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Un juge d’instruction belge vient de délivrer un mandat d’arrêt international pour violation massive des droits de l’homme à l’encontre de l'ancien dictateur tchadien Hissène Habré. Hissène Habré, le « Pinochet africain » qui est poursuivi pour des atrocités commises alors qu’il était président du Tchad de 1982 à 1990, vit actuellement en exil au Sénégal. Il y a quatre ans, il avait été inculpé dans ce pays de complicité de crimes contre l’humanité, d’actes de torture et de barbarie, avant que la justice sénégalaise ne se déclare incompétente pour le juger. Ce mandat d’arrêt représente une étape décisive dans la longue lutte engagée par les victimes de Habré pour le faire traduire en justice, et devrait aboutir à son extradition du Sénégal vers la Belgique.

Contexte Historique  
 
Hissène Habré a dirigé l’ancienne colonie française du Tchad de 1982 à 1990 jusqu’à son renversement par l’actuel président Idriss Déby et sa fuite vers le Sénégal. Son régime de parti unique fut marqué par une terreur permanente, de graves et constantes violations des droits de l’homme et des libertés individuelles et de vastes campagnes de violence à l’encontre de son propre peuple. Habré a persécuté, par période et en procédant à des arrestations collectives et des meurtres en masse, différents groups ethniques dont il percevait les leaders comme des menaces à son régime, notamment les Sara et d’autres groupes sudistes en 1984, les Hadjeraïs en 1987 et les Zaghawas en 1989. Le nombre exact des victimes de Habré reste à ce jour inconnu. Une Commission d'Enquête du Ministère Tchadien de la Justice, établie par son successeur, a accusé, en 1992, le gouvernement Habré de 40 000 assassinats politiques et de torture systématique. La plupart des exactions furent perpétrées par sa terrifiante police politique, la Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS), dont les directeurs ne rendaient des comptes qu’à Hissène Habré exclusivement et appartenaient tous à sa propre ethnie, les Goranes.  
 
Les États-Unis et la France ont soutenu Habré, le considérant comme un rempart contre le leader libyen Mouammar Kadhafi. Pendant la présidence de Ronald Reagan, les États-Unis apportèrent en secret et par le biais de la CIA un soutien paramilitaire à Habré, afin que celui-ci prenne le pouvoir dans son pays. Par la suite, les États-Unis fournirent à Habré une aide militaire massive et ont entraîné et aidé tant matériellement que financièrement la DDS. Malgré l’enlèvement par Habré et ses hommes, alors en rébellion contre le pouvoir central, de l’anthropologue française Françoise Claustre en 1974 et le meurtre du Capitaine Galopin venu négocier la libération de sa compatriote en 1975, la France a également soutenu Habré contre la Libye en lui procurant armes, soutien logistique et renseignements, et en lançant les opérations militaires « Manta » (1983) et « Epervier » (1986). Mais comme la France a toujours cherché une alternative à Habré, elle n’a pas hésité à appuyer la rébellion d’Idriss Déby.  
 
Dès la chute de Habré, ses victimes ont espéré le traduire en justice. L’Association des victimes de crimes et répressions politiques au Tchad (AVCRP) a regroupé des informations sur 792 victimes des exactions de Habré, prévoyant utiliser ces dossiers lors d’éventuelles poursuites. La Commission d’Enquête recommandait d’ailleurs, dès 1992, d’engager des poursuites judiciaires contre les auteurs des atrocités, mais le gouvernement actuel du Tchad n’a jamais cherché l’extradition de Habré du Sénégal, ni n’a engagé des poursuites contre ses complices restés au Tchad.  
 
 
L’Inculpation de Hissène Habré au Sénégal  
 
En 1999, inspirée par le précédent Pinochet, l’Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l’homme (ATPDH) a demandé à Human Rights Watch d’aider les victimes tchadiennes à poursuivre Habré devant la justice sénégalaise. A deux reprises, des enquêteurs se sont secrètement rendus au Tchad, où ils ont rencontré des victimes et des témoins, et ont étudié les nombreux documents rassemblés, dès 1991, par l’Association des victimes. Parallèlement, une coalition d’organisations de défense des droits de l’homme tchadiennes, sénégalaises et internationales a été discrètement mise en place pour soutenir les victimes dans leur quête de justice. Au sein de cette coalition, outre l’AVCRP, Human Rights Watch et l’ATPDH, collaborent également la Fédération Internationale des Ligues de Droits de l’Homme (FIDH), la Ligue Tchadienne des Droits de l’Homme (LTDH), l’Association pour la Promotion des Libertés Fondamentales au Tchad (APLFT), l’Organisation Nationale Sénégalaise des Droits de l’Homme (ONDH), la Rencontre Africaine pour les Droits de l’Homme au Sénégal (RADDHO), l’organisation Interights au Royaume Uni et les organisations françaises AVRE, Association pour les Victimes de la Répression en Exil et Agir Ensemble pour les Droits de l’Homme.  
 
Le mardi 25 janvier 2000, sept victimes ont porté plainte individuellement, ainsi que l’AVCRP à titre collectif, contre Hissène Habré devant le tribunal régional hors-classe de Dakar. Dans la plainte, les plaignants, dont plusieurs s’étaient rendus au Sénégal pour l’occasion, ont officiellement accusé Habré de torture et de crimes contre l’humanité. Les preuves et documents soumis au juge d'instruction Demba Kandji contenaient des informations détaillées sur 97 assassinats politiques, 142 cas de torture, 100 « disparitions » et 736 arrestations arbitraires, la plupart de ces crimes ayant été perpétrés par la DDS. Un rapport sur la pratique de la torture du temps de Habré, écrit en 1992 par une équipe médicale française, et celui de la Commission d’Enquête tchadienne, ont également été versés au dossier.  
 
Le début de l’instruction se déroula à une vitesse remarquable. En quelques jours, les victimes témoignaient à huis-clos devant le juge - moment qu’elles avaient attendu pendant 9 ans! Les déclarations de deux anciens prisonniers, contraints par la DDS de creuser des fosses communes et d’enterrer les détenus politiques et prisonniers de guerre morts en détention des suites de mauvais traitements ont aussi été remises à la justice sénégalaise. Deux des plaignants affirmaient avoir été soumis à l’« Arbatachar, » méthode de torture très répandue qui consistait à lier dans le dos les quatre membres d’un prisonnier, de manière à couper la circulation sanguine et à provoquer rapidement la paralysie. Le 3 février 2000, le juge d’instruction cita Hissène Habré à comparaître, l’inculpa pour complicité de crimes contre l’humanité, d’actes de torture et de barbarie et le plaça en résidence surveillée.  
 
Quelques semaines après, de fortes pressions politiques apparurent. Habré introduisit une requête en annulation des poursuites devant la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Dakar. Le parquet de la République soutint la requête de Habré, renversant sa position antérieure favorable aux poursuites. Peu après, une réunion du Conseil supérieur de la Magistrature déboucha sur la mutation du juge Kandji et donc son dessaisissement du dossier Habré. A plusieurs reprises, le nouveau président élu de la République du Sénégal, Abdoulaye Wade, déclarait publiquement que Habré ne serait jamais jugé au Sénégal.  
 
Les victimes ont toujours soutenu que la Convention des Nations Unies contre la torture oblige le Sénégal, qui l’a ratifiée, soit à poursuivre, soit à extrader l’auteur présumé d’actes de torture qui se trouve sur son territoire et que, d’après la Constitution sénégalaise, ce genre de traité international est d’application immédiate. La Chambre d’accusation a néanmoins décidé le 4 juillet 2000 que les tribunaux sénégalais n’étaient pas compétents pour juger au Sénégal des crimes commis à l’étranger et a, en conséquence, annulé la procédure contre Hissène Habré. L’ex-président retrouvait sa liberté de mouvement. Les victimes se sont alors immédiatement pourvues en cassation. Le 20 mars 2001, la Cour de cassation du Sénégal confirmait l’arrêt de la Chambre d’accusation et enterrait définitivement les poursuites dans ce pays.  
 
 
Les Poursuites en Belgique et le Soutien des Nations Unies  
 
Avant même la décision finale de la Cour de cassation du Sénégal, d’autres victimes, soutenues par la même coalition internationale, avaient, discrètement, porté plainte en Belgique contre Hissène Habré et créaient ainsi les conditions d’une possible extradition vers ce pays. Ces plaintes émanent de 21 victimes, dont trois d’entre elles ont obtenu la nationalité belge après avoir résidé de nombreuses années dans ce pays. Elles sont instruites par Monsieur Daniel Fransen, juge d’instruction près le tribunal de première instance de Bruxelles.  
 
Les plaintes ont été déposées en Belgique en application de la loi dite de compétence universelle qui, dans sa version initiale, permettait l’ouverture de poursuites pénales contre les responsables des pires violations des droit de l’homme, quelque soit le lieu où ces violations avaient été commises et quelque soit la nationalité des responsables ou des victimes. Au mois d’août 2003 et après de fortes pressions du gouvernement américain, le parlement belge a abrogé la loi de compétence universelle. Grâce à des dispositions transitoires, ces modifications n’affectent en rien le cas Habré, puisque l’instruction a déjà commencé et puisque des victimes de nationalité belge ont porté plainte.  
 
En avril 2001, le président sénégalais Abdoulaye Wade déclarait publiquement qu’il avait donné un mois à Habré pour quitter le Sénégal. Cette surprenante décision sonnait comme un hommage rendu à la lutte des victimes, mais représentait un risque sérieux de voir Habré se réfugier sur le territoire d’un état peu soucieux du respect du droit international et qu’il devienne inaccessible à la justice. Les victimes ont alors déposé un recours devant le Comité des Nations Unies contre la torture et le Comité a prié le Sénégal de « ne pas expulser Hissène Habré et de prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher que Hissène Habré ne quitte le territoire du Sénégal autrement qu’en vertu d’une procédure d’extradition ». A la suite d’une demande expresse de Kofi Annan, le président Wade déclarait le 27 septembre 2001 qu’il avait accepté de garder Hissène Habré sur le sol sénégalais le temps qu’un pays, comme la Belgique, capable d’organiser un procès équitable, le réclame.  
 
En mai 2001, à l’occasion d’une visite au Tchad d’une délégation de Human Rights Watch, le gouvernement tchadien accordait l’autorisation d’accéder aux archives de la DDS à N’Djaména même. Une équipe de membres de l’AVCRP a, depuis lors, trié, classé et photocopié cette montagne de documents qui retracent par le détail comment Hissène Habré avait placé la DDS sous son contrôle direct et planifié et organisé des campagnes de « nettoyage ethnique » contre son propre peuple.  
 
Du 26 février au 7 mars 2002, le juge Fransen s’est rendu au Tchad dans le cadre d’une commission rogatoire internationale, accompagné du substitut du procureur du roi au Parquet de Bruxelles et de quatre officiers de police judiciaire, spécialistes des enquêtes sur les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et de torture. Avec la coopération totale du gouvernement du Tchad, le juge et son équipe ont interrogé plaignants, victimes de Hissène Habré, témoins des atrocités et plusieurs agents de la DDS. Le juge a pu également visiter les anciens lieux des massacres près de N’Djaména et tous les centres de détention du régime Habré dans la capitale tchadienne, dont la sinistre « Piscine, » la prison souterraine de la DDS. Il était accompagné à chaque fois d’anciens détenus qui décrivaient les traitements subis et indiquaient l’emplacement des charniers. Le juge a enfin eu accès aux archives de la DDS et a consulté et saisi de nombreux documents. Cette visite historique a eu sur place un écho retentissant et beaucoup de victimes ont estimé que « justice commençait enfin à être rendue. »  
 
Des dizaines de victimes et autres témoins sont également venus du Tchad et d’ailleurs témoigner directement devant le juge belge à Bruxelles.  
 
En octobre 2002, le ministre de la justice du Tchad déclarait par écrit au juge Fransen que « Monsieur Hissène Habré ne peut prétendre à une quelconque immunité de la part des Autorités Tchadiennes. »  
 
Finalement, plus de deux ans après le début de l’instruction, le juge Fransen vient de délivrer un mandat d’arrêt international contre Hissène Habré. La demande d’extradition de Habré du Sénégal vers la Belgique en est la suite logique.  
 
 
Les Retombées au Tchad  
 
De même que l’arrestation de Pinochet en Grande-Bretagne brisa le mythe de l’impunité de Pinochet au Chili, l’inculpation de Habré au Sénégal eut un impact immédiat au Tchad, ouvrant à la justice de nouvelles voies. Les victimes et les organisations de défense des droits de l’homme, qui avaient déclenché les poursuites au Sénégal, gagnèrent une autorité nouvelle dans la société tchadienne, ayant accompli un exploit que personne n’aurait cru possible. Les victimes annoncèrent d’ailleurs leur intention de porter plainte devant les tribunaux tchadiens contre leurs tortionnaires directs. Le 27 septembre 2000, le Président Idriss Déby accorda une audience aux dirigeants de l’Association des victimes et leur affirma que « l’heure de la justice avait sonné » et qu’il donnerait son entier soutien à leur action. Le Président Déby promit également de nettoyer son administration des anciens agents de la DDS. Le 26 octobre 2000, dix-sept victimes ont porté plainte au Tchad pour torture, meurtres et « disparitions » contre des anciens membres de la DDS identifiés individuellement par chaque victime. A la suite d’une déclaration d’incompétence par le juge d’instruction en charge du dossier, la Cour Constitutionnelle du Tchad décidait néanmoins que les tribunaux de droit commun étaient bien compétents pour entendre ces plaintes et l’instruction a finalement pu commencer devant un autre juge d’instruction au mois de mai 2001. Depuis, des dizaines d’autres victimes ont également porté plainte contre leurs tortionnaires directs. Le juge d’instruction a déjà entendu des dizaines de victimes et procédé à plusieurs confrontations entre les victimes et leurs tortionnaires.  
 
Les victimes se fondent sur le cas Habré pour faire avancer leurs revendications légitimes de justice. Au mois de septembre 2002, l’AVCRP a interpellé le gouvernement tchadien pour qu’il constitue un fonds d’aide aux victimes et aux familles des victimes afin de porter assistance aux plus démunis. Le gouvernement fut également interpellé pour qu’il mette en œuvre les recommandations de la Commission d’Enquête Nationale du Ministère Tchadien de la Justice sur les crimes et détournements de l’ex-président Habré et de ses complices. Ces recommandations, formulées en 1992, préconisaient notamment, d’édifier un monument à la mémoire des victimes de la répression Habré, de décréter un jour de prière et de recueillement pour lesdites victimes, de transformer l’ancien siège de la DDS et la prison souterraine en un musée pour rappeler le sombre règne de Habré et plus particulièrement d’écarter de leurs fonctions tous les anciens agents de la DDS réhabilités et engagés dans l’appareil sécuritaire d’Etat.  
 
La lutte des victimes est une remise en cause permanente du pouvoir que les complices de Habré on toujours conservé au sein de la haute administration tchadienne et notamment au sein de l’appareil sécuritaire de l’Etat. Ces mises en accusation ont provoqué des réactions violentes de leur part. Le lundi 11 juin 2001, Maître Jacqueline Moudeïna, l’avocate tchadienne des victimes fut sévèrement blessée par les éclats d’une grenade lancée sur elle par les forces de sécurité commandées, à cet instant précis, par l’un des ex responsables de la DDS toujours en activité et actuellement poursuivi devant les tribunaux du Tchad. Maître Jacqueline Moudeïna a reçu à Genève au mois d’avril 2002 le très prestigieux prix Martin Ennals pour les défenseurs des droits de l’homme.  

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