi pu s'avérer dissuasive pour les forces de sécurité marocaines qui ont à plusieurs reprises, selon notre enquête, passé à tabac des personnes arrêtées à la suite des troubles.
Toutes les missions de maintien de la paix de l'ONU établies depuis 1991 disposent de ces mécanismes, qui reposent sur le constat que toute paix durable s'appuie sur le respect des droits de l'homme. Partout ailleurs, du Darfour au Timor Leste, en passant par le Kosovo, la France soutient pleinement l'intégration croissante des questions touchant aux droits de l'homme dans les missions de l'ONU. Il n'y a que sur le dossier sahraoui que Paris s'arc-boute, persistant à défendre une anomalie historique.
Cette obstination française a un coût. L'ambassadeur de France à l'ONU, Gérard Araud, l'a appris à ses dépens, le 30 avril dernier, lorsqu'il a dû faire face aux pays du Conseil de sécurité tels que le Royaume-Uni, l'Autriche, l'Ouganda, le Nigeria ou le Mexique, qui sont favorables à un élargissement du mandat de la Minurso aux questions de droits de l'homme. A quelques heures de l'expiration du mandat de la mission de l'ONU, selon plusieurs témoins, le ton est monté.
Comment la France, qui se prétend le berceau des droits de l'homme, pouvait-elle s'opposer à toute mention des droits de l'homme dans la résolution, a demandé un ambassadeur occidental ? Son homologue chinois, un rien ironique, s'est réjoui de constater que Paris partageait désormais les réserves de Pékin sur tout débat des droits de l'homme au Conseil de sécurité. Après une vive réponse de l'ambassadeur français, suivie d'excuses toutes diplomatiques, la France a obtenu gain de cause, non tant par la force de ses arguments que par celle de son droit de veto.
Les diplomates français se défendent en affirmant que la question des droits de l'homme est devenue un chiffon rouge pour le Maroc, qui y voit une ruse du Polisario et de son soutien officiel algérien, pour embarrasser le Royaume chérifien. A en croire Paris, cette question est une diversion, qui ne fait que braquer Rabat, sans faire avancer les pourparlers entre les deux camps, par ailleurs enlisés depuis des années.
Mais au lieu de s'aligner sur Rabat, la France devrait convaincre le Maroc qu'il a tout à gagner à améliorer les conditions dans lesquelles vivent les Sahraouis sous son contrôle, souvent muselés et harcelés par les forces de l'ordre marocaines lorsqu'ils osent se prononcer pour l'indépendance. Les observateurs onusiens seraient aussi d'un grand secours pour les réfugiés sahraouis qui vivent près de Tindouf, en Algérie, dans des camps où le Front Polisario règne en maître et intimide ceux qui soutiennent le plan d'autonomie marocain - une situation mainte fois dénoncée par Rabat.
Le renouvellement du mandat de la Minurso, en avril 2011, offre à la diplomatie française une chance de corriger la situation. Il est temps que Paris reconnaisse que, sans un strict respect des droits des Sahraouis, garanti par l'ONU, les deux camps continueront à se livrer à des campagnes de désinformation qui ne font que compliquer les efforts du Conseil de sécurité en faveur d'une solution politique.
Philippe Bolopion, directeur ONU de Human Rights Watch