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Judge Anne Kerber (center) stands in a hall of the regional court in Koblenz, Germany on June 4, 2020.

La quête de justice pour la Syrie

Comment un membre présumé des services de renseignement de Damas s’est retrouvé devant un tribunal en Allemagne

La Juge Anne Kerber (vers le fond, au centre), debout dans une salle du tribunal régional de Coblence, en Allemagne, le 4 juin 2020. © 2020 Thomas Lohnes/picture-alliance/dpa/AP Images

Par une journée froide et nuageuse de février 2015, Anwar R. est entré dans un commissariat de police de Berlin afin de déposer une plainte. Ancien membre présumé des services de renseignement militaires syriens vivant désormais en Allemagne, Anwar R. se croyait surveillé et suivi à Berlin par des agents du gouvernement syrien. Il affirmait craindre d’être enlevé. Au bas de sa plainte écrite, il a signé en utilisant son grade militaire : « colonel ».

Les policiers n’ont pas trouvé de preuves qu’il était suivi. Mais ils ont soigneusement pris note des bribes d’information qu’Anwar R. leur a communiquées au sujet de sa carrière présumée dans les services de renseignement syriens.

Aujourd’hui, Anwar R., 58 ans, est jugé devant un tribunal de Coblence, petite ville de l’ouest de l’Allemagne, sous l’inculpation de crimes contre l’humanité qu’il aurait commis avant sa fuite de Syrie en 2012. Le procès a commencé en avril 2020. Il est inculpé de 4 000 cas de torture, 58 meurtres, ainsi que de viols et d’agressions sexuelles, commis alors qu’il était réputé comme étant responsable des enquêtes dans une unité des services de renseignement militaires syriens connue sous le nom de « Branche 251 » à Damas. Le verdict et la sentence sont attendus en janvier.

Anwar R. (la législation allemande sur la vie privée exige que les noms de famille des prévenus ne soient pas rendus publics) est le plus haut gradé des anciens responsables gouvernementaux syriens présumés à être jugé en Europe pour des crimes contre l’humanité commis en Syrie.

Ce procès a pu avoir lieu grâce à une combinaison d’initiatives individuelles, d’efforts collectifs tenaces et d’une technologie innovante – ainsi que, parfois, des coups de chance et des faiblesses humaines.

Mais pour ce procès de Coblence, le décor était planté bien avant l’arrestation d’Anwar R. en 2019. Les autorités allemandes enquêtent sur les crimes commis en Syrie depuis le début de l’insurrection dans ce pays en 2011. Puis, en 2015, des Syriens en grand nombre, en provenance de toutes les régions du pays, sont arrivés en Allemagne. Pendant qu’ils cherchaient à refaire leurs vies dans un nouveau pays, les expériences personnelles qu’ils avaient vécues dans une Syrie en pleine guerre ne pouvaient pas s’effacer facilement. Cela signifiait aussi que des victimes, des témoins, des éléments matériels de preuve non disponibles précédemment – et même quelques suspects – se trouvaient soudain à la portée des autorités judiciaires européennes.

Autre élément essentiel: les lois allemandes permettent que des suspects de crimes graves soient jugés en territoire allemand, même sans qu’existe un lien entre ces crimes et l’Allemagne, principe connu sous le nom de « compétence universelle des tribunaux nationaux ». Il peut apparaître comme un pur hasard que ce procès ait pu avoir lieu.

Ce procès est également unique pour d’autres raisons.

Environ une décennie après le début de la guerre, les combats en Syrie ont presque pris fin. Le président Bachar al-Assad et d’autres responsables gouvernementaux ont consolidé leur emprise sur le pouvoir et reconquis la majeure partie du pays. En conséquence, s’agissant de responsabilité pénale pour les crimes commis en Syrie, la tenue de procès équitables dans ce pays est inconcevable. En même temps, des tentatives d’impliquer la Cour pénale internationale (CPI) ou des tribunaux internationaux ad-hoc ont été empêchées. Avec une absence totale de responsabilité, de graves abus continuent d’être commis librement par les deux camps. Une justice véritable en Syrie – pour le moment, au moins – n’est pas possible.

Alors pourquoi un procès contre un membre présumé et de rang intermédiaire d’un service de renseignement, qui se tient à des milliers de kilomètres des lieux où les atrocités ont été commises, a-t-il de l’importance ?

Le procès

 
a. Le témoin 

Amer Matar, journaliste et auteur de films documentaires syrien, est entré dans la salle d’audience à Coblence pour être confronté à l’homme qu’il accuse de l’avoir torturé une décennie plus tôt. C’était le 7 avril 2021 – au 67ème jour du procès d’Anwar R.

Matar, âgé à l’époque de 34 ans, s’est assis à une table en face des cinq juges. Anwar R. était assis à sa droite, à une autre table.

« J’ai fait le choix délibéré dès le début de ne jamais adresser mes déclarations ou mon témoignage à Anwar R. », a déclaré Matar à Human Rights Watch en octobre 2021. Il nous a également dit qu’il avait longtemps enfoui ce qui, selon lui, lui était arrivé à la Branche 251. Mais au tribunal, alors qu’il s’apprêtait à s’adresser aux juges, les détails de la salle d’audience – les hautes fenêtres, les séparations claires entre les bureaux dues aux précautions prises contre le Covid-19, le mur couvert de livres derrière les juges – se sont estompés. « C’était comme si j’étais de retour en Syrie et dans ma cellule de prison », a-t-il dit.     

Amer Matar © 2021 Avec la permission d'Amer Matar.

Quand les manifestations antigouvernementales ont commencé à Damas, la capitale de la Syrie, début 2011, Matar s’est aussitôt jeté dans l’arène, a-t-il déclaré au tribunal, couvrant les manifestations et en discutant à la télévision.

Puis, le 28 mars de cette année-là, les forces de sécurité ont investi son domicile, a-t-il ajouté. À ce moment-là, Matar a cru que sa vie était finie, a-t-il dit. Les forces de sécurité syriennes l’ont frappé et insulté et ont fouillé partout. Il a été arrêté et son ordinateur portable et d’autres équipements ont été saisis et inspectés, a-t-il affirmé. Puis, a-t-il indiqué, il a été emmené à la Branche 251.

Sur son ordinateur portable, les services de sécurité ont trouvé une photo qu’il avait prise d’Anwar R., a déclaré Matar.

À ce stade, Matar a précisé qu’il connaissait Anwar R. de vue, mais pas de nom.

En février 2011, Anwar R. était parmi un groupe d’agents qui ont accosté deux amis de Matar, a dit ce dernier au tribunal. Ses amis avaient prévu de manifester près du siège du Parlement à Damas. Quand certains des agents ont commencé à passer ses amis à tabac, Matar a affirmé qu’il est allé vers Anwar R., qui se tenait à proximité, pour lui demander d’intervenir. Au lieu de cela, Anwar R. l’a frappé à son tour, a-t-il dit.               

Peu après cette rencontre présumée, Matar a affirmé avoir repéré Anwar R. aux obsèques d’Omar Amiralay, un cinéaste syrien réalisateur de documentaires et détracteur bien connu du gouvernement. Matar a alors pris une photo d’Anwar R., a-t-il affirmé, et l’a sauvegardée dans son ordinateur, accompagnée de la légende « Le maléfique ».

Matar a déclaré, lors de son témoignage, qu’il avait eu peur et était inquiet après avoir pris cette photo. Le simple fait d’assister à ces obsèques comportait un risque, a-t-il expliqué, car filmer des agents de la sécurité n’est pas chose anodine en Syrie.

Dès le début des manifestations de protestation en mars 2011, des agents de la sécurité, dont Anwar R., apparaissaient sur les lieux. Matar les soupçonnait de vouloir mémoriser les visages des manifestants, a-t-il dit à Human Rights Watch en 2020.

Matar a affirmé qu’à la Branche 251, il avait été détenu dans une pièce souterraine dépourvue de lumière naturelle. Il a déclaré à Human Rights Watch qu’il avait été « traité de manière dégradante, menotté et les yeux bandés, et passé à tabac par plusieurs personnes ».

Amer Matar, devant le tribunal de Coblence le 7 avril 2021, tenait une affiche avec ce message en arabe : « J’ai été emprisonné à la section al-Khatib et aujourd’hui, j’observe le procès de mon bourreau. Coblence 07.04.2021 ». © 2021 Privé / Avec la permission d'Amer Matar.

Il a comparé cette expérience à la sensation d’être « enterré vivant dans une tombe » et a ajouté : « vous êtes torturé sans aucune logique. »     

Au début, les agents qui l’interrogeaient l’ont frappé avec un câble, a-t-il déclaré au tribunal. Par la suite, ils ont utilisé un fouet. Il les a suppliés de cesser. Il a précisé qu’à un moment, les agents lui ont ordonné de se tenir debout, mais qu’il en était incapable.

Pendant tout ce temps, il entendait les hurlements d’autres détenus dans des salles d’interrogatoire.

Matar a été détenu dans plusieurs cellules différentes à la Branche 251, a-t-il dit au tribunal, parfois en compagnie de 20 ou 30 autres personnes.

C’était surpeuplé. Parfois, certains devaient se tenir debout pour que d’autres puissent dormir, a affirmé Matar. Parfois, les gardiens les empêchaient de s’endormir, ce que Matar a qualifié de torture mentale. Il voyait des personnes détenues dans d’autres cellules qui étaient menottées aux barreaux des fenêtres, ce qui les empêchait de s’asseoir, a-t-il dit.

À un moment, a-t-il affirmé, on lui a mis un bandeau sur les yeux et un interrogateur lui a demandé : « Qui est sur la photo dans ton ordinateur portable ? » Matar a dit avoir répondu : « Je ne sais pas. »

L’homme lui a alors ôté son bandeau, l’a traité de « fils de pute » et l’a frappé au visage. C’était Anwar R., a affirmé Matar au tribunal.

Selon Matar, Anwar R. a alors replacé le bandeau sur ses yeux. À ce moment-là, a indiqué Matar, il a craint pour sa vie.

Mais il a survécu. Au bout de 12 ou 13 jours à la Branche 251, Matar a été transféré dans une autre prison, a-t-il indiqué. Quelques jours plus tard, lui et une centaine d’autres détenus ont été amenés dans la cour de la prison, traités de traîtres et de criminels par des responsables de l’établissement, puis informés qu’ils étaient remis en liberté en vertu d’une amnistie décidée par le président. Ils ont été transportés en bus, Matar s’est rendu à l’appartement d’un ami et il n’est jamais retourné à son propre domicile, a-t-il déclaré au tribunal.

Il est arrivé en Allemagne en 2012. 

Témoigner au procès d’Anwar R. a été « l’une des expériences les plus dures que j’ai jamais vécues », a-t-il dit à Human Rights Watch. Cela l’a contraint à « affronter de nouveau tout ce passé. » Il a affirmé avoir eu des migraines pendant des semaines après sa déposition.

Mais, a-t-il précisé, l’acte de témoigner est une chose à laquelle les Syriens comme lui qui veulent « vérité et réconciliation » doivent tout simplement « s’obliger à faire ».

Contexte

La guerre en Syrie a fait au moins 350 000 morts, forcé plus de 12 millions de personnes à abandonner leur domicile et placé plus de 12,3 millions de Syriens en situation de détresse alimentaire. Quoique toutes les parties au conflit ont commis de graves crimes, le gouvernement syrien et les forces pro-gouvernementales sont responsables de la majorité des atrocités commises contre les civils. 

Ces femmes marchaient dans un quartier lourdement ravagé par des frappes aériennes à Idlib, en Syrie, le 12 mars 2020. Le gouvernorat d’Idlib est la dernière zone contrôlée par les opposants au régime. © 2020 AP Photo/Felipe Dana

Il y a la violence au-dessus du sol : le bombardement d’hôpitaux, de marchés et d’écoles, ainsi que les attaques aux armes chimiques mortelles contre les civils, y compris des enfants. Mais il y a aussi une violence beaucoup moins visible : les prisons clandestines et les centres de torture, dans lesquels des dizaines de milliers de Syriens ont disparu – parfois pour en ressortir des années plus tard, parfois sans qu’on n’entende jamais plus parler d’eux.

Le tribunal a entendu des dépositions concernant les actes de torture et les autres violations commises dans les centres de détention des services de renseignement. Depuis le début du régime de Hafez al-Assad en 1971, les agences de renseignement de l’État ont aidé à solidifier le pouvoir du gouvernement, a-t-il été dit aux juges durant le procès. Les agents de ces services surveillaient étroitement la population, effectuant des perquisitions, des arrestations et des interrogatoires – parfois de manière violente. Ils suivaient les activités des organisations religieuses, des universités et des entreprises. Certains départements au sein des services de renseignement étaient identifiés par leur numéro à trois chiffres.

La Branche 251 était l’un des 27 lieux de détention gérés par les agences syriennes de renseignement identifiées et localisées par Human Rights Watch en 2011 et 2012, époque où Anwar R. était en Syrie. (Ce rapport, ainsi qu’un autre, présentés par Human Rights Watch, ont été évoqués lors du procès.) Du fait que la Branche 251 était située dans le quartier d’al-Khatib, dans le centre de Damas, les gens l’appelaient souvent de manière informelle la « branche al-Khatib. » Selon des témoins ayant déposé à Coblence, la prison de la Branche et les salles d’interrogatoire étaient situées au sous-sol d’un immeuble.  

b. L’accusé

Anwar R. est accusé d’avoir joué un rôle dans cette partie clandestine de la machine de guerre et de répression d’Assad. Le tribunal de Coblence s’est entendu dire qu’il avait rejoint les services secrets syriens en 1993. De 2006 à 2008, il a travaillé dans le renseignement, avant d’être transféré à la Branche 251. Les juges ont entendu des témoins affirmer qu’à partir de janvier 2011, il était le chef des interrogatoires au centre de détention.

L’accusé Anwar R., ex-agent du renseignement syrien, lors de son arrivée au tribunal de Coblence, en Allemagne, le 23 avril 2020, dans le cadre d’un procès sans précédent sur des actes de torture cautionnés par l'État syrien. © 2020 Thomas Lohnes/AFP via Getty Images

Il s’est enfui de Syrie en 2012 à la suite d’un massacre dans sa ville d’origine, Houla, dans le gouvernorat de Homs, dans lequel un de ses petits-enfants a été tué, ont dit des témoins au tribunal. À l’époque, de nombreux pays du Moyen-Orient et d’Afrique du nord étaient le théâtre d’importants bouleversements politiques. Des manifestations de protestation avaient fait chuter le gouvernement en Tunisie au début de 2011. Peu après, le gouvernement en place en Égypte depuis plusieurs décennies a été renversé et le dirigeant de la Libye, Mouammar Kadhafi, a été capturé et assassiné. 

Anwar R. et sa famille ont fui tout d’abord en Jordanie en décembre 2012, selon des dépositions faites devant le tribunal. Il a ensuite rejoint l’opposition syrienne et en 2014, a participé à une conférence de paix à Genève en tant que représentant de l’opposition, a-t-on dit au tribunal. La même année, sur la recommandation des chefs de l’opposition syrienne, le ministère allemand des affaires étrangères lui a accordé un visa.

À son procès, Anwar R. n’a jamais fait de déposition. Mais le 18 mai 2020, au cinquième jour d’audience, ses avocats ont lu une déclaration qui avait été préparée à l’adresse du tribunal. Dans ce document, Anwar R. citait près de 20 personnes sur les témoignages desquelles les procureurs se basaient pour étayer leurs arguments. Puis il tentait de démentir leurs récits. Reem Ali, une artiste syrienne, a déclaré qu’Anwar R. lui avait fait subir un interrogatoire, selon cette déclaration. Mais Anwar R. a affirmé qu’ils avaient eu une conversation amicale en prenant un café et qu’elle n’avait pas subi d’interrogatoire. H. Mahmud a affirmé qu’Anwar R. l’avait passé à tabac; Anwar R. a soutenu que ce n’était pas vrai. Un témoin anonyme affirmait avoir été incarcéré pendant 45 jours et que chaque jour, il avait vu un détenu mourir. Anwar R. a affirmé que son rôle se limitait à un travail de bureau.

« Je n’ai jamais rien eu à voir avec des actes de torture », a déclaré en son nom son avocat.

Patrick Kroker, un avocat membre du Centre européen des droits constitutionnels et humains (European Centre for Constitutional and Human Rights, ECCHR) basé à Berlin et qui représente plusieurs ressortissants syriens au procès d’Anwar R., s’est dit « étonné » que la déclaration d’Anwar R. ne soit qu’un « démenti catégorique » des crimes dont il est accusé. Cependant, « c’est son droit » de faire une telle déclaration, a-t-il dit à Human Rights Watch.

Anwar R. n’est pas le premier ancien membre présumé du gouvernement syrien en procès en Allemagne. Il a été jugé en compagnie d’un employé de rang subalterne de la Branche 251, Eyad A. qui, le 24 février 2021, a été condamné à 4 ans et 6 mois de prison pour avoir aidé et favorisé la commission de crimes contre l’humanité en transportant des manifestants à la Branche 251, alors qu’il savait que des actes de torture y étaient systématiquement commis.

L’accusé Eyad A., à droite, cachait son visage derrière un dossier dans la salle d’un tribunal de Coblence, le 24 février 2021, lors de la lecture du verdict de culpabilité pour crimes contre l’humanité commis en Syrie. © 2021 Thomas Lohnes/AFP via Getty Images

Les dépositions d’Eyad A. sur la structure interne de la Branche 251 et sur le rôle qu’y jouait Anwar R. ont été un facteur d’atténuation de sa peine, car elles ont constitué un précieux élément de preuve ayant contribué à l’inculpation d’Anwar R., ont indiqué les juges.

c. L’avocat

L’avocat et activiste syrien Anwar al-Bunni possédait ses propres informations d’initié sur les tortures pratiquées dans les centres de renseignement en Syrie et, lorsqu’il a témoigné à la barre du tribunal les 4 et 5 juin 2020, il a déclaré qu’il connaissait Anwar R. bien avant le procès de Coblence.

En 2006, al-Bunni a été arrêté à Damas. Des hommes l’ont fait monter de force dans une camionnette et l’ont passé à tabac. Bien qu’il n’ait pas personnellement frappé al-Bunni, Anwar R. était l’un de ces hommes, a déclaré al-Bunni au tribunal.

Anwar al-Bunni  © 2020 Associated Press

Al-Bunni, né en 1959 dans une famille politique du gouvernorat de Hama en Syrie, est devenu activiste tôt dans sa carrière, a-t-il déclaré à une chercheuse de Human Rights Watch. Son travail de défense des prisonniers politiques en a fait une cible du gouvernement Assad.

Après cette arrestation en 2006, al-Bunni a passé cinq ans en prison, jusqu’en mai 2011. Il a affirmé à Human Rights Watch qu’il a été torturé pendant sa détention.

Sa famille a fui la Syrie et al-Bunni est arrivé peu après en Allemagne. Un peu plus tard, alors qu’il faisait des courses avec sa femme non loin du centre pour réfugiés de Marienfelde à Berlin, où ils résidaient, al-Bunni a repéré quelqu’un qui lui a paru familier mais qu’il n’a pas pu immédiatement identifier, a-t-il raconté.

Ce n’est que plus tard, quand un ami lui a appris qu’Anwar R. résidait également au centre de Marienfelde, qu’al-Bunni a pu faire le rapprochement. C’était Anwar R., a-t-il dit à Human Rights Watch.       

Al-Bunni a poursuivi son activisme en Allemagne. Comme d’autres Syriens en Europe, dont l’avocat Mazen Darwish qui a témoigné au procès de Coblence, il a continué de lutter pour la justice en Syrie. Ils ont travaillé en liaison avec l’ECCHR, a-t-il indiqué, recueillant auprès de citoyens syriens des récits d’abus qu’ils relayaient ensuite aux policiers et procureurs allemands qui enquêtaient sur de graves crimes commis à l’étranger. En 2017, l’ECCHR a porté plainte auprès des autorités pénales allemandes, au nom de plusieurs ressortissants syriens, contre six responsables syriens de haut rang, dont Ali Mamluk qui, en tant que chef du Bureau de sécurité nationale et conseiller personnel d’al-Assad, aurait été chargé de superviser les lieux de détention gérés par les services de renseignement du pays.

Interrogé sur sa réaction après avoir aperçu Anwar R. à Berlin, al-Bunni a observé : « Il ne s’agit pas d’une affaire personnelle. La question n’est pas de savoir si cette personne m’a emprisonné ou non, m’a frappé ou non. La vraie question de ce procès concerne le régime, et les actions du régime. »

La lutte pour la justice

Le gouvernement syrien a détruit des quartiers entiers, à l’aide de bombes-barils, et a recouru à des armes chimiques interdites contre des milliers de civils. Afin de reprendre le contrôle du territoire, le gouvernement syrien a conclu des alliances avec les forces russes et iraniennes, qui toutes recourent à des tactiques horribles et illégales pour gagner du terrain. Les forces syriennes et russes ont été accusées de graves crimes, tout comme d’autres parties au conflit comme l’État islamique (EI) et les groupes affiliés à al-Qaïda.

Plus de 6 millions de Syriens ont été contraints de fuir le pays à cause de la guerre. La plupart d’entre eux vivent en Turquie, en Jordanie et au Liban. Environ 6,7 millions d’autres Syriens sont déplacés à l’intérieur des frontières du pays – ces deux chiffres combinés représentant plus de la moitié de la population totale de la Syrie en 2010. Aujourd’hui, plus de 80 % de la population restante vit en-dessous du seuil de pauvreté.

Photo prise par un drone le 21 avril 2020 près de Kah, dans la province d’Idlib dans le nord de la Syrie (près de la frontière avec la Turquie), montrant un camp de personnes déplacées à l’intérieur du pays. © 2020 Omar HAJ KADOUR / AFP

Il n’y a aucune indication que le gouvernement syrien mettra fin aux violences ou engagera des réformes, notamment du fait que le gouvernement Assad est peu à peu en train de regagner une reconnaissance diplomatique internationale. De nombreux pays, dont les Émirats arabes unis, ont dégelé leurs relations avec Assad, tandis que la Jordanie a rétabli des contacts au plus haut niveau et rouvert sa frontière avec la Syrie.

La tenue d’un procès comme celui d’Anwar R. dans la Syrie d’aujourd’hui est inconcevable. D’autres voies vers la justice ont également été obstruées. La CPI à La Haye ne dispose pas d’un mandat automatique car la Syrie n’est pas partie au Traité de Rome qui l’a fondée. Le Conseil de sécurité de l’ONU, organe chargé de maintenir la paix et la sécurité, serait habilité à donner compétence à la CPI, mais la Chine et la Russie ont opposé leur véto à une telle mesure en 2014.

Cela signifie que le seul moyen possible actuellement pour une justice pénale est d’ouvrir des procès devant des tribunaux nationaux dans des pays étrangers.

Les poursuites contre Anwar R. ont été engagées en Allemagne parce que ce pays adhère au principe de « compétence universelle. » Cela donne aux autorités allemandes la capacité d’enquêter et de poursuivre les suspects de certains crimes qui sont parmi les plus graves, tels que des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, où qu’ils aient été commis et quelle que soit la nationalité des suspects et des victimes.

L’Allemagne est parmi les quelques pays au monde, comme la Suède, les Pays-Bas et la France, qui disposent de lois autorisant une telle pratique.

L’Allemagne, bien sûr, a sa propre histoire en ce qui concerne les crimes graves. Les procès de Nuremberg ont constitué une « avancée majeure pour la notion moderne de droit pénal international », a déclaré Claus Kress, professeur de droit pénal et international à l’Université de Cologne, dans une allusion aux procès de 1945-1946 lors desquels des Allemands ont été amenés à rendre des comptes pour des crimes commis lors de la Seconde Guerre mondiale.

La origines du procès

Le Tribunal régional d’instance supérieure de Coblence est situé dans une rue proche du confluent du Rhin et de la Moselle, non loin d’une forteresse prussienne du XIXème siècle et de la vieille ville médiévale. C’est la plus haute juridiction du Land de Rhénanie-Palatinat. Coblence est une ville calme et on est choqué lorsque l’on « sort dans ce paysage idyllique après avoir entendu des témoignages d’une grande brutalité à l’intérieur du tribunal », a déclaré Alexander Suttor, un avocat membre de Clifford Chance, un cabinet juridique qui a observé le procès pour Human Rights Watch.

Les deux bâtiments du Tribunal régional d’instance supérieure de Coblence, en Allemagne. © 2021 Thomas Frey/picture alliance via Getty Images

Le procès d’Anwar R. a été instruit sur la base d’éléments de preuve minutieusement recueillis et corroborés, sur une évaluation méticuleuse des indices pour aboutir à des faits.

En même temps qu’ils interrogeaient des témoins, les enquêteurs de la police devaient également établir le contexte des crimes présumés commis par Anwar R.. Que se passait-il en Syrie en 2011 et 2012 ?

De nombreuses personnes ont documenté la guerre en Syrie : des chercheurs dans le domaine des droits humains, des journalistes, des enquêteurs de l’ONU, des enquêteurs de la police, ainsi que des organisations non gouvernementales syriennes comme le Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression (Syrian Center for Media and Freedom of Expression, SCM) le Syria Legal Center et le Caesar Files Group.

Depuis sa création en 2011 par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, la Commission d’enquête internationale indépendante sur la Syrie a accumulé une grande quantité de matière – des entretiens avec des survivants, des rapports de médecine légale, des vidéos et des images satellite – concernant des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis en Syrie. Deux de ses rapports, datant de 2011 et 2012, ont été lus au tribunal à Coblence.

« Vous essayez de faire de votre mieux pour amplifier la voix des victimes », a déclaré James Rodehaver, ancien coordinateur au sein de la Commission d’enquête de l’ONU sur la Syrie, qui travaille maintenant sur le Myanmar. Lui et son équipe ont documenté des violations des droits humains et des lois de la guerre, en interrogeant d’innombrables témoins et en corroborant leurs récits. Lorsque c’était possible, ils ont également identifié les parties responsables des crimes qu’ils documentaient.

L’ONU, ainsi que de nombreuses autres organisations documentant des crimes commis en Syrie, utilisait également la technologie de manière novatrice. Par exemple, Human Rights Watch, qui a produit deux rapports qui ont été mentionnés au tribunal, s’est appuyé sur de la matière provenant de sources ouvertes et sur des images satellite pour documenter ce que nous avons appris au sujet des prisons gérées par les services de renseignement, ainsi que sur les crimes commis en Syrie qui ne font pas l’objet du procès de Coblence, comme des attaques aux armes chimiques et des massacres. Nous avons communiqué par Skype avec des personnes qui ont été les témoins de massacres et nous avons utilisé Google Earth – qui fournit des vues aériennes et terrestres de villes – afin d’aider des témoins à se remémorer certains événements.

« Je leur demandais de me montrer sur la carte » où ils avaient vu des membres des forces de sécurité ou des cadavres, a déclaré Diana Semaan, ancienne assistante de recherches à Human Rights Watch et actuellement chercheuse sur la Syrie à Amnesty International. Ensuite, l’équipe de Human Rights Watch géolocalisait l’endroit exact et en obtenait une image satellite.

Mais comment ces éléments de preuve ont-ils aidé à amener un homme, qui a refait surface en Allemagne, à comparaître en justice pour des crimes contre l’humanité commis en Syrie?

a. Les enquêteurs de la police

C’est plus facile quand l’auteur présumé des crimes attire lui-même l’attention de la police.

Le 30 août 2017, Martin Holsky, inspecteur-en-chef de la police du Land de Baden-Württemberg, interrogeait Anwar R. afin de recueillir des preuves à l’encontre d’un autre Syrien soupçonné d’avoir tiré sur des civils lors d’une manifestation à Hama, a indiqué Holsky au tribunal. Selon lui, Anwar R. lui a alors dit qu’au tout début du soulèvement populaire, la Garde républicaine syrienne avait arrêté 17 500 personnes et les avait fait passer par le département où il travaillait. Elles ont été soumises à interrogatoire et la majorité ont été remises en liberté, tandis que les autres ont été emprisonnées et torturées, a déclaré Anwar R. à Holsky.

Dans son témoignage, Holsky a affirmé que lorsqu’il l’a interrogé de manière plus précise au sujet des tortures, Anwar R. lui a répondu : « Avec autant d’interrogatoires en une seule journée, vous ne pouvez pas être toujours poli. Avec des groupes armés, vous devez parfois être plus strict. »

Anwar R. a également parlé à Holsky du jour où plus de 700 personnes, dont certaines étaient déjà mortes, ont été amenées à la Branche 251. Anwar R. a alors déclaré à Holsky qu’en tant que responsable des enquêtes, il n’avait rien à faire avec des cadavres.

Cette information a été transmise à Manuel Deusing, de la police fédérale allemande, qui a alors ouvert une enquête au sujet d’Anwar R.

Selon son propre témoignage devant le tribunal, Deusing a contacté la police de Berlin, qui lui a communiqué ce qu’elle avait appris concernant Anwar R. lorsqu’il se croyait surveillé et suivi en 2015 par des agents des services de renseignement syriens. Deusing a également demandé au Centre de justice internationale et de responsabilité (Center for International Justice and Accountability) de lui transmettre tout document sorti clandestinement de Syrie et concernant Anwar R. Le Centre a envoyé à Deusing des comptes-rendus d’interrogatoires de prisonniers qu’Anwar R. avait prétendument soumis au chef de son département, a affirmé Deusing. Ces documents identifiaient également Anwar R. comme étant membre du « Comité central d’interrogation. » 

La coordination avec d’autres autorités européennes a favorisé la poursuite de l’enquête, a déclaré Deusing au tribunal. Les responsables allemands de l’application des lois ont lancé une enquête conjointe avec les autorités françaises, partageant des informations et interrogeant des témoins en France. Les autorités suédoises et norvégiennes ont facilité des entretiens avec des témoins vivant sur leur territoire.

En tout, la police fédérale allemande a interrogé plus de 70 personnes au cours de leur enquête sur Anwar R., a indiqué Deusing.

Deusing a ensuite mis sur écoutes le téléphone d’Anwar R. et fait perquisitionner son domicile, selon son témoignage. Les agents de police ont confisqué des téléphones cellulaires, un ordinateur portable et des CDs. Ils ont découvert un cahier avec un petit carnet d’adresses contenant les coordonnées de responsables syriens de haut rang et des copies de son badge du Directorat général des renseignements.

Le 12 février 2019, Anwar R. a été arrêté, en compagnie d’Eyad A.

b. Le directeur de l’école

Cette arrestation a été davantage que le résultat d’un bon travail d’investigation de la part de la police allemande, elle a été l’aboutissement de près de 10 ans de documentation minutieuse des crimes commis en Syrie. De nombreux participants à ce travail se sont entretenus avec des milliers de Syriens qui leur ont raconté ce qu’il leur était arrivé, ainsi qu’à leurs amis et à leurs proches dans les villages et les villes du pays.

Deusing a décrit au tribunal comment son équipe d’enquêteurs avait utilisé des rapports d’Amnesty International et de Human Rights Watch qui documentaient les décès et les maladies causés par les conditions carcérales en Syrie : le surpeuplement, les conditions sanitaires déplorables, le manque de nourriture et de médicaments – et la torture.

Ces rapports contiennent des observations, des décomptes et des analyses de première main de la part de chercheurs sur le terrain – et résultent aussi du travail de Syriens locaux, connaissant bien leur paysage politique et géographique et qui ont décidé d’aider les chercheurs et les journalistes à identifier des survivants à interroger, dans l’espoir de révéler les violations afin que cela puisse mener à des changements. Sans ces Syriens, le travail d’organisations comme Human Rights Watch et de nombreux correspondants étrangers n’aurait pas été possible.

Mahmoud Mosa, un réfugié qui a fui son domicile dans le gouvernorat syrien d’Idlib pour aller en Turquie en 2011, a aidé de nombreux organes d’information, ainsi que des chercheurs de Human Rights Watch. Ancien proviseur d’une école et professeur d’anglais, Mosa a aidé à faire passer des personnes sans encombres par les points de passage constamment changeants de la frontière syro-turque, s’appuyant souvent sur des agents, dont certains étaient ses anciens élèves. Pour Mosa, il était impératif que le monde sache ce qu’il se passait en Syrie, les villages détruits, les habitants tués.

Mahmoud Mosa © 2021 Avec la permission de Mahmoud Mosa

Il a également aidé des journalistes à se rendre dans les zones kurdes de Syrie et même dans la ville d’Alep après son occupation par l’État islamique (EI).

En 2011, deux chercheurs de Human Rights Watch ont travaillé avec Mosa dans des camps de réfugiés en Turquie. Ils se sont entretenus avec des Syriens qui avaient été détenus dans les centres de détention d’Assad, notamment la Branche 251, et qui avaient entendu et mémorisé les noms d’officiers ou d’autres personnes travaillant dans ces prisons. Ces entretiens ont alimenté un rapport de 2012 de Human Rights Watch qui documentait la situation dans les prisons militaires en Syrie, les méthodes de torture qui y étaient utilisées et même l’identité des hommes qui les commandaient.

Des extraits de ce rapport ont été lus au tribunal de Coblence. Il montre ce que d’extraordinaires efforts de la part d’un homme, comme Mosa, peuvent permettre d’accomplir – même près de dix ans après la publication du rapport – et la force de persuasion de citoyens syriens quand ils sont en mesure de raconter leurs histoires.

c. Le photographe et son ami

Ensuite, le tribunal a examiné les photos de « César ».

Avant le soulèvement populaire, César (pseudonyme) travaillait comme photographe pour la police militaire à Damas et par la suite, il a fait défection. Peu après le début des manifestations en 2011, lui et son équipe ont été chargés de photographier les cadavres des manifestants qui avaient été tués par les forces gouvernementales à Daraa, une ville clé pour le soulèvement anti-Assad, selon Garance Le Caisne, une journaliste française qui a été parmi les premiers rares journalistes à avoir eu un entretien direct avec César. Au cours des mois suivants, ils ont été chargés de photographier les corps des personnes mortes en détention, a indiqué Garance Le Caisne à Human Rights Watch.

La Commission des Affaires étrangères du Sénat des États-Unis entendait le témoignage de « César », transfuge de l’armée syrienne (vu de dos, en tenue bleue), au sujet des atrocités commises en Syrie, le 11 mars 2020 à Washington. © 2020 Saul Loeb/AFP via Getty Images

César voulait faire défection, a ajouté Le Caisne, mais son meilleur ami Sami, qui était opposé au gouvernement d’Assad, l’a convaincu de rester afin de faire des copies des photos et, ainsi, de documenter les abus. Entre mai 2011 et août 2013, on estime que César a fait des copies d’environ 53 000 photos de cadavres. Sami les a sauvegardées chez lui sur un disque dur. Les photos ont ensuite été sorties de Syrie clandestinement.

Certaines des photos de César, qui sont devenues publiques en 2014, ont été admises comme éléments de preuve aux procès d’Anwar R. et Eyad A. (En 2015, Human Rights Watch a identifié 27 des victimes figurant sur les photos, ce qui confirmait leur authenticité.) Le dr. Markus Rothschild, expert en médecine légale de l’Université de Cologne, a examiné les photos et les a montrées au tribunal tout en expliquant ses conclusions.

Rothschild a affirmé lors de son témoignage que son équipe avait analysé près de 27 000 photos de 6 821 personnes. Il a estimé que 110 d’entre elles avaient été détenues à la Branche 251, se basant en partie sur un numéro qui avait été écrit sur leur front.

Sur ces 110 morts provenant de la Branche 251, il a affirmé que beaucoup avaient souffert de la faim et que 7,3% étaient probablement morts de faim. Cinquante-cinq présentaient des blessures, résultant essentiellement d’impacts violents, après avoir été frappés, projetés ou roués de coups de pied.

Rothschild a témoigné le 3 novembre 2020. L’utilisation qu’il a faite des photos pour expliquer comment les détenus étaient probablement morts a profondément affecté les personnes présentes à l’audience.

La force des photos a même persuadé l’un des accusés de parler. Le 9 décembre, l’avocat d’Eyad A. a lu une déclaration préparée par lui – c’est la seule fois où il s’est adressé au tribunal. « Voici mon sentiment au sujet de ces images: elles m’ont brisé le cœur », a lu son avocat. « Pendant le trajet de retour à la prison, j’ai pleuré. »

Quand la présidente du tribunal a énoncé la sentence à l’encontre d’Eyad A. en février, elle a déclaré à propos des photos de César : « Une note personnelle à ce sujet : je n’oublierai jamais ces images. »

« On parle des dossiers de César et on parle de César », a déclaré Le Caisne. « Mais j’aimerais souligner qu’il y a des centaines de Césars en Syrie, vraiment » – des gens qui résistent au gouvernement syrien et font tout ce qui est possible pour documenter et dénoncer ses crimes.

Ce que ce procès signifie pour les Syriens

Comme des millions d’autres Syriens, César est aujourd’hui un réfugié, vivant hors de son pays.

Mais ces dernières années, la conversation au sujet des réfugiés syriens a évolué dangereusement. Les pressions montent dans des pays comme le Danemark, le Liban et la Turquie, qui ont précédemment ouvert leurs portes aux réfugiés (quoique en hésitant), pour les contraindre à retourner en Syrie malgré les dangers.

Après avoir fui la Syrie pour se réfugier au Liban, ces familles syriennes, regroupées à Arsal, dans l’est du Liban, s’apprêtaient à traverser la frontière et à retourner dans leur pays, le 28 juin 2018. © 2018 AP Photo/Bilal Hussein

Pour ces pays, le conflit syrien est « terminé ». Mais la réalité est que les causes sous-jacentes du conflit – la répression, les abus arbitraires, la peur permanente de perdre la vie – sont toujours présentes. Human Rights Watch et d’autres ont documenté comment des Syriens réfugiés au Liban ou en Jordanie qui sont retournés en Syrie ont été victimes de disparitions forcées, de tortures et même de violences sexuelles de la part d’agents du gouvernement syrien et de membres des milices qui sont ses alliées.

En décembre dernier, le ministère de l’Intérieur allemand a discuté pour savoir s’il était sûr de renvoyer en Syrie des Syriens condamnés en Allemagne pour des crimes, malgré les dangers auxquels ils seraient exposés. Ces discussions ont suscité parmi les Syriens la crainte que les autorités allemandes ne cherchent à normaliser leurs relations avec le gouvernement syrien.

Pour les réfugiés, il est déjà « difficile de rebâtir une existence », à plus forte raison quand ils constatent le décalage entre la manière dont les politiciens allemands, « qui essayent de gagner » des élections, décrivent la Syrie et la réalité sur place, a déclaré Bente Scheller, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à la Fondation Heinrich Böll.

Le procès d’Eyad A. a également été délicat pour certaines personnes. La couverture médiatique de sa condamnation a montré que son verdict de culpabilité et la peine prononcée contre lui ont divisé les Syriens, même en tenant compte du fait que les autorités allemandes ont l’obligation de poursuivre les individus soupçonnés d’avoir commis de graves crimes. Certains Syriens auraient voulu voir Eyad A. condamné à une peine de prison beaucoup plus longue. D’autres se sont demandé pourquoi les autorités allemandes ont cru bon de le juger – après tout, ce n’était qu’un agent de rang subalterne et combien de personnes ont commis des crimes similaires, voire pires ?

Quant à Anwar R., certains Syriens se sont posé, pendant le procès d’Eyad A., la question : peut-on changer de camp? Et si on est coupable de crimes, ce changement de bord vous exonère-t-il de cette culpabilité ? Des Syriens craignaient que si l’on poursuit des transfuges en justice, d’autres responsables syriens auront peur de subir le même sort, ce qui veut dire qu’ils ne partageront pas leurs informations d’initiés sur les violations commises. Or ce sont ces informations qui, avec les dépositions de témoins, permettent d’instruire des procès.

Les réfugiés syriens se heurtent à un autre défi aux procès de Coblence : il n’y a pas d’interprétation en arabe. Pour sûr, Anwar R. et les témoins syriens disposent tous de traducteurs, mais cela n’aide pas les Syriens qui assistent au procès dans les rangs du public. En outre, les communiqués de presse du tribunal ne sont pas traduits en arabe.

« C’était vraiment frustrant », a déclaré Ameenah Sawwan, une activiste membre de la Campagne pour la Syrie (Syria Campaign), qui, bien que parlant correctement l’allemand courant, ne comprenait pas le langage juridique employé dans le tribunal. Mais quand le verdict concernant Eyad A. a été lu en allemand et en arabe – une exception à la règle – cela « a fait une énorme différence », a-t-elle dit à Human Rights Watch.

Ameenah Sawwan en décembre 2017 © 2017 Jan-Niklas Kniewel

Jusqu’à août 2020, les procédures étaient seulement traduites en arabe pour les parties formelles du procès. Bien que la Cour constitutionnelle allemande ait, en réponse à une pétition, émis une ordonnance temporaire étendant les services de traduction aux journalistes arabophones pré-accrédités, le procès reste inaccessible aux personnes non germanophones dans les travées du public. Les verdicts écrits ne seront disponibles qu’en allemand et aucune transcription dans une autre langue ne sera produite à la conclusion de ce procès historique.

Malgré tout, un bon nombre de Syriens ont assisté au procès et il est impossible de savoir combien d’autres l’ont suivi de loin. Mais quelle est la signification de ce procès pour eux?

a. Les « disparus »

Quand Wafa Mustafa a entendu parler du procès, elle a réalisé que cela pourrait être l’occasion d’attirer l’attention sur les disparitions forcées en Syrie.

Wafa Mustafa, 30 ans, souffre de l’absence de son père. Par une journée ensoleillée de juillet lors du procès d’Anwar R., elle s’est assise en tailleur sur le trottoir devant le siège du tribunal de Coblence, tenant un portrait de son père, Ali, qui a été victime d’une disparition en 2013. Mustafa a une forte présence, parvenant à attirer les passants vers les nombreuses photos encadrées de Syriens proches de personnes qu’elle connaît ou avec lesquelles elle travaille. Ces Syriens sont portés disparus et sont présumés avoir été victimes de disparitions forcées par les forces syriennes, à moins qu’ils n’aient été enlevés par l’EI ou par un autre groupe.

Wafa Mustafa © 2020 Getty Images

Ce jour de juillet 2020, les Syriens qui ont visité le mémorial improvisé mis en place par Wafa Mustafa sont repartis en pleurs, selon Alexander Dünkelsbühler du cabinet Clifford Chance, qui observait le procès.

Un grand nombre de personnes ont été victimes de disparitions forcées en Syrie, la plupart dans des centres de détention. Certaines de ces personnes ont réapparu et ont retrouvé leurs familles. D’autres n’ont jamais donné signe de vie.

Le père de Wafa Mustafa l’a emmenée à sa première manifestation quand elle avait 9 ou 10 ans, a-t-elle dit à Human Rights Watch. Quand les manifestations contre le régime ont commencé en 2011 à Damas, elle y a aussitôt participé. « La question ne se posait même pas », a-t-elle dit.

Peu après l’arrestation de son père dans sa ville d’origine, Wafa et sa sœur ont également été arrêtées par des officiers syriens, mais à Damas, a-t-elle précisé. Elles ont été rapidement remises en liberté et, peu après, elles se sont enfuies du pays. Wafa Mustafa s’est séparée de sa famille et est arrivée en Allemagne en 2016.

On est sans nouvelles du père de Wafa Mustafa depuis un peu plus de 8 ans. Chaque matin, elle affiche sur Twitter le nombre de jours écoulés depuis sa disparition. « Je ne suis pas sûre que cela paraisse très sain, mais tout ce que je fais dans ma vie est centré sur mon père », a-t-elle dit.

Elle se sert de l’attention médiatique créée par le procès pour rappeler au monde que des gens sont toujours victimes de disparitions forcées en Syrie et que, dix ans après le début du conflit, la communauté internationale ne peut pas continuer à entendre parler d’atrocités commises en Syrie et ne rien faire. Elle a un rôle à jouer pour faire cesser les abus – y compris par la remise en liberté des détenus politiques.

« Il y a encore des gens que nous pouvons sauver » d’une mort sous la torture ou de contracter le Covid-19 en prison, a affirmé Wafa Mustafa. Y compris, espère-t-elle, son père.

Samaa Mahmoud est également en deuil d’un proche disparu, son oncle Hayan. Son père, Hassan Mahmoud, est partie civile en tant que victime au procès d’Anwar R. et, à l’audience, il a accusé ce dernier d’avoir torturé son frère, Hayan, qui a été victime d’une disparition forcée en 2012. Lors de sa déposition, Hassan Mahmoud a affirmé avoir entendu dire que Hayan avait été emmené à la Branche 251 et qu’il était mort là-bas.

Saama Mahmoud © 2021 Avec la permission de Samaa Mahmoud

Samaa Mahmoud a fui la Syrie quand elle était encore enfant et est arrivée en 2015 en Allemagne, où elle fait actuellement des études d’assistante sociale dans une université allemande. Elle est fière de son père pour sa lutte au nom de Hayan, et pour ses déclarations publiques sur les deux arrestations qu’il a lui-même subies., a-t-elle dit à Human Rights Watch. Son père n’a lui-même pas été détenu à la Branche 251, a ajouté Samaa Mamoud. Elle lit tous les articles sur le procès, mais elle n’y a pas assisté en personne. « Psychologiquement, je ne peux pas », a-t-elle dit.

Le fait que d’anciens détenus soient en mesure de se confronter à Anwar R. au tribunal, dit-elle, « est vraiment quelque chose qui donne de l’optimisme. » Elle pense que le procès « va changer nos vies, ne serait-ce qu’un petit peu, mais pour le mieux. »

b. « Le chemin de Damas doit être tracé »

Après plus d’un an et demi d’audiences, et notamment les dépositions de plus de 60 témoins, le procès d’Anwar R. doit s’achever en janvier.

Ni la noirceur des témoignages – notamment des récits de première main d’actes de torture ou des descriptions de fosses communes – ni l’éloignement de la ville de Coblence n’ont découragé certains Syriens de venir assister au procès.

Khaled Rawwas a assisté à 11 audiences du tribunal jusqu’à juillet 2020. Cet ingénieur en mécanique affirme avoir été arrêté deux fois en Syrie pour avoir manifesté (il n’a jamais été amené à la Branche 251) et il s’est enfui du pays en 2013. Il vit depuis cinq ans en Allemagne, où il travaille dans la construction navale.

« Il fut un temps où j’étais détenu, et où j’ai subi des interrogatoires qui ne ressemblaient pas du tout à la manière dont Anwar R. était interrogé » au tribunal, a déclaré Rawwas à une chercheuse de Human Rights Watch. « À vrai dire, j’étais un peu envieux » en voyant comment Anwar R. était traité au tribunal de Coblence, comment ses droits étaient protégés, a-t-il dit.

Khaled Rawwas © 2020 Getty Images

Rawwas nous a décrit sa propre expérience dans une salle de tribunal en Syrie : « Cela a duré deux minutes. Le juge m’a posé une seule question. »

Pour lui, un point fort du procès a été la déclaration d’ouverture du procureur allemand, dans laquelle il a défini les manifestations de 2011 en Syrie et le conflit qui s’en est suivi comme étant « une révolution. »

« Pour moi, c’est quelque chose d’énorme », a déclaré Rawwas. Pour le procureur, ce qu’il s’est passé en Syrie n’était pas une guerre civile, mais « une révolution contre un système corrompu. »

Rawwas nous a déclaré que le fait que le procès se tenait en Allemagne, plutôt qu’en Syrie, a été « une sorte de brise-cœur. »

« Mais », a-t-il ajouté, « au moins cela a été le début de quelque chose. » Pour les victimes de violences ou de la répression, comme lui, et pour d’autres aussi.

Mokhtar (pseudonyme), un ressortissant syrien, gère un petit restaurant en Allemagne. Il y a des tables et des chaises de bois, et des photos de Syrie accrochées aux murs. Des tomates et des concombres derrière le comptoir ; des falafels cuisent dans une poêle, dans un grand bruit de friture. Le menu comprend des sandwiches makali, mais aussi des pizzas et des frites.     

Mokhtar n’est pas impliqué dans le procès d’Anwar R. et n’a pas été détenu en Syrie, a-t-il dit à Human Rights Watch. Il est parti après avoir assisté à un massacre, a-t-il précisé. Cela a pris deux ans, mais le gouvernement allemand a fini par lui octroyer l’asile.

Tout d’abord, l’idée d’ouvrir un restaurant n’était qu’une « blague » entre amis, a-t-il dit. Après tout, il n’avait que 1 000 euros. Mais il a emprunté de l’argent à des amis et, peu après, a ouvert l’établissement. « Un an et demi plus tard, j’avais entièrement remboursé tout le monde », a-t-il dit. Aujourd’hui, il envoie 20 % de ses gains à des personnes nécessiteuses à Idlib et à Damas.

James Rodehaver, de l’ONU, affirme que « le chemin de Damas doit encore être tracé. » Et ce chemin pourrait bien passer par Coblence. Le procès d’Anwar R. est, selon Rodehaver, « la première pierre » posée en vue de rebâtir la justice en Syrie.

Lorsqu’il pense à Damas, sa ville d’origine, Mokhtar, le patron de restaurant, déclare qu’il ressent une certaine fierté : « Je suis fier de notre révolution et je suis fier de mes compatriotes qui, miraculeusement, ont tenu tête à un dictateur. »

En outre, le procès constitue un signal à l’adresse d’autres responsables et agents du gouvernement syrien. « Même s’ils s’enfuient jusqu’au bout du monde, quelqu’un les retrouvera », a-t-il ajouté. « Et cela me rend très heureux. » 

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Remerciements

Cet essai est le fruit d'une collaboration entre les équipes Justice internationale, Moyen-Orient et Afrique du Nord, et Médias de Human Rights Watch. Nous souhaitons exprimer notre reconnaissance envers toutes les personnes qui ont accepté d’être interviewées pour cet essai, en particulier tou·te·s les Syrien·ne·s qui nous ont fait part de leur expérience. Human Rights Watch souhaite également remercier le cabinet d’avocats international Clifford Chance, en particulier son bureau de Francfort qui a suivi le procès de Coblence pendant presque deux ans. Caroline Kittelmann, Alexander Suttor et Alexander Dünkelsbühler nous ont apporté une aide précieuse. Le travail mené par Human Rights Watch au sujet de l’application en Allemagne du principe juridique de compétence universelle bénéficie du soutien financier de la fondation Deutsche Postcode Lotterie, du cabinet Clifford Chance et de la Fondation de Hambourg pour la promotion de la science et de la culture (Hamburger Stiftung zur Förderung von Wissenschaft und Kultur). 

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