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Le travail de la CADHP est plus important que jamais

35 ans après la création de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, il faut renforcer son indépendance et le rôle de la société civile africaine

La 73ème session de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, ayant débuté fin octobre 2022 au siège de la CADHP à Banjul, en Gambie. © 2022 Francisco Perez

(Nairobi) –L’importance croissante d’une protection renforcée des droits humains sur le continent africain prend tout son sens à un moment où plusieurs pays y sont confrontés à des crises aigues en matière de droits humains, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui, notant que la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) fête son 35ème anniversaire en novembre 2022 à l’occasion de sa 73ème session ordinaire.

La Commission africaine, basée à Banjul en Gambie, est un mécanisme quasi-judiciaire chargé de promouvoir et de protéger les droits humains et les droits collectifs, et d’interpréter la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. La Commission reçoit les plaintes des États parties, des particuliers et des organisations non gouvernementales des 55 États membres de l’Union africaine.

« La création de la Commission il y a 35 ans est un rappel important que l’indépendance politique et la libération de l’Afrique sont mieux réalisées lorsqu’elles sont sous-tendues par les droits humains et la gouvernance démocratique », a déclaré Carine Kaneza Nantulya, Directrice adjointe de la division Afrique à Human Rights Watch. « Les dirigeants africains devraient garantir son indépendance et respecter ses décisions. »

La Commission a été créée pour défendre les droits humains tant individuels que collectifs après une période durant laquelle l’Organisation de l’unité africaine (OUA), l’organisation qui a précédé l’UA, n’avait pas mis l’accent sur les droits et libertés individuels. Dans les années 1970, en l’absence de mécanisme régional de défense des droits humains, des groupes de la société civile et des organisations internationales se sont efforcés de dénoncer les violations des droits humains sur le continent. En 1979, un groupe d’experts a produit un projet de charte des droits de l’homme et des peuples, qui a été adopté à l’unanimité lors d’une réunion des chefs d’État de l’OUA à Nairobi au Kenya, en 1981, créant ainsi la Commission le 2 novembre 1987.

Depuis 2020, Human Rights Watch a mené des entretiens avec 46 activistes africains, leaders d’opinion et experts, et avec des membres de la Commission et de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, anciens et actuels, qui ont partagé leur réflexions sur l’impact de la Commission et les défis auxquels elle est confrontée.

Outre la Commission, l’UA a créé la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples avec l’adoption le 9 juin 1998 d’un protocole à la Charte africaine, entré en vigueur le 25 janvier 2004. La Cour est compétente pour les affaires et les différends concernant les violations des droits humains et complète le mandat de la Commission.

La Commission a rendu plusieurs décisions cruciales, comme la décision de 2016 sur la République démocratique du Congo (RDC), qui ont élargi les normes et la compréhension des droits humains en Afrique et dans le reste du monde, notamment en ce qui concerne le droit au développement, les droits des peuples autochtones, les droits des femmes, les droits des enfants, les libertés des médias et les réponses gouvernementales respectueuses des droits à la pandémie de Covid-19.

Dans sa décision historique de 2016, la Commission a déclaré que le gouvernement congolais avait violé de nombreux droits humains dans sa répression brutale de manifestations pacifiques contre les opérations nuisibles d’une société minière étrangère. Cette décision a eu un impact significatif sur la jurisprudence du développement, car elle incluait une violation des droits au logement, tout en soulignant la nécessité et l’impératif juridique pour les entités engagées dans les industries extractives de mener leurs opérations en tenant pleinement compte des droits des communautés d’accueil.

La Commission a également rendu une décision historique en 2010 dans l’affaire Endorois, dans laquelle elle a constaté de multiples violations de la Charte africaine lors de l’expulsion des Endorois de leur terre natale dans le centre du Kenya. Il s’agissait de la première décision d’un tribunal international concluant à une violation du droit au développement, et de la première décision expliquant qui sont les peuples autochtones d’Afrique, et quels sont leurs droits à la terre.

La Commission a par ailleurs adopté des résolutions sur diverses questions relatives aux droits humains sur le continent. En 2020, elle a publié une résolution qui réaffirme que les droits humains et les libertés devraient être au cœur des réponses des gouvernements à la pandémie de Covid-19.

En 2021, la Commission a adopté une résolution sur le respect, sans restriction, du principe de non-refoulement des demandeurs d’asile et des réfugiés. Cette résolution condamne toutes les expulsions de demandeurs d’asile et de réfugiés vers des pays où leur vie ou leurs libertés seraient menacées.

Dans une résolution de mars 2022, la Commission a exhorté les États membres de l’UA à prendre des mesures pour protéger les groupes marginalisés et garantir leur droit à l’alimentation et à la nutrition, notamment pendant les crises prolongées, les conflits et lors de catastrophes naturelles.

La Commission a également élaboré plusieurs orientations juridiques sur la manière de mettre en œuvre les nombreux droits humains fondamentaux énoncés dans la Charte africaine et dans d’autres traités et documents relatifs aux droits humains, tels que le Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique (le « Protocole de Maputo »). Ces orientations juridiques comprennent des commentaires généraux et des lignes directrices qui visent à renforcer les obligations juridiques existantes des États africains. Ces orientations constituent un outil essentiel pour formuler des normes, principes et règles sur lesquels les gouvernements africains peuvent s’appuyer pour élaborer leur législation. En mai 2022, la Commission a adopté ses Lignes directrices pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées en Afrique.

La Commission, en collaboration avec plusieurs activistes africains, a joué un rôle moteur dans l’établissement de normes africaines et le développement des règles sur le continent, notamment par la création de mécanismes importants, comme celui du Rapporteur spécial sur les prisons, les conditions de détention et l’action policière en Afrique en 1996, du Rapporteur spécial sur les droits de femmes en Afrique en 1999, du Rapporteur spécial sur les défenseurs des droits de l’homme et point focal sur les représailles en Afrique, et du Rapporteur spécial sur la liberté d’expression et l’accès à l’information en 2004, entre autres. La relation dynamique entre la Commission et les groupes régionaux de la société civile a conduit à une augmentation du nombre de groupes disposant du statut d’observateur auprès de la Commission, qui est passé de quelques dizaines dans les années 1980 à plus de 500 aujourd’hui.

Si ces exemples prouvent amplement que la Commission s’est, à bien des égards, acquittée de son mandat de promotion et de protection des droits humains, elle reste confrontée à des défis qui entravent son efficacité, notamment parce que les États membres de l’UA refusent d’exécuter les décisions de la Commission et d’autres organes de l’UA concernant les violations des droits humains et les crises démocratiques qui s’aggravent sur le continent

La situation est aggravée par la décision prise en juin 2018 par le Conseil exécutif de l’Union africaine de restreindre le mandat et l’indépendance de la Commission, menaçant de la rendre obsolète et caduque et de compromettre les progrès réalisés par elle au cours des trois dernières décennies.

« Malgré de sérieux défis, la Commission a tenu bon et s’est rangée du côté d’innombrables victimes de violations des droits en utilisant des résolutions et des arrêts contre des gouvernements abusifs et en introduisant des plaintes devant la Cour africaine », a déclaré Carine Kaneza Nantulya. « La Commission est probablement l’institution la plus importante créée par les Africains pour réaliser les objectifs et les valeurs fondatrices de l’UA. »

Récapitulatif des principales crises des droits humains en Afrique et des points de vue de dirigeants interrogés par HRW

Principales crises des droits humains en Afrique

En Éthiopie, la Commission mène une Commission d’enquête sur les crimes graves commis dans le Tigré. Bien qu’il pilote un processus de négociation, le Conseil de paix et de sécurité de l’UA n’a jamais abordé les allégations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis par les parties belligérantes depuis que la guerre du Tigré a éclaté en novembre 2020.

Au Soudan, la Commission a exhorté les autorités soudanaises à rétablir l’ordre constitutionnel et à protéger les droits du peuple soudanais et a demandé aux partenaires régionaux et internationaux du Soudan d’intensifier leurs efforts pour résoudre la crise de la sécurité et de la gouvernance. Malgré l’insistance de la Commission, l’UA, qui agit en tant que médiateur, n’a pas soutenu les appels des activistes et des victimes soudanaises pour que soient engagées des réformes, que justice soit rendue et que les responsables soient tenus de rendre des comptes pour les meurtres du 3 juin et le coup d’État d’octobre 2021.

Au Soudan du Sud, la Commission d’enquête de l’UA de 2014 a recommandé la création d’une cour hybride sous la forme d’un « mécanisme juridique dirigé par l’Afrique, appartenant à l’Afrique et doté de ressources africaines sous l’égide de l’Union africaine », auquel participeraient des juges et avocats sud-soudanais, et dont le rôle serait de rendre justice pour les crimes internationaux commis pendant le conflit au Soudan du Sud. Mais huit ans après, l’UA n’a toujours pas mis en place de cour hybride au Sud-Soudan.

Au Sahel, les dirigeants de l’UA n’ont pas encore pris de mesures adéquates contre les exécutions extrajudiciaires commises par des soldats et groupes armés islamistes qui favorisent le recrutement au sein de groupes armés abusifs et aggravent la crise sécuritaire dans la région.

Au Mali, si la Commission a appelé les autorités à respecter les libertés fondamentales, l’UA n’a pas fait pression sur elles pour qu’elles enquêtent sur les graves abus commis pendant leurs opérations militaires par les forces de sécurité maliennes et des forces qui leur sont alliées, notamment le groupe Wagner, une société de sécurité militaire privée liée à la Russie.

Dans plusieurs pays africains, dont le Burundi, le Cameroun, la République démocratique du Congo, le Mali, le Mozambique, le Niger et le Soudan du Sud, malgré de multiples appels lancés par les organisations de la société civile africaine et par la Commission, les dirigeants de l’UA n’ont pas dénoncé publiquement les crimes graves commis par les forces gouvernementales et n’ont pas fait pression pour que justice soit rendue aux victimes.

Points de vue de dirigeants de la société civile sur la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples

Certaines des personnes interrogées ont demandé à ne pas être identifiées par leur nom afin de pouvoir commenter plus librement.

Importance de la participation de la société civile

Le travail des activistes et des organisations de la société civile a contribué de manière décisive à l’efficacité de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples.

Fatou Jagne Senghore, Directrice régionale d’Article 19 pour l’Afrique de l’Ouest, a déclaré :

L’un des plus grands succès a été de militer pour l’adoption d’une Déclaration et d’un Rapporteur spécial pour la liberté d’expression. Lorsque j’ai rejoint ARTICLE 19 en février 2002, mon rôle était d’aider la CADHP à finaliser le projet et à se mobiliser pour l’adoption de la Déclaration. Nous avons organisé des consultations et convoqué les OSC africaines, les médias et les organisations de défense de la liberté d’expression autour de la table pour qu’ils apportent leur contribution et leur soutien. Nous avons organisé deux sessions de négociations avec un petit groupe de commissaires en février, puis en mai avec d’autres parties prenantes, et en octobre 2002, il y a eu la Déclaration africaine, qui était l’une des meilleures et des plus progressives à l’époque, eu égard aux normes qu’elle fixait. Nous avons prolongé le plaidoyer et les consultations afin d’obtenir le soutien et les contributions de diverses institutions, notamment des États membres de l’Union africaine, des organes des Nations Unies chargés des droits de l’homme, des organisations interaméricaines de défense des droits de l’homme et des OSC. Participer et contribuer de manière substantielle au processus de création du mandat du Rapporteur spécial a été une leçon d’humilité. En 2004, c’est un bureau du Rapporteur spécial sur la liberté d’expression à part entière qui a été créé.

La nomination d’un Rapporteur spécial sur la liberté d’expression a eu un impact sur des personnes qui n’étaient pas intéressées ou se sentaient éloignées des activités de la CADHP. La Commission n’était pas très visible jusqu’alors, et le fait que la CADHP ait créé un tel mécanisme a eu un impact énorme, notamment sur les défenseurs des médias et de la liberté d’expression.

Certaines personnes interrogées ont souligné que le fait de défendre et de soutenir les questions relatives aux droits humains au sein de la Commission, même celles jugées controversées par les dirigeants africains, était essentiel pour garantir la participation et la contribution de la société civile aux travaux de la Commission. 

Sibongile Ndashe, Directrice exécutive de l’Initiative pour un règlement stratégique des conflits (Initiative for Strategic Litigation in Africa, ISLA), a déclaré :

Le plaidoyer sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre (OSIG), qui a débuté vers 2006, visait à explorer les moyens d’utiliser la CADHP pour apporter une valeur ajoutée aux questions d’OSIG. À l’époque, plusieurs ONG internationales mobilisaient et encadraient des activistes africains, comme ceux de la Coalition des lesbiennes africaines (Coalition of African Lesbians, CAL) et de l’African Men for Sexual Health and Rights (AMSHeR). Le travail était donc mené par des groupes internationaux , mais il a néanmoins créé un espace où les gens pouvaient vraiment avoir des échanges qui, tout en étant difficiles, portaient sur des questions d’actualité et très pertinentes sur ce qui pouvait être fait à la Commission africaine.

J’ai rejoint ce groupe vers 2009. Nous étions convaincus que le travail des personnes LGBTI devait s’ancrer dans celui d’organisations ordinaires à caractère général, pour éviter que ces questions ne soient marginalisées et ne deviennent insulaires. Notre principal objectif était d’obtenir le statut d’observateur pour pouvoir faire des déclarations sur les questions liées à l’OSIG à la CADHP, et c’est ce qui a déterminé la nature de notre partenariat. Nous avons dû instaurer la confiance, trouver les ressources, coordonner le mouvement et veiller à ce que les organisations régionales comme la CAL bénéficient d’un soutien suffisant. Notre tâche principale était de faire pression pour que ces organisations soient les voix, les visages de ce mouvement. 

Don Deya, Directeur exécutif de l’Union panafricaine des avocats (Pan-African Lawyers Union, PALU) :

La Commission a offert un pilier, une fondation qui permet aux citoyens africains et aux amis de l’Afrique de se réunir autour du forum des ONG, et qui a créé une plateforme solide d’acteurs africains entre lesquels le dialogue pouvait s’instaurer. Outre la jurisprudence, la législation non contraignante, les principes, les déclarations et les recommandations, il est important qu’il existe un lieu où les citoyens se rendent deux fois par an pour interagir. C’est un avantage inestimable, qui a été sous-estimé.

Un ancien président de la CADHP a déclaré :

La contribution des ONG africaines aux travaux de la CADHP au fil du temps a été très précieuse. Elles ont été au centre des réflexions qui ont favorisé le développement progressif et qualitatif des travaux de la CADHP, et permis la mise en place de certains de ses mécanismes subsidiaires les plus importants, comme les groupes de travail sur les industries extractives et les droits humains et sur les populations autochtones, le Comité VIH/SIDA et droits humains, ou encore la création du point focal contre les représailles, rattaché au mécanisme du Rapporteur spécial sur les défenseurs des droits humains.

Elles ont forgé une interaction et une synergie durables et uniques autour de tous les thèmes des droits humains, en créant des caucus de discussion spécifiques au sein du Forum des ONG. Cela fait du forum des ONG un espace dynamique d’évaluation, d’analyse, d’information et de propositions de recommandations sur la situation des droits humains sur le continent. 

Un ancien juriste de la CADHP a déclaré :

Les OSC ont aussi alimenté le travail des juristes et des chercheurs africains, qui a conduit à la création d’une Cour africaine des droits de l’homme pour compléter et renforcer le mandat de protection de la CADHP. Elles ont créé une coalition dynamique avec cette juridiction depuis sa mise en place, et continuent de soutenir ses activités par un plaidoyer fort auprès des États parties.

Expansion des droits économiques, sociaux et culturels

Les personnes interrogées ont rappelé les décisions marquantes de la Commission et leur impact sur la protection des droits au niveau national, en particulier sur les droits économiques, sociaux et culturels.

Kipsang Kipkazi, ancien Directeur exécutif de l’Endorois Welfare Council, a déclaré :

Nous avons réussi à faire agir la Commission africaine grâce à un lobbying et un plaidoyer importants dans le cadre de ses sessions annuelles, afin que le gouvernement kenyan réponde à des questions spécifiques relatives aux violations des droits humains dans le pays. Nous avons dû faire en sorte d’assister à tous les forums internationaux pour contester les rapports qu’ils présentaient, dans le cadre de forums de l’ONU à Genève et à New York, par exemple. L’un des résultats majeurs de l’implication de la CADHP a été que le projet de constitution kenyane a tenu compte de bon nombre des questions que nous avions soulevées dans notre affaire, notamment celle de la propriété foncière communale, et a ajouté, entre autres, le chapitre 4, qui insiste sur les droits humains. En outre, une loi du parlement sur les terres communautaires a été adoptée.

Juridictions complémentaires à la Commission et à la Cour africaine

Certains experts ont évoqué ce qu’ils considèrent être des moments déterminants dans la vie de la Commission, notamment lorsque des États ont accepté de comparaître devant la Cour africaine pour répondre aux allégations de violations graves formulées par leurs citoyens et par la Commission.

Don Deya a décrit une expérience marquante concernant la Libye, dans le cadre d’une affaire déposée devant la Commission par l’Initiative égyptienne pour les droits de la personne, Human Rights Watch et Interights :

Lorsque la crise en Libye a éclaté, à l’occasion de ce que d’autres appellent le Printemps arabe, l’administration était abusive et violait les droits des citoyens dans la rue. Les OSC libyennes entretenaient des relations solides avec leurs collègues du monde entier, qui ont déposé une série de plaintes auprès de la CADHP en mars 2011, accusant le gouvernement libyen d’avoir commis des violations massives des droits humains dans leur réponse aux manifestations et aux protestations. La Commission a littéralement reçu cette communication au dernier jour d’une session extraordinaire, et pour la première fois, elle a renvoyé l’affaire à la Cour africaine en invoquant le principe de complémentarité. La Cour a accepté la saisine de la CADHP, a ordonné des mesures provisoires enjoignant au gouvernement libyen de cesser de tuer ses civils et de présenter à la Cour, dans un délai d’un mois, les mesures qu’il avait prises... C’était fantastique !

À notre grande surprise, la Libye a accepté la compétence de la Cour et a confirmé qu’elle défendrait ses intérêts. C’était donc une occasion pour nous, citoyens africains, au milieu d’un conflit, de nous engager et de faire face à un gouvernement, non pas de manière politique, mais sur une base juridique, avec présentation des faits et preuves de part et d’autre. Malheureusement, d’autres dynamiques étaient à l’œuvre. Le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté la résolution 1972 qui autorisait l’intervention militaire de l’OTAN, laquelle a suivi sa propre logique. Au final, ni le peuple, ni l’administration libyenne sortante n’ont eu la possibilité de présenter leurs arguments devant un mécanisme judiciaire impartial. Mais cela a montré que le système pouvait fonctionner. Il faut seulement que les citoyens soient suffisamment courageux et audacieux, et que les institutions se concentrent sur une justice de fond. C’est l’une des expériences les plus marquantes dont je puisse témoigner, car elle associe les citoyens, la Commission et la Cour.

Un ancien juge à la Cour africaine a déclaré :

Une forte complémentarité entre la Commission et la Cour est essentielle pour demander des comptes aux gouvernements. Ces institutions sont souvent la voie de dernier recours pour d’innombrables victimes. Dès que la Cour est devenue judiciairement opérationnelle – autour de 2008/2009 – les OSC ont commencé à la saisir en se fondant sur les articles 3 (5) et 34 (6) du Protocole du 10 juin 1998 portant création de la Cour.

En septembre 2019, 12 requêtes avaient été introduites par diverses OSC sur plusieurs questions de droits, notamment la liberté d’association, le droit à une commission électorale impartiale, le droit à la participation, le droit à l’héritage et à la non-discrimination pour les femmes et les enfants nés hors mariage, ou encore l’obligation des États d’éliminer les pratiques traditionnelles et culturelles préjudiciables aux droits des femmes et des enfants. Mais seuls certains de ces points ont été examinés sur le fond par la Cour.

Une ancienne commissaire a déclaré :

Une autre affaire importante a été la décision du 26 mai 2017 de la Cour africaine dans l’affaire Commission africaine des droits de l’homme et des peuples c. République du Kenya. La Cour a constaté de nombreuses violations des droits des peuples autochtones, notamment le droit à la terre, à la non-discrimination, à la liberté de religion ; le droit de participer librement à la vie culturelle de la communauté et à la promotion et à la protection des mœurs et des valeurs traditionnelles reconnues par la communauté ; ainsi que les droits de la communauté à disposer librement de ses richesses et de ses ressources naturelles et au développement économique, social et culturel. »

Affronter la justice et la responsabilité pour les crimes graves

Presque toutes les personnes interrogées ont fait part de leur frustration face à l’omniprésence d’une culture d’impunité et d’injustice, malgré la mise en place par l’UA de procédures d’enquête sur les droits humains dans divers pays.

Une avocate kenyane a noté :

Il a fallu et il faut encore que les États, en particulier les États africains, acceptent de rendre des comptes sur les violations des droits humains dans leur pays. C’est la seule chose que la Commission a réussi à accomplir : elle a rendu des jugements qui ont fait date, qui ont clarifié les lois et doctrines qui obligent les États à rendre des comptes sur des violations spécifiques des droits humains.

Une activiste basée à Addis Abeba en Éthiopie a déclaré :

Pour moi, l’Éthiopie et le Soudan du Sud sont un rappel cuisant de la façon dont l’UA a laissé tomber des millions d’Africains. Dans ces deux pays, il y a eu des commissions d’enquête dirigées par l’UA et par des mécanismes des Nations Unies. Dans les deux cas, les États membres de l’UA sont soit revenus sur les engagements qu’ils avaient pris en matière de justice et de responsabilité, soit ont activement sapé le travail de la Commission.

Un membre d’une organisation qui a récemment acquis le statut d’observateur auprès de la Commission a déclaré :

Il est clair que la CADHP doit avoir plus de pouvoir pour rendre des décisions contraignantes et lancer des enquêtes dans certains pays. Ces pays ne devraient pas être exemptés de tout examen. Sinon, à quoi peut bien servir un tel organe ?

Le rôle des médias dans la promotion des droits humains en Afrique

Certains journalistes ont déclaré que les médias devaient faire davantage pour faire connaître la mission, le mandat et le travail de la CADHP et communiquer efficacement à leur sujet.

Un journaliste africain de Voice of America a déclaré :

Malheureusement, les médias accordent plus d’attention aux sessions des Nations Unies comme l’Assemblée générale des Nations Unies, qu’aux sessions qui se déroulent dans la région. Le problème avec la Commission, c’est que beaucoup de gens ne connaissent pas vraiment son mandat. Les journalistes se sentent éloignés de son travail. Il serait bon d’organiser une campagne médiatique dans deux ou trois pays de chaque sous-région pour sensibiliser à sa mission et expliquer ce qu’elle représente, assurer la participation du public au débat et organiser une formation des journalistes sur les droits humains en Afrique et sur le travail de la Commission.

Une journaliste de Radio France Internationale (RFI) basé à Nairobi a déclaré :

La Commission est tellement importante pour les Africains – même si son travail est moins médiatisé que celui des institutions occidentales de défense des droits humains. La Commission a une meilleure compréhension des droits humains en Afrique. Elle devrait cibler davantage les médias, nous faire parvenir des rapports et des informations en temps utile. Les médias, notamment les journalistes africains, devraient manifester plus d’intérêt à dialoguer avec la Commission.

Douadé Alexis Gbansé, Rédacteur en chef de Connectionivoirienne.net, basé en Côte d’Ivoire :

Aussi surprenant que cela puisse paraître, après plus de 15 ans de carrière en tant que journaliste, je n’ai jamais entendu parler du siège de la CADHP à Banjul, en Gambie. Les médias devraient faire plus en termes de couverture des activités de cette commission. Mais surtout, le service de presse et de la communication de la Commission à Banjul devrait communiquer davantage avec les médias.

Recommandations aux organes politiques de l’UA et aux institutions africaines des droits humains

Plusieurs personnes ont évoqué ce qu’elles considèrent comme des défis, notamment le manque d’engagement des OSC au siège de l’UA à Addis-Abeba, les difficultés opérationnelles de la CADHP et la réticence de l’UA à respecter ses engagements en matière de promotion et de protection des droits humains. Ils ont également formulé certaines recommandations. Beaucoup ont évoqué la déconnexion qu’ils ressentent entre les organisations de la société civile africaine et le Conseil économique, social et culturel (ECOSOCC). L’ECOSOCC a été créé en juillet 2004 comme un organe consultatif composé de différents groupes sociaux et professionnels des États membres de l’UA. Sa tâche est de permettre aux OSC africaines de jouer un rôle actif en contribuant aux principes, politiques et programmes de l’UA.

Une défenseure des droits humains a déclaré :

Je souhaite que les organes politiques de l’UA s’engagent à nouveau à respecter les valeurs fondamentales de l’organisation et qu’ils soient plus constructifs dans leur engagement envers les Africains. L’ECOSOCC devrait jouer son rôle et cesser de se présenter comme le porte-parole d’un gouvernement. Certaines ONG sont membres de l’ECOSOCC, mais d’autres ne le sont pas parce qu’elles ne se sentent pas pleinement intégrées et acceptées en tant qu’activistes, dont le travail va à l’encontre des intérêts égoïstes du gouvernement. En tant qu’OSC, nous devons aussi être plus créatifs et renforcer notre mobilisation à Addis. Par exemple, les seuls traités qui ont été ratifiés sont ceux qui ont été soutenus et poussés par les OSC. Nous devons trouver une façon plus innovante de nous engager au niveau local, régional et international – sortir des sentiers battus. Parfois, la meilleure stratégie est celle qui combine connaissance locale et visibilité internationale. 

Un activiste de premier plan a déclaré :

Ce dont nous avons vraiment besoin, c’est d’une masse critique : nous n’avons que 100 organisations qui assistent régulièrement aux sessions de la Commission, alors que l’Afrique compte plus d’1,4 milliard de citoyens. Seules quelques organisations, 10 à peine, travaillent étroitement avec les organes politiques de l’UA, alors qu’à Bruxelles, ce sont plus de 3 000 organisations de la société civile qui dialoguent avec l’Union européenne. Nous avons donc besoin d’une masse critique de jeunes, de femmes, de représentants du secteur privé, etc. pour plaider auprès de l’UA, de la CADHP, du NEPAD, de l’Union panafricaine. Nous devons identifier les pôles d’excellence, établir une division claire du travail et nous engager de manière cohérente et stratégique. Mais nous avons aussi besoin que les États membres de l’UA s’engagent avec nous tous, de manière ouverte et cohérente.

Le dirigeant d’une organisation régionale des droits humains a déclaré :

L’un des pires moments de notre histoire a été le Burundi, en 2015 : L’Afrique a réussi à construire un système solide de protection des droits humains, avec une doctrine et une jurisprudence forte, mais quand est survenue la crise au Burundi, suivie du massacre de manifestants en décembre 2015, le Comité des représentants permanents] a invoqué l’article 4 de l’acte constitutif de l’UA. Cette décision ne s’est pas produite dans le vide, elle s’est appuyée sur le précédent de l’UA au Soudan du Sud, notamment celui de la première commission d’enquête instituée par l’UA en plein conflit – avant que les chefs d’État ne décident de la dissoudre. Nous l’avons vécue comme une véritable gifle.

Un ancien commissaire de la CADHP a déclaré :

Plusieurs domaines doivent encore être renforcés pour créer un environnement véritablement propice au respect des droits humains par la mise en œuvre effective des résolutions, recommandations et décisions de la CADHP par les États parties. La capacité des ONG doit être renforcée afin qu’elles puissent devenir des points focaux et des messagers efficaces du travail de la CADHP auprès des populations sur le terrain.

Un autre défi est le manque de ressources humaines et financières de la CADHP, qui compromet toute interaction efficace entre les ONG et le mandat de promotion et de protection de la CADHP, notamment sur les questions émergentes comme le changement climatique, les droits numériques, la militarisation de l’information et le terrorisme.

La priorité aujourd’hui est que les États membres de l’UA respectent l’indépendance de la Commission et mettent en œuvre ses recommandations. Nous constatons une hostilité croissante des organes de délibération de l’UA, dont les décisions sont susceptibles de déconstruire, de remettre en question et de fragiliser les relations entre la CADHP et les ONG. Nous n’oublierons jamais comment en août 2018, suite à une décision du Conseil exécutif de l’UA, la CADHP a retiré son statut d’observateur à la Coalition des lesbiennes africaines (CAL). Une telle approche ne devrait jamais devenir la norme. Les ONG doivent développer des stratégies offensives et de plaidoyer, notamment en mettant en avant le rôle des ONG dans les initiatives et les programmes de l’UA.

Le plan d’action décennal de l’UA en matière de droits humains doit être rendu plus accessible et doit être partagé avec les ONG de manière plus inclusive, afin de garantir des réponses appropriées aux défis et aux préoccupations du moment.

Un activiste a déclaré :

L’un des principaux problèmes actuels est le retard pris dans le traitement des affaires en instance devant la CADHP. Les commissaires travaillent à temps partiel et disposent d’un secrétariat réduit – ils manquent de ressources pour assurer le suivi des dossiers. Le manque de ressources humaines adaptées est un sérieux problème.

Un autre défi réside dans le fait que les États continuent à produire peu de rapports. Les gouvernements africains devraient accorder de l’importance à leurs propres institutions. Il est toujours regrettable de voir la différence entre le nombre considérable de dossiers adressées aux mécanismes des Nations Unies et celui des rapports que les États présentent à la Commission africaine. Pour finir, la Commission et la Cour africaines devraient coopérer efficacement afin de préserver leur indépendance et de protéger leurs acquis pour les générations futures.

Une avocate a déclaré :

Le plus important, c’est que les dirigeants de l’UA cessent de chercher à affaiblir la Commission en la considérant comme un organe de l’UA, alors qu’il s’agit d’un organe créé par un traité. C’est pourquoi elle doit rester indépendante et être respectée par les dirigeants africains.

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