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« Kenneth Roth, guetteur des droits de l'homme »

À la tête de Human Rights Watch depuis seize ans, cet avocat américain a fait d'une modeste ONG new-yorkaise l'une des organisations de défense des droits humains les plus respectées

Certaines vocations sont précoces. C'est le cas pour Kenneth Roth. Étudiant en droit à la prestigieuse université Yale sur la côte Est américaine, il savait qu'il ne voudrait pas mener une classique et lucrative carrière d'avocat d'affaires. Lui, ses plaidoiries, ce serait pour les droits de l'homme. Son univers familial l'a sensibilisé tôt au sujet. «Mon père était juif et a fui les nazis en 1938. J'ai grandi avec des histoires sur cette époque. J'étais choqué par les atrocités que des états peuvent commettre », raconte-t-il posément.

Est-ce le souvenir indélébile des histoires entendues dans son enfance qui donnent à ce New-Yorkais de 54 ans, « culturellement juif » comme il se définit, cet air un peu triste ? Ou est-ce son métier singulier ? D'allure svelte, presque maigre, le visage marqué, le sourire timide, Kenneth Roth entend aujourd'hui parler des atrocités du monde entier. Pour l'essentiel, à travers les rapports nourris que son organisation, Human Rights Watch, sort semaine après semaine. Une centaine par an. « Je regarde tout cela avec la distance d'un médecin sur ses patients, indique-t-il. Je n'ai pas le temps de tout lire dans le détail. Mais je me tiens très informé car je dois pouvoir répondre sur tout sujet. »

Adressez un courriel à Kenneth Roth un dimanche matin, il vous répond immédiatement. Dans l'avion le ramenant fin janvier de Davos (Suisse) à Bruxelles avant de gagner Munich il prépare deux discours. Un exercice courant pour lui. « L'an dernier, je me suis rendu au Kenya, en Afrique du Sud, au Mexique, au Chili, au Kazakhstan, au Pakistan, en Inde, aux Philippines et j'en passe sûrement », énumère avec simplicité le directeur exécutif de ce qui est devenu une multinationale des droits de l'homme.

Lorsqu'il rejoint en 1987 comme directeur adjoint ce qui ne s'appelle pas encore Human Rights Watch, l'organisation compte vingt personnes dans des locaux près de Times Square, à New York. Mais au moins, cet ancien procureur d'un district new-yorkais peut vivre de ce à quoi il a toujours aspiré. «J'étais chargé de couvrir Haïti après la chute de Duvalier. Je m'y suis rendu régulièrement pendant plusieurs années et j'ai rédigé beaucoup de rapports et d'articles à ce sujet », rappelle-t il. Human Rights Watch (« Surveillance des droits de l'homme », surveillance au sens de l'attention, de la veille) emploie aujourd'hui 280 personnes à temps plein dans 80 pays. « Lorsque j'en ai pris la direction en 1993, on tournait avec un budget de 6,5 millions de dollars. Aujourd'hui, il s'élève à 45 millions de dollars » (33 millions d'euros), ajoute-t-il. Il passe encore du temps à lever des fonds privés mais il sait que l'organisation est d'ores et déjà entrée dans la cour des grands : « Dès qu'un poste de chercheur se libère, on reçoit maintenant 300 à 500 candidatures », signale-t-il.

Au début des années 1980, quand il cherchait à travailler sur les questions de droits de l'homme, ce type d'annonce d'emploi n'existait pas. Amnesty International était déjà actif mais reposait d'abord, comme maintenant, sur une masse de bénévoles. Kenneth Roth a connu ce temps du bénévolat. Avocat le jour à New York, en guise de gagne-pain, il devenait le soir et les week-ends un militant. « Je suis né trop tard pour rejoindre le mouvement des droits civiques aux États-Unis », signale-t-il comme avec regret. Mais l'enfant des années Carter - qu'il respecte pour avoir « placé les droits de l'homme dans la politique étrangère américaine » - n'arrive pas trop tard pour soutenir les dissidents aux régimes soviétiques d'Europe de l'Est, son premier dossier. Il parviendra à se rendre en Pologne en 1981, puis en Tchécoslovaquie.

Ce féru de voyages connaissait déjà la France. Non pas parce qu'elle se veut la patrie des droits de l'homme mais parce qu'à l'époque il avait « une petite amie à Paris ». D'où une aisance en français. « J'ai travaillé six mois comme garçon de café près des Halles dans les années 1970 », raconte l'Américain. Aujourd'hui, quand il repasse, deux fois par an, c'est pour des contacts de haut niveau. Tel un rendez-vous à l'Élysée sur le sommet France-Afrique avec le conseiller diplomatique du président, Jean-David Levitte.

« Ken sait gérer sans stress 40 minutes d'entretien de façon très professionnelle, sans laisser dévier la conversation. Il défend ses six points comme un procureur, témoigne Jean-Marie Fardeau, directeur du bureau parisien de Human Rights Watch. Ce n'est ni un donneur de leçons ni quelqu'un qui cherche à se pousser du col. Il n'a pas d'ego. Il ne se plaint jamais. C'est un constructif, tout entier à son organisation. »

En décembre dernier, il a quand même pris un maigre mois sabbatique à Nairobi, où vit actuellement sa compagne. « Mon premier en vingt-deux ans », précise ce père de deux grandes filles. Et encore, ce fut pour « rédiger quelques articles », dont un pour la revue diplomatique américaine Foreign Affairs, très critique sur la diplomatie des droits de l'homme de Barack Obama, qu'il juge puissante dans « la poésie des discours » mais molle dans l'action. Il en a aussi profité pour aller rencontrer le premier ministre d'Éthiopie, Meles Zenawi, à Addis-Abeba.

L'avion, ce globe-trotter ne s'en lasse jamais. Son bureau l'accompagne toujours. « Le voici », montre-t-il, sortant son ordinateur de poche BlackBerry en souriant. Derrière ses lunettes, Kenneth Roth a le regard lumineux de celui qui, lucide sur l'état des droits de l'homme, est en même temps confiant sur les avancées. Bien sûr, il reste la Chine, la Russie, la Corne de l'Afrique, mais il n'oublie pas la fin de l'apartheid en Afrique du Sud, la fin des dictatures en Amérique latine et en Europe de l'Est ou le moindre recours à la peine de mort aux États-Unis.

Il croit aussi dans la méthode de son organisation, loin du grand public. Des chercheurs, installés sur le terrain pendant plusieurs années, y mènent des enquêtes documentées sur les violations des droits de l'homme pour en dresser des rapports détaillés. Les exactions répertoriées sont ensuite transmises à la presse afin, par cette médiatisation, d'inciter les chancelleries diplomatiques dans le monde à faire pression sur un gouvernement étranger ainsi pointé du doigt. Human Rights Watch sait que Ban-Ki moon, le secrétaire général des Nations unies, lit le quotidien The New York Times. L'organisation cherchera notamment à attirer son attention via ce média.

Pour s'arracher au travail, Kenneth Roth, lui, recourt à un club de lecture. Une réunion entre amis toutes les six semaines à New York. Il voyage ensuite avec un roman dans ses bagages. Mais il revient vite à ses rapports. Il reste tant de pain sur la planche. Son approche initiale des droits de l'homme tourne autour des droits civils, des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. Mais son organisation applique aujourd'hui ses méthodes de recherche aux droits culturels, économiques et sociaux, comme le droit au logement, à l'éducation ou encore à la liberté religieuse. Loin de se sentir dépassé, Kenneth Roth, qui n'a jamais été tenté par la politique, la diplomatie ou le privé, est toujours aussi déterminé et obstiné à se battre.

 

Repères : Human Rights Watch 
L’organisation a été créée en 1978 sous le nom de « Helsinki Watch » afin de veiller au respect par les gouvernements des accords d’Helsinki de 1975. En se servant des médias et par des échanges directs avec les décideurs, elle pointe les violations des droits de l’homme en Union soviétique et en Europe de l’Est. À cette première entité se sont ajoutés, en 1981, Americas Watch, focalisée sur les guerres civiles en Amérique centrale, puis Asia Watch suivis de Africa Watch et de Middle East Watch. L’ONG a adopté le nom commun de Human Rights Watch en 1988.
En tant que membre fondateur de la campagne internationale pour l’interdiction des mines antipersonnel, Human Rights Watch a partagé le prix Nobel de la Paix 1997 avec d’autres ONG comme Handicap International. Elle s’est impliquée en 2008 dans l’adoption de la convention interdisant les bombes à sous-munitions. Auparavant, elle avait participé à la rédaction du projet créant la Cour pénale internationale. Elle a été active dans la campagne menant à l’arrestation de l’ancien président du Libéria, Charles Taylor. 
Site : www.hrw.org/fr

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