Lettre adressée à M. Josep Borrell, Vice-président de la Commission européenne et Haut Représentant de l'UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, ainsi qu'aux Ministres des Affaires étrangères des États membres de l’UE
Monsieur le Haut Représentant et Vice-Président,
Mesdames et Messieurs les Ministres des Affaires étrangères des États membres de l’UE,
Nous vous écrivons pour demander instamment à l'Union européenne et à ses États membres de mettre pleinement en œuvre les sanctions ciblées qui ont été imposées à l'encontre des dirigeants de la junte militaire au Myanmar responsable de graves abus, et d'adopter de toute urgence des sanctions supplémentaires à l'encontre d'autres responsables militaires et d'entreprises appartenant à l'armée.
Depuis le coup d'État du 1er février 2021, l'armée du Myanmar a réagi avec une brutalité croissante aux manifestations nationales réclamant le rétablissement de la démocratie. Les forces de sécurité ont tué plus de 550 personnes, dont au moins 45 enfants parfois âgés d'à peine cinq ans, et ont arrêté environ 2 700 activistes, fonctionnaires et responsables politiques. Des centaines de personnes ont été victimes de disparition forcée, ce qui pourrait constituer un crime contre l'humanité.
Au cours des dernières semaines, l'armée a fait preuve d'un mépris flagrant pour la vie humaine, ce qui caractérise sa stratégie depuis des décennies. Dans des vidéos tournées dans les villes et villages du pays, on peut voir des soldats abattre des enfants sur des motos, battre brutalement des secouristes et tirer à balles réelles sur des médecins manifestant pacifiquement.
En réponse aux meurtres de plus de 100 civils par les forces du Myanmar le 27 mars, le Haut Représentant de l'UE, Josep Borrell, a déclaré : "Nous continuerons à utiliser les mécanismes de l'UE, y compris les sanctions, pour cibler les auteurs de cette violence, et ceux qui sont responsables du retour en arrière sur le chemin de la démocratie et de la paix au Myanmar."
Nous saluons cet engagement et demandons instamment que de telles actions soient entreprises de manière globale et sans délai. Concrètement, nous demandons à l'UE de sanctionner de toute urgence les conglomérats Myanmar Economic Holdings Limited (MEHL) et Myanmar Economic Corporation (MEC). Il devrait s'agir d'une décision claire et évidente pour l'UE, car il s'agit des mêmes entreprises d'État que l'UE a sanctionnées pour les abus commis pendant la période antérieure du régime militaire ; les filiales et les directeurs de MEHL et MEC ont déjà fait l'objet de sanctions de l'UE et cela devrait de nouveau être le cas. Ces deux conglomérats génèrent d'énormes revenus sans aucune surveillance ou réglementation efficace, offrant ainsi aux militaires d'immenses profits et une très grande influence.
L'UE et ses partenaires internationaux devraient également prendre des mesures pour bloquer les paiements au Myanmar provenant de son lucratif secteur pétrolier et gazier. La richesse gazière est la plus grande source de revenus de l'armée ; en réduire l'accès influerait de manière significative sur ses calculs. L'UE, ainsi que les États-Unis, le Royaume-Uni, la Thaïlande, Singapour et d'autres gouvernements, devraient concevoir des mesures visant à bloquer les paiements à la junte et aux entreprises d'État provenant de projets pétroliers et gaziers financés par l'étranger.
Les États-Unis et le Royaume-Uni ont déjà imposé des sanctions contre MEHL et MEC, et les deux entreprises ont également été identifiées dans un rapport de 2019 des Nations unies comme fournissant des revenus substantiels aux responsables de crimes contre l'humanité contre les musulmans rohingyas. Il est crucial que l'UE se joigne à ses partenaires internationaux et impose des sanctions ciblées avec un maximum de coordination pour mettre le plus de pression possible sur l'armée du Myanmar et ses dirigeants. Si les sanctions sont appliquées avec fermeté dans différentes juridictions, l'impact économique direct sur les personnes et entités ciblées sera plus important.
Les sanctions précédentes ont joué un rôle tangible en faisant pression sur l'armée pour qu'elle s'engage dans le processus de réforme qui a conduit à des avancées en matière de respect des droits humains et à la tenue d'élections. Mais l'engouement international autour du passage à un système de gouvernement civil partiel a inutilement relâché la pression nécessaire pour pousser le processus plus loin et plus vite. En avril 2012, Human Rights Watch avait recommandé que tout assouplissement des sanctions soit entrepris lentement, et uniquement en réponse à des mesures significatives et spécifiques en faveur des réformes et de la protection des droits. "Les sanctions contre les principaux dirigeants en uniforme des forces armées devraient être maintenues", avions-nous insisté, ainsi que les restrictions sur les industries extractives qui sont "monopolisées par les militaires, gérées d'une manière qui alimente la corruption, et ont pour effet d'accroître l'autonomie et l'impunité des militaires." Malheureusement, le Conseil de l'UE a rapidement annoncé qu'il suspendait toutes les restrictions sur le Myanmar, à l'exception de l'embargo sur les armes, "afin de saluer et d'encourager le processus de réforme", tout en précisant qu'il "suivrait de près la situation sur le terrain."
Nous pensons que le renouvellement des sanctions ciblées de la manière la plus coordonnée possible - et leur application rigoureuse - aura un impact. La situation économique de l'armée du Myanmar n'est pas la même qu'au cours des périodes précédentes de régime militaire. Les intérêts financiers et les relations de l'armée sont moins isolés et plus intégrés dans l'économie mondiale, ce qui offre des possibilités encore plus grandes pour que les sanctions soient efficaces.
Le peuple du Myanmar se retrouve une fois de plus face aux balles de l'armée, mais il poursuit courageusement sa lutte, sans relâche. La condamnation de l'UE et les efforts pour faire progresser la reddition de comptes et la justice pour les abus graves, généralisés et systématiques de la junte militaire sont bienvenus et importants, mais les déclarations et les mesures partielles ne suffisent pas. Des sanctions supplémentaires sont nécessaires de toute urgence. Il est primordial de montrer à la junte militaire du Myanmar que ses crimes odieux ont des conséquences immédiates et à long terme.
Nous nous tenons à votre disposition pour échanger avec vous sur le sujet.
Nous vous prions de bien vouloir agréer l'expression de nos respectueuses salutations.
Lotte Leicht
Directrice UE
Human Rights Watch
Brad Adams
Directeur, Division Asie
Human Rights Watch
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