(Istanbul, 17 avril 2025) – Les autorités turques ont entamé des poursuites contre des centaines de personnes, principalement des étudiants, qui ont manifesté contre la détention du maire d'Istanbul, Ekrem İmamoglu, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui ; l’ouverture du premier procès collectif hâtivement organisé est prévue le 18 avril.
La précipitation et l'ampleur de ces procès, qui ne reposent pas sur des preuves concrètes d'infractions pénales, illustrent à quel point les restrictions imposées par la Turquie au droit de réunion sont arbitraires et incompatibles avec les principes d’un l'État de droit et d’une société démocratique.
« Compte tenu de l'absence flagrante de preuves de crimes, il est difficile de ne pas conclure que le véritable objectif de ces procès hâtivement organisés est de dissuader les gens d’exercer leurs droits de manifester pacifiquement et de s’exprimer librement », a déclaré Hugh Williamson, directeur de la division Europe et Asie centrale de Human Rights Watch. « Le procureur devrait demander l'abandon de ces poursuites, sauf preuve directe et substantielle que des individus particuliers ont commis des crimes spécifiques. »
Les deux premières audiences, prévues le 18 avril, concernent 189 accusés, dont de nombreux étudiants, deux journalistes et cinq photojournalistes. Ils sont notamment accusés d'avoir participé à une manifestation non autorisée et de ne pas avoir obéi aux ordres de dispersion de la police ; de port d'armes ou de dissimulation du visage ; et d'incitation à commettre un crime. Ce dernier chef d'accusation est basé sur des publications sur les réseaux sociaux.
Les peines encourues vont de six mois à quatre ans pour les deux premiers chefs d'accusation, et jusqu'à cinq ans pour l'incitation à commettre un crime. Dans la quasi-totalité des cas, les actes d'accusation manquent de preuves individualisées que les accusés se soient livrés à une activité s'apparentant à une activité criminelle.
Le parquet général d'Istanbul a annoncé que 819 personnes sont poursuivies dans le cadre de 20 enquêtes criminelles sur des manifestations.
Human Rights Watch a examiné neuf actes d'accusation visant 650 personnes accusées d'infractions liées à des manifestations. Les deux premières audiences du 18 avril concernent 189 personnes. Parmi elles, 107 personnes sont accusées uniquement de participation à des manifestations non autorisées, et de refus de dispersion (article 32/1 de la Loi n° 2711 sur les rassemblements et les manifestations,).
Le parquet qualifie ces manifestations de « non autorisées » car, le 19 mars, le gouverneur d'Istanbul a annoncé une interdiction générale de quatre jours de toutes les manifestations et de tous les rassemblements à Istanbul, prolongée par la suite de quatre jours supplémentaires jusqu'au 26 mars.
Malgré l'interdiction annoncée par le gouverneur, des rassemblements de masse rassemblant des milliers de participants ont eu lieu devant le bâtiment de la municipalité d'Istanbul, et des étudiants ont organisé des marches pacifiques depuis d'autres quartiers d'Istanbul pour se joindre à eux. De plus, 120 personnes sur 650 sont accusées d'avoir participé aux manifestations pacifiques du 27 mars, après la levée de l'interdiction.
Sur les 189 accusés lors des audiences du 18 avril, 62 sont accusés de port d'armes ou de dissimulation du visage pour éviter d'être identifiés lors d'une manifestation (article 33/1 de la loi 2911). Or, la seule preuve fournie dans l'acte d'accusation concernant le port d'arme est l'allégation selon laquelle un manifestant avait une pierre à la main.
En réalité, de nombreuses personnes de tous âges présentes aux manifestations de masse se sont couvertes le visage pour se protéger des effets du gaz lacrymogène et des plombs de chasse utilisés par la police à plusieurs reprises, ainsi que lors de sa dispersion. Certaines personnes pourraient avoir choisi de se couvrir le visage compte tenu des restrictions imposées au droit de manifester ces dernières années en Turquie, a déclaré Human Rights Watch.
Vingt personnes jugées le 18 avril sont accusées d'avoir tenté d'« inciter à commettre un crime » via des publications sur les réseaux sociaux (article 214 du Code pénal turc). Ces publications consistent en grande partie en des appels généralisés à manifester et en des déclarations contre le gouvernement, et non en des appels à la violence ou à la criminalité.
Sept journalistes qui couvraient les manifestations sont traités par le procureur comme des manifestants, et l'acte d'accusation précise que leur affirmation d'être journalistes « n'a pas été prise en compte » par le parquet, la police n'ayant pas établi qu'ils étaient présents à des fins journalistiques. Des centaines de milliers de personnes ont participé aux manifestations, majoritairement pacifiques, devant le bâtiment municipal d'Istanbul pendant sept jours après l'arrestation par la police du maire Ekrem İmamoglu, ainsi que d'environ 90 fonctionnaires, responsables politiques et conseillers municipaux.
Des images vidéo vérifiées par Human Rights Watch montrent que la police a utilisé du gaz poivre et des balles de poivre à bout portant pour disperser les manifestants, et a violemment appréhendé d'autres manifestants qu’ils ont accusés d'ignorer les ordres de dispersion. Certains manifestants ont ensuite été interpellés à leur domicile sur la base d'images vidéo de la police montrant leur participation à des rassemblements.
Les tribunaux d'Istanbul ont initialement ordonné la détention provisoire de 278 manifestants présumés, en assignant d'autres à résidence ou en leur imposant des interdictions de voyager. Sur les 40 procès-verbaux d'audience de détention provisoire concernant 352 personnes examinés par Human Rights Watch, 30 personnes allèguent des violences physiques ou verbales de la part des policiers. Les détenus ou leurs avocats ont déclaré aux juges que la police les avait battus, insultés verbalement ou maltraités lors de leur interpellation. Au moins une femme détenue s'est plainte de mauvais traitements policiers, de harcèlement sexuel verbal et physique et d'attouchements. Une enquête rapide et efficace doit être menée sur toutes les allégations de mauvais traitements policiers, de harcèlement et de recours excessif à la force, a déclaré Human Rights Watch.
Le ministère de l'Intérieur a annoncé qu'il menait une enquête sur l'intervention de la police lors des manifestations.
Environ 230 personnes en détention provisoire ont été libérées deux à trois semaines plus tard, notamment en raison de la pression publique liée au fait qu'il s'agissait d'étudiants sur le point de passer des examens universitaires.
La Cour européenne des droits de l'homme a rendu plus de 70 arrêts en 15 ans contre la Turquie. Tous ont conclu à une atteinte disproportionnée et illégale au droit à la liberté de réunion pacifique, notamment par des poursuites contre des participants et un recours excessif à la force pour disperser des manifestations pacifiques.
Le Comité des ministres du Conseil de l'Europe, chargé de surveiller l'exécution des arrêts de la Cour européenne, a vivement exhorté la Turquie à réviser sa loi sur les réunions et les manifestations afin de garantir le droit de réunion pacifique et de la mettre en conformité avec la jurisprudence de la Cour européenne.
« La dispersion violente par la police de manifestations que les autorités turques jugent illégales est un problème persistant qui nécessite une modification de la législation et des pratiques, afin de garantir le droit de réunion pacifique », a conclu Hugh Williamson. « L'utilisation abusive du système judiciaire pour arrêter et inculper des étudiants pour des manifestations pacifiques n'est que le dernier exemple en date d'une série d'affaires au sujet desquelles la Cour européenne des droits de l'homme a constaté de nombreuses violations des droits. »
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