Le Haut-commissariat aux Droits de l'Homme des Nations unies publie ce vendredi 1er octobre un rapport d'une importance considérable, faisant l'inventaire des atrocités commises en République Démocratique du Congo entre 1993 et 2003. A la lecture des cinq cents pages de ce rapport, on ne peut manquer d'être touché par les horreurs que le peuple congolais a subies et continue à subir.
Bien que la plupart des massacres aient déjà été découverts et détaillés, il s'agit toutefois du premier effort d'analyse et de compilation de crimes perpétrés par une pluralité d'acteurs armés, durant une décennie, au Congo. Ce rapport est un puissant rappel de la gravité des crimes commis dans ce pays et de l'absence de justice pour les victimes. J'en ai par ailleurs été témoin moi-même.
En 1997, j'étais directeur adjoint d'une équipe d'investigation nommée par le Secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, pour enquêter sur les crimes commis au Congo de 1993 à 1997. Nous nous sommes notamment penchés sur cette période terrible, de 1996 à 1997, qui a vu des réfugiés rwandais hutus attaqués par les forces de Laurent Désiré Kabila, père du président congolais actuel, alors qu'il s'emparait du pouvoir avec le soutien du Rwanda.
Nous recevions des informations détaillées sur des meurtres de masse, mais nos tentatives pour nous rendre sur les lieux des massacres étaient sans cesse compromises par des interdictions de déplacement, des manifestations « spontanées » et finalement l'arrestation de l'un de nos enquêteurs. Bien que cantonnés à Kinshasa pendant des mois, nous pûmes toutefois établir que les attaques « montraient bien que l'intention était d'éliminer les Hutus rwandais qui étaient restés au Zaïre ».
Le rapport des Nations unies paru aujourd'hui confirme nos premières conclusions, et détaille en outre les crimes horribles perpétrés par d'autres acteurs au Congo. Heureusement, cette fois-ci, l'équipe a eu un accès complet aux lieux des massacres et aux témoins. La question centrale désormais, tout autant qu'au moment de notre rapport en 1998, est de savoir si la communauté internationale a la volonté politique de passer à l'étape suivante : identifier les meurtriers et les traduire en justice.
En 1998, notre équipe avait appelé les Nations unies à demander justice pour les victimes des crimes que nous avions découverts, et Kofi Annan avait indiqué au Conseil de Sécurité que « les coupables de violations doivent rendre des comptes ». Le Conseil a tout de même enterré notre rapport, indiquant ainsi aux acteurs armés du Congo que la course au contrôle de ce pays plein de ressources justifiait l'emploi de n'importe quel moyen. Ainsi que le signale le nouveau rapport, une multitude d'armées gouvernementales, divers groupes rebelles et de violentes milices ethniques ont interprété cela comme un feu vert pour continuer à tuer, violer et piller. Beaucoup de ces crimes auraient pu être évités si les puissants du Conseil de sécurité avaient agi immédiatement suite à notre rapport.
Bien que le nouveau rapport n'attribue aucune responsabilité individuelle, il fait clairement état que nombre de soldats responsables des atrocités de 1996-1997 étaient sous le commandement effectif des officiers des armées rwandaises, et que leur supérieur hiérarchique était le Colonel James Kabarebe, un officier rwandais alors chef d'État-major adjoint des forces armées congolaises, et promu chef d'État-major des forces armées rwandaises plusieurs années plus tard, aujourd'hui ministre de la Défense du Rwanda.
Cette conclusion ne surprend guère. Bien que les Etats-Unis aient refusé de partager des renseignements cruciaux avec notre équipe, concernant la structure et le mouvement des troupes rwandaises, des témoins visuels ont systématiquement évoqué la présence d'officiers parlant Kinyarwanda pendant le massacre des réfugiés, sans défense. L'homme fort du Rwanda, aujourd'hui président, Paul Kagame, se vantait déjà, à l'époque, de la campagne militaire menée par son gouvernement, confiant au Washington Post que ses objectifs étaient de « raser » les camps de réfugiés Hutus au Zaïre, « démanteler » les milices Hutus et « s'occuper » des extrémistes Hutus.
Quels étaient ses ordres exactement ? On ne saurait encore le dire, mais comme l'indique le nouveau rapport, les derniers massacres de la campagne militaire, à Mbandaka et Wendji, à plus de 2.000 kilomètres à l'ouest du Rwanda, « étaient la dernière étape de la chasse aux réfugiés Hutus, commencée dans l'est zaïrois, au Nord et Sud Kivu, en octobre 1996 ». Le rapport ajoute que la mort de « plusieurs dizaines de milliers de personnes », parmi lesquelles nombre d'entre elles furent tuées après le démantèlement des camps de réfugiés, « ne peut être attribuée au hasard de la guerre ou à un dommage collatéral ». Il est établi que la « majorité des victimes étaient des enfants, des femmes, des personnes âgées et des malades ne constituant pas une menace pour les attaquants ».
Le gouvernement rwandais a tenté de discréditer le rapport et de faire pression sur M. Ban Ki-Moon [l'actuel secrétaire général de l'ONU] pour en empêcher la publication, menaçant de retirer ses troupes des opérations de maintien de la paix au Soudan, et ailleurs. En cherchant à éviter la publication de ce rapport, à force de menaces et d'intimidation, le gouvernement rwandais ne fait que soulever davantage de questions sur ce qu'il tente de cacher. Les forces de Kagame ont joué un rôle crucial dans la fin du génocide au Rwanda en 1994, mais cela ne les absout pas pour autant des crimes qu'elles ont peut-être commis dans les années qui ont suivi, tant au Rwanda qu'au Congo.
Notons que la réaction du gouvernement rwandais ne peut que ralentir les efforts entrepris afin de trouver une solution durable au conflit sans fin au Congo. Ainsi que le soulignait Kofi Annan en 1998, l'une des causes profondes des conflits de la région réside dans « un cercle vicieux de violations des droits de l'homme et de vengeances, alimenté par l'impunité. Il faut mettre fin à ce cycle pour rétablir la paix et la stabilité dans la région. »
Douze ans plus tard, il est temps de prêter attention à ces paroles, en identifiant et en traduisant en justice les individus responsables de ces atrocités.
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Reed Brody, Conseiller juridique et Porte-parole auprès de Human Rights Watch à Bruxelles, est l'ancien directeur adjoint de l'Équipe d'enquête du Secrétaire général en République Démocratique du Congo.