(Berlin) – La condamnation d’un ancien responsable des services de renseignement syriens pour crime contre l’humanité par un tribunal allemand constitue une étape majeure vers la justice dans le cas des crimes graves commis en Syrie, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Cette décision marque un moment important pour les civils qui ont survécu à la torture et aux abus sexuels dans les prisons syriennes.
Le 13 janvier 2022, un tribunal allemand à Coblence a rendu sa décision dans le procès d’Anwar R., ancien membre de la Direction générale du renseignement syrien, l’une des quatre principales agences de renseignement du pays, lesquelles sont communément désignées sous le terme commun de mukhabarat. Anwar R. est le plus haut représentant du gouvernement syrien à être condamné pour des crimes graves commis en Syrie.
Les procureurs allemands l’ont accusé d’avoir supervisé la torture de détenu·e·s en tant que responsable de la section des enquêtes, au centre de détention de la direction générale du renseignement d’Al-Khatib, à Damas, également appelé « Branche 251 ».
Les juges ont déclaré Anwar R. coupable d'avoir commis des crimes contre l'humanité et l'ont condamné à la prison à vie. Suite à ce verdict, Anwar R. dispose d’une semaine pour faire appel.
« Plus de 10 ans après la perpétration de ces violations en Syrie, le verdict du tribunal allemand fait naître l’espoir, tant attendu, que la justice peut triompher, et finira par triompher », a déclaré Balkees Jarrah, directrice adjointe du Programme Justice internationale de Human Rights Watch. « D’autres pays devraient suivre l’exemple de l’Allemagne et redoubler activement d’efforts pour traduire en justice les auteurs de crimes graves commis en Syrie. »
Le 6 janvier 2022, Human Rights Watch a publié un document de questions-réponses et un article de fond sur le procès, et la place qu’il occupe dans le contexte plus large du conflit syrien. Le procès d’Anwar R. et d’Eyad A., qui a débuté en avril 2020, est le premier au monde à juger des actes de torture cautionnés par l’État syrien. Eyad A. a été jugé coupable de complicité de crimes graves contre l’humanité en février 2021. La procédure d’appel qu’il a lancée est en cours.
Ce procès doit principalement son existence à des survivant·e·s syrien·ne·s, des avocat·e·s et des activistes, qui ont milité pour la justice tout en posant les bases qui ont permis qu’elle soit rendue, a ajouté Human Rights Watch.
Plus de 80 personnes ont témoigné, notamment d’ancien·ne·s détenu·e·s, d’anciens employés du gouvernement syrien, des enquêteur·rice·s de la police allemande et des spécialistes des affaires syriennes. Parmi ces témoignages figuraient des récits largement attestés d’actes de torture et d’abus sexuels commis à la Branche 251, des descriptions de fosses communes et des informations précises sur la politique l’État syrien, qui consistait à réprimer violemment les manifestations pacifiques de 2011. Plusieurs témoins ont pu identifier Anwar R. dans la salle d’audience.
L’une des grandes difficultés posées par ce procès résidait dans la protection des témoins. Plusieurs d’entre eux, vivant en Allemagne ou dans d’autres pays européens, ont annulé leur venue au tribunal, craignant pour leur vie et leur sécurité, ou celles de leurs familles. Plusieurs témoins, dont certains étaient également des victimes, ont affirmé avoir peur de courir un risque ou d’en faire courir un à leur famille, étant donné leur rôle dans ce procès. Les autorités allemandes devraient garantir que les témoins et les victimes sont suffisamment informés de leur droit à des mesures de protection, notamment celui de se présenter anonymement au tribunal.
L’absence de services de traduction a également écarté certains survivant·e·s et des membres de la communauté du procès. Pour avoir du sens, la justice ne doit pas seulement être rendue, il faut également que cela se voie. Le procès s’est déroulé en allemand. Au tribunal, les journalistes de langue arabe non accrédités et des personnes arabophones issues des communautés touchées n’ont pas eu accès aux dispositifs de traduction. Parmi les personnes de langue arabe concernées venues témoigner, certaines avaient une connaissance de base de l’allemand, mais il leur était difficile de suivre les sessions du tribunal, en particulier à cause du langage technique utilisé et de la rapidité des échanges.
Depuis 2011, des dizaines de milliers de personnes sont détenues ou ont été enlevées en Syrie, en grande majorité par les forces gouvernementales, qui recourent à un vaste réseau de centres de détention à travers tout le pays. Le gouvernement syrien continue de garder en détention et de soumettre à des disparitions forcées des milliers de personnes.
La plupart des détenue·e·s sont décédé·e·s sous la torture ou en raison de conditions de détention abominables. Pour ces personnes et pour les atrocités commises en toute impunité en Syrie, l’exercice d’une procédure judiciaire exhaustive est hors d’atteinte. La Syrie n’est pas membre de la Cour pénale internationale et en 2014, la Russie et la Chine ont bloqué les initiatives du Conseil de sécurité des Nations Unies visant à confier à la CPI un mandat couvrant les crimes graves commis dans ce pays.
Le procès d’Anwar R. et d’Eyad A. a été possible parce que la législation allemande reconnaît le principe de compétence universelle, qui s’applique à certains des crimes les plus graves relevant du droit international. Ce principe permet à un État d’enquêter sur ces crimes et de poursuivre leurs auteurs, quels que soient le lieu où ils ont été commis et la nationalité des suspects et des victimes. Il demeure l’une des rares voies viables permettant de rendre justice dans le cas des crimes commis en Syrie.
L’Allemagne est dotée de plusieurs dispositifs lui permettant de mener à bien les enquêtes et les poursuites liées aux crimes graves commis en Syrie. Elle est surtout dotée d’un cadre légal complet et d’unités efficaces spécialisées dans les crimes de guerre, et dispose d’expériences antérieures dans les poursuites liées à de tels crimes. Les pays dotés de lois en matière de compétence universelle devraient intégrer des unités spécialisées dans les crimes de guerre dans leurs services policiers et judiciaires et garantir que des ressources et un personnel adéquats leur sont alloués.
« Le procès d’Anwar R. envoie aux autorités syriennes le message que personne n’est hors de portée dans la quête de justice », a conclu Balkees Jarrah. « Le procès de Coblence montre que lorsque les autres recours sont bloqués, les tribunaux nationaux peuvent jouer un rôle essentiel dans le combat contre l’impunité. »
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