Résumé
Le barrage de Souapiti, qui devrait à terme fournir 450 mégawatts après sa mise en service en septembre 2020, est le projet d’énergie hydraulique le plus avancé parmi plusieurs nouveaux projets planifiés par le gouvernement du président guinéen Alpha Condé. Le gouvernement guinéen estime que l’énergie hydraulique peut accroître considérablement l’accès à l’électricité, dans ce pays où seule une fraction de la population peut y accéder de façon fiable.
La production par le barrage de Souapiti, néanmoins, a un coût humain. Le réservoir du barrage va entraîner le déplacement d’environ 16 000 habitants de 101 villages et hameaux. Fin 2019, le gouvernement guinéen avait déplacé 51 villages et, selon ses déclarations, il prévoyait de réaliser les réinstallations restantes en un an. Forcées à quitter les habitations et les terres de culture de leurs ancêtres, dont une grande partie est déjà inondée ou en passe de l’être, les communautés déplacées ont du mal à nourrir leurs familles, à rétablir leurs moyens de subsistance et à vivre dignement.
Le projet de Souapiti met en lumière le soutien de la Chine à l’énergie hydraulique dans le monde ainsi que le rôle des investissements chinois dans des projets d’infrastructure de grande échelle en Afrique. La China International Water and Electric Corporation (CWE) — filiale en propriété exclusive de l’entreprise publique chinoise Three Gorges Corporation, deuxième constructeur de barrage au monde — construit le barrage et elle en sera la détentrice et l’opératrice conjointement avec le gouvernement guinéen.
Le barrage de Souapiti fait aussi partie du projet « Initiative Ceinture et route » (Belt and Road Initiative, BRI) de la Chine, qui consiste à investir plus d’un trillion de dollars US dans des infrastructures situées dans quelque 70 pays et qui a soutenu d’importants projets hydroélectriques en Afrique, en Asie et en Amérique latine. La banque publique chinoise d’export-import (China Eximbank) a prêté plus de 150 milliards de dollars US (plus d’un trillion de yuans) pour soutenir les projets BRI et finance le barrage de Souapiti par le biais d’un prêt de 1,175 milliard de dollars US. En réponse aux critiques que soulève l’impact environnemental et social des projets BRI, le président chinois Xi Jinping a promis en avril 2019 que les projets BRI soutiendrait « un développement ouvert, propre et écologique ».
Ce rapport décrit les impacts du barrage de Souapiti sur l’accès des populations déplacées aux terres, à l’alimentation et aux moyens de subsistance. Il se fonde sur plus de 90 entretiens avec des personnes déjà déplacées, des communautés qui doivent l’être et des villages sur les terres desquelles ces personnes sont réinstallées, ainsi qu’avec des chefs d’entreprise et des responsables gouvernementaux engagés dans le processus de réinstallation. Il formule des recommandations quant à la façon d’améliorer les réinstallations à l’avenir, et décrit les voies de recours dont les communautés déjà déplacées ont besoin.
Le processus de réinstallation de Souapiti est le plus important que connaisse la Guinée depuis son indépendance. Les personnes déplacées sont déjà, pour la plupart, extrêmement pauvres : selon les estimations tirées d’une évaluation de 2017, le revenu quotidien moyen dans cette région est de 1,18 dollar US par personne. Le barrage, s’il avait été construit selon les plans initiaux, aurait causé le déplacement de 48 000 personnes, mais l’agence gouvernementale qui supervise les déplacements, dénommée « Projet d’aménagement hydroélectrique de Souapiti » (PAHS), a décidé de réduire sa hauteur et donc la taille de son réservoir afin de faire diminuer le nombre de personnes à réinstaller.
Les habitants déplacés à cause du barrage sont réinstallés dans des maisons en béton situées sur des terrains cédés par d’autres villages. À ce jour, ils n’ont pas obtenu les titres fonciers attachés à leurs nouvelles terres, ce qui engendre, pour l’avenir, un risque de conflit foncier entre les familles déplacées et les communautés hôtes. Les déplacements rompent des liens sociaux et culturels de longue date entre les familles vivant dans cette région. « Dans notre culture, les liens sociaux et familiaux sont essentiels », a expliqué un habitant déplacé. « Des familles élargies sont déchirées. À chaque fois que nous avons quelque chose à fêter ou que nous devons faire un deuil en famille, la distance se fait sentir. »
Les moyens de subsistance des communautés sont en outre menacés par les inondations causées par le réservoir de Souapiti, qui touchent de vastes zones de terres agricoles. Le réservoir du barrage va en définitive inonder 253 kilomètres carrés de terres. Selon les estimations, cette surface inclut 42 kilomètres carrés de cultures et il y pousse plus de 550 000 arbres fruitiers. Un document de projet de 2017 avertissait sans ambages : « Les populations déplacées auront en général des terres moins favorables que celles qu’elles cultivent depuis plusieurs générations ».
Des dizaines d’habitants déplacés ont déclaré à Human Rights Watch qu’ils éprouvaient déjà des difficultés à nourrir adéquatement leurs familles. « Les gens ont faim ; parfois, je ne mange pas pour pouvoir nourrir mes enfants », a confié une femme déplacée du village du district de Tahiré en 2019. Les habitants de plusieurs villages ont affirmé qu’avant leur déplacement, ils cultivaient leur propre nourriture, alors qu’à présent, ils devaient trouver assez d’argent pour l’acheter sur les marchés locaux. « Maintenant que nous n’avons plus nos champs, nous vendons peu à peu notre bétail afin de joindre les deux bouts », a livré un éleveur et agriculteur local. « Nous sommes fragiles comme des œufs à cause de la souffrance qui règne ici », a estimé un leader communautaire réinstallé en 2019. « Ce n’est que grâce à Dieu que nous survivons. »
Les représentants du PAHS ont reconnu que les déplacements constituaient une menace pour les moyens de subsistance des communautés. « Lorsque l’on déplace un village, on casse la chaine de vie qu’il faut tenter de rétablir », a expliqué le directeur environnement et développement durable du PAHS. Le PAHS a affirmé vouloir ramener les communautés vers un niveau de vie égal ou supérieur à celui dont elles bénéficiaient avant leur réinstallation. Bien qu’il n’offre pas de terrains agricoles de substitution aux populations déplacées, il a affirmé qu’il les aiderait à cultiver leurs terrains restants de façon plus intensive et à trouver de nouvelles sources de revenus comme la pêche ou l’élevage.
Les habitants déplacés, cependant, n’ont encore reçu aucune assistance de ce type. « Nous ne demandons rien d’extraordinaire. Préparer le terrain pour que nous puissions poursuivre nos activités, une zone de pâturage pour élever notre bétail. Tenir les promesses qui ont été faites », a affirmé le président du district de Tahiré, qui englobe plusieurs villages réinstallés en juin 2019.
Les normes internationales en matière de droits humains exigent que les populations réinstallées disposent d’un accès immédiat aux sources de subsistance, et que les sites de réinstallation prévoient un accès aux possibilités d’emploi. Les plans d’action préparés en 2015 et 2017 pour piloter la réinstallation recommandaient que le PAHS commence son travail sur les programmes de restauration des moyens de subsistance dès le début de la construction du barrage, en 2015. Cependant, fin 2019, le PAHS n’avait toujours pas commencé à mettre en œuvre les mesures de rétablissement de moyens de subsistance, et les populations déplacées ne recevaient aucune assistance pour les aider à restaurer leurs vies agricoles anciennes. Le PAHS a affirmé à Human Rights Watch qu’« [il] est en train de redoubler d’efforts pour investir sur la restauration des moyens de subsistance dans les prochains mois, et ce, pour les années à venir ».
Le PAHS a souligné qu’à court terme, le gouvernement a fourni une assistance alimentaire (deux livraisons de riz durant une période de six mois et des espèces pour couvrir les besoins essentiels de base) aux familles déplacées. « Cela aide les gens à se remettre sur pied », a ajouté un représentant du PAHS. Mais les habitants ont répliqué qu’étant donné le temps qu’il faudrait pour trouver de nouveaux moyens de subsistance, cela ne suffisait pas. « Nous avons consommé l’aide distribuée en un peu plus d’un mois à peine », a précisé le père d’une famille de cinq enfants qui a dû quitter Warakhanlandi pour être réinstallée en juin 2019. Les normes internationales recommandent que les communautés déplacées reçoivent une assistance jusqu’à ce qu’elles atteignent les niveaux de vie qui étaient les leurs avant leur réinstallation.
Le PAHS a également affirmé offrir aux habitants une indemnisation pour les arbres et les cultures qui poussaient sur les terrains inondés, mais il ne fournit aucun paiement compensant la valeur du terrain lui-même. Par conséquent, ni les terres en jachère des agriculteurs pratiquant la rotation des cultures ni les terrains de pâturage n’ont fait l’objet d’indemnisations.
Le manque de transparence du processus d’indemnisation et le manque d’informations adéquates sur le mode de calcul des indemnités attisent également le mécontentement lié aux sommes versées. Certains habitants ont dit n’avoir encore reçu aucune indemnité. D’autres ont affirmé avoir été indemnisés pour leurs cultures pérennes, telles que les arbres fruitiers, mais n’avoir rien reçu pour leurs cultures annuelles telles que le riz ou le manioc. « Le gouvernement nous a donné ce qu’il voulait. Nous avons accepté l’argent sans négocier parce que nous ne connaissions pas la valeur de nos ressources », a déploré un chef de village. Plusieurs femmes ont ajouté que la majorité des indemnisations a été payée aux pères de famille ou aux personnes endossant la fonction de leader communautaire, les femmes n’ayant donc qu’un rôle limité concernant l’utilisation de l’argent.
Dans tous les villages visités par Human Rights Watch, les habitants ont raconté qu’ils s’étaient plaints auprès des représentants du PAHS ou de l’administration locale concernant le processus de réinstallation, mais qu’ils n’avaient reçu aucune réponse, ou que les réponses qui leur avaient été faites étaient sans rapport avec leurs préoccupations. « Quelqu’un vous dit de transmettre [votre réclamation] à un tel. Ils vous demandent d’attendre. Il y a son supérieur, aussi. À qui sommes-nous supposés nous adresser ? », s’est interrogé un leader communautaire du district de Konkouré. Le PAHS a confié à Human Rights Watch qu’il avait « pris du retard » dans la mise en place d’une politique officielle relative aux réclamations, et qu’il ne l’avait fait qu’en septembre 2019, alors que 50 villages avaient déjà été déplacés. Le PAHS n’a pas fourni d’explications concernant ce retard. En décembre 2019, 110 réclamations avaient déjà été soumises au nouveau mécanisme de plainte.
Le PAHS a précisé que pour les réinstallations à venir, des accords sont en cours de négociation avec les communautés, afin de stipuler les responsabilités du PAHS durant le processus. Cette démarche pourrait en principe aider à clarifier les droits des personnes déplacés, mais dans l'accord transmis par le PAHS à titre d'exemple, les obligations de ce dernier sont résumées en un seul paragraphe, et les questions clés telles que la pénurie de terres cultivables et l'appui à la restauration des moyens de subsistance ne sont pas abordées de façon détaillée. Le PAHS devrait aussi garantir qu’avant de signer les accords, les habitants auront pu consulter des conseillers juridiques indépendants, choisis par leurs soins.
Par ailleurs, pour résoudre les problèmes de fond que rencontrent les villages déjà réinstallés, le PAHS devrait négocier des accords avec les ménages déjà déplacés, décrivant comment le PAHS traitera les questions d’accès aux terres et aux moyens de subsistance, ainsi que toute autre question liée à la qualité des logements et des infrastructures sur les sites de réinstallation. Le PAHS devrait également examiner les indemnités versées jusque-là et expliquer clairement comment elles ont été calculées. Tout paiement insuffisant devrait être immédiatement complété.
Le processus de réinstallation défectueux lié à la construction du barrage de Souapiti prouve également la nécessité, pour les sociétés chinoises, les banques chinoises et leurs ministères tutelle, de garantir que les projets BRI et les autres investissements chinois à l’étranger respectent les droits humains. CWE, dans un message électronique adressé à Human Rights Watch, a affirmé que le processus de réinstallation est à la charge du gouvernement de la Guinée mais a ajouté qu’en tant qu’actionnaire dans le projet de Souapiti, la compagnie, « participe à la réinstallation et joue un rôle de superviseur. » CWE, ainsi que China Eximbank, devraient utiliser leur influence afin d’assurer que les représentants du PAHS apportent des réponses aux problèmes soulevés dans le présent rapport.
Enfin, d’autres projets hydrauliques se pointant à l’horizon, le processus de réinstallation lié au barrage de Souapiti devrait alerter le gouvernement guinéen sur la nécessité de se doter d’une réglementation et d’une procédure de supervision plus solides. Le gouvernement devrait, après consultation avec la société civile et les communautés impactées, rédiger et adopter des réglementations qui définissent clairement les droits de quiconque perd l’accès à son terrain ou est réinstallé en raison de projets de développement de grande ampleur. « Nous quittons notre maison pour le développement de la Guinée », a résumé un leader communautaire du centre de Konkouré pour Human Rights Watch. « Nous voulons que le gouvernement nous aide, sinon, nous allons souffrir. »
Recommandations
Au Projet d’Aménagement Hydroélectrique de Souapiti (PAHS) :
- Fournir aux personnes déplacées une assistance immédiate
- Évaluer en urgence la sécurité alimentaire des personnes déplacées à cause du barrage de Souapiti.
- S’engager à fournir une aide alimentaire et financière directe aux personnes déplacées jusqu’à ce que leurs moyens de subsistance reviennent, au minimum, à leur niveau antérieur au déplacement.
- Surveiller et protéger l’accès à l’eau pour les personnes déplacées et les habitants des communautés hôtes, notamment en construisant davantage de forages et en réparant ceux qui sont endommagés.
- Accroître l’accès aux informations relatives aux réinstallations
- Publier toutes les versions du plan d’action relatif aux réinstallations, du plan de gestion environnementale et sociale et de l’étude d’impact environnemental et social. Traduire les résumés et les rapports intégraux au niveau des communautés dans les langues locales, publier les documents en ligne et les afficher dans les bâtiments publics et dans tous les lieux fréquentés par les communautés touchées, notamment les préfectures et sous-préfectures. Régulièrement résumer oralement les contenus des documents clés relatifs au projet, en langues locales, lors des réunions publiques avec les personnes déplacées.
- Garantir que toutes les évaluations des risques et des impacts incluent une analyse des droits humains, en particulier concernant les questions de réinstallations soulevées dans ce rapport.
- Négocier équitablement et décrire les droits des habitants durant la réinstallation
- Offrir aux personnes déplacées et aux habitants des communautés hôtes un accès à une représentation juridique gratuite et indépendante auprès d’un professionnel de leur choix avant, pendant et après la réinstallation.
- Pour les réinstallations à venir, et avant le déplacement lui-même, signer des accords avec les habitants, où sont décrites de façon bien plus détaillée les prestations que ces derniers recevront avant, pendant et après leur réinstallation. Garantir que les habitants comprennent pleinement le contenu de ces accords et leurs droits au moment de leur négociation.
- Pour les communautés réinstallées avant septembre 2019, négocier et signer des accords avec les habitants déplacés, décrivant les mesures que le PAHS prendra afin d’améliorer les sites de réinstallation, les logements et d’autres éléments ayant une incidence sur la réinstallation, tels que l’accès aux terres et le rétablissement des moyens de subsistance. Garantir que les habitants comprennent pleinement le contenu de ces accords et leurs droits au moment de leur négociation.
- Fournir de la documentation écrite au niveau des communautés, notamment aux chefs de village, aux femmes et aux leaders des jeunes, concernant les conditions énoncées dans les accords conclus entre les communautés touchées et le projet, ainsi que les procès-verbaux des réunions de consultation et de négociation avec les communautés.
- Respecter les droits coutumiers relatifs aux terres et garantir que les personnes déplacées reçoivent une indemnisation équitable et conforme au marché pour leurs terres, leurs cultures et leurs autres biens
- Avant la réinstallation, délimiter les droits fonciers coutumiers des familles et des communautés des villages à réinstaller et des villages hôtes.
- Fournir aux personnes réinstallées et aux habitants des villages hôtes les titres fonciers ou d’autres droits juridiques fonciers sécurisés pour les terres acquises au cours de la réinstallation, ainsi que pour les terres qui leur restent.
- Fournir une indemnisation financière pour les terres (y compris celles qui sont détenues en vertu du droit coutumier) inondées ou devenues inaccessibles à cause du barrage de Souapiti, de son réservoir ou des infrastructures connexes. Garantir que les indemnisations sont conformes à la valeur réelle des terres. Réétudier les indemnisations versées aux personnes déjà déplacées afin de garantir leur conformité avec ce principe.
- Garantir la transparence des règles d’indemnisation, ainsi que leur application en bonne et due forme pour l’ensemble des communautés touchées. Concernant les ménages devant être déplacés, leur expliquer avant la réinstallation la méthode d’indemnisation proposée, ainsi que le mode de calcul des indemnisations.
- Fournir de la documentation écrite aux hommes et aux femmes de chaque ménage concernant l’indemnisation et le processus d’inventaire. Indiquer dans cette documentation écrite : le nombre d’éléments inventoriés ; la valeur de chaque élément inventorié ; la méthode permettant de calculer la valeur de chaque élément inventorié ; le montant total de l’indemnisation ; la date de paiement de l’indemnisation ; et la méthode de paiement.
- Pour compléter la documentation écrite, fournir des explications claires, en langues locales, aux hommes et aux femmes déplacés ne sachant pas lire concernant la base et la valeur du paiement des indemnisations.
- Garantir que le mécanisme de réclamation (décrit ci-après) prévoit une procédure permettant de contester le décompte ou l’évaluation des maisons, des cultures et des arbres qui est réalisé dans le cadre du projet, ainsi que le montant des indemnisations accordées.
- Garantir que toutes les personnes indemnisées possèdent les documents d’identité nécessaires aux fins d’effectuer des retraits bancaires et les moyens financiers leur permettant de se rendre à la banque.
- Garantir que les moyens de subsistance des personnes déplacées soient rétablis, au minimum, à leur niveau d’avant la réinstallation
- Élaborer et négocier avec les communautés déplacées, puis rendre public, un plan exhaustif de rétablissement des moyens de subsistance qui inclut une matrice d’octroi de droits décrivant les services mis à la disposition des personnes déplacées ; les critères d’admissibilité précisant qui a accès à ces services ; un calendrier de mise en œuvre ; et un système de suivi de l’efficacité du programme.
- Garantir que les personnes déplacées, les leaders communautaires, les autorités locales, la société civile et des experts bien informés des conditions locales participent à la conception des activités de rétablissement des moyens de subsistance au niveau de la communauté.
- Intégrer au plan de rétablissement des moyens de subsistance des observations indiquant comment les personnes déplacées peuvent accéder aux terres agricoles dont elles ont besoin pour retrouver leurs moyens de subsistance. Ceci pourrait nécessiter un nouveau cycle de négociations entre les habitants déplacés et les communautés hôtes, sous la houlette et la supervision du PAHS, concernant la possibilité, pour les habitants déplacés, d’accéder adéquatement aux terres agricoles.
- Assurer le suivi des programmes de rétablissement des moyens de subsistance pour établir dans quelle mesure ils améliorent la situation économique et le niveau de vie des personnes déplacées, au moins au cours des cinq ans suivant leur réinstallation. Apporter une assistance supplémentaire aux ménages ou aux communautés dont les niveaux de vie ne se sont pas améliorés.
- Garantir aux femmes un accès adéquat aux mesures de rétablissement des moyens de subsistance.
- Élaborer des mécanismes de réclamation effectifs
- Élaborer un mécanisme de réclamation clair et transparent, conforme avec les principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits humains, permettant aux habitants et aux personnes en attente de réinstallation de déposer des réclamations qui seront examinées et traitées rapidement et de façon impartiale. Informer de façon régulière les populations touchées sur l’existence du mécanisme de réclamation et sur la procédure à suivre pour déposer une réclamation.
- Renforcer la supervision du processus de réinstallation
- Faire auditer annuellement le processus de réinstallation par un organisme indépendant afin de repérer les manquements aux lois et normes applicables et de formuler des recommandations d’amélioration. Publier les rapports d’audit.
Au gouvernement de la Guinée :
- Garantir que tous les projets de barrages hydroélectriques actuels et futurs respectent la directive de la CEDEAO relative au développement d’infrastructures hydrauliques en Afrique de l’Ouest.
- Rédiger et adopter des lois ou des réglementations décrivant la procédure à suivre pour réinstaller et indemniser les personnes qui perdent des terrains en raison de projets de développement à grande échelle, qu’il s’agisse de terrains agricoles ou destinés à l’habitat. Ces réglementations doivent être élaborées en consultation avec la société civile et les communautés touchées.
- Dans le cadre d’une procédure plus large de réforme foncière, et avec la participation des groupes de la société civile et des communautés touchées, prendre de toute urgence des mesures afin de recenser, garantir et délimiter les droits fonciers coutumiers, en particulier dans les zones où des projets de développement à grande échelle sont planifiés. Garantir les droits fonciers coutumiers signifie donner aux individus et aux communautés la possibilité de les faire valoir devant un tribunal.
- Garantir que, si des terres sont acquises dans le cadre de projets d’infrastructures énergétiques ou autre de grande ampleur, des indemnisations justes sont versées, y compris aux familles et aux communautés dotées de droits fonciers coutumiers, et que les acquisitions de terrains n’ont pas d’impact négatif sur les moyens de subsistance.
- Garantir que les futurs projets d’énergie hydraulique intègrent une procédure de diligence raisonnable en matière de droits humains.
- Évaluer les impacts sociaux, environnementaux et sur les droits humains cumulés des différents projets d’énergie hydraulique planifiés en Guinée, y compris les impacts potentiels des barrages sur les changements climatiques et l’impact de ces derniers sur la viabilité des barrages existants et prévus, et réévaluer les projets en fonction des conclusions de cette évaluation.
À China International Water and Electric Corporation (CWE) et à China Three Gorges Corporation (CTG):
- Garantir, pour tous les futurs projets d’énergie hydraulique, la réalisation d’évaluations des risques et de l’impact sur les droits humains assorties de mesures de prévention, d’atténuation et de correction.
- Superviser de façon plus rigoureuse la gestion, par le PAHS, du processus de réinstallation, notamment en rencontrant sa direction afin de discuter des problèmes recensés dans ce rapport ; en effectuant des visites régulières sur site ; et en exigeant un audit indépendant des politiques et procédures liées aux réinstallations dans le cadre du projet.
- Fournir une assistance financière et technique au PAHS afin de garantir que les réinstallations se fassent dans le respect des lois nationales, des normes de l’industrie en matière de réinstallations et du droit relatif aux droits humains.
À la Banque d’export-import de Chine :
- Garantir, pour les demandes de financement bancaire des projets de ce type, la réalisation d’évaluations des risques et de l’impact sur les droits humains assorties de mesures de prévention, d’atténuation et de correction.
- Superviser de façon plus rigoureuse les impacts des projets de construction — tels que le barrage de Souapiti — financés par la banque, notamment en rencontrant la direction du PAHS et de la CWE afin de discuter des problèmes recensés dans ce rapport.
- Dresser une liste des objectifs que le PAHS et la CWE doivent remplir concernant le processus de réinstallation, notamment :
- Communiquer aux communautés touchées, par écrit et oralement, l’intégralité du plan d’action relatif aux réinstallations à jour, les cadres d’indemnisation et un plan de rétablissement des moyens de subsistance ;
- Indemniser adéquatement les personnes ayant perdu des terres ;
- Élaborer un plan exhaustif de rétablissement des moyens de subsistance qui inclut une matrice d’octroi de droits décrivant les services mis à la disposition des membres des communautés ; les critères d’admissibilité précisant qui a accès à ces services ; un calendrier de mise en œuvre ; et un système de suivi de l’efficacité du programme ;
- Élaborer un mécanisme de réclamation effectif.
- Établir un calendrier des visites de site et consigner et évaluer les progrès réalisés au regard de ces objectifs.
Au gouvernement chinois :
- Enjoindre à la Commission publique de supervision et d’administration des biens (State Assets Supervision and Administration Commission) de réaliser un audit transparent du projet de Souapiti, et plus spécifiquement du processus de réinstallation.
- Élaborer un ensemble contraignant de réglementations afin de guider les opérations des sociétés chinoises à l’étranger, ainsi que des banques finançant des investissements à l’étranger, en prévoyant l’obligation, pour les sociétés chinoises, d’effectuer des vérifications de diligence raisonnable en matière de droits humains avant et pendant les opérations.
- Enjoindre à la Commission nationale des réformes et du développement (National Reform and Development Commission) et au ministère du Commerce de n’approuver que les projets d’investissements à l’étranger pour lesquels des vérifications rigoureuses de diligence raisonnable en matière de droits humains ont été réalisées.
- Modifier les critères d’arbitrage des investissements à l’étranger tels que les « mesures administratives pour les investissements des entreprises à l’étranger » (Administrative Measures for Outbound Investment by Enterprises), émises par la Commission nationale des réformes et du développement, et les « mesures administratives en matière d’investissements à l’étranger » (Administrative Measures on Outbound Investment ), émises par le ministère du Commerce, afin d’y inclure des normes relatives aux droits humains. En attendant la modification de ces mesures, garantir que la Commission nationale des réformes et du développement et le ministère du Commerce font appliquer les normes existantes et n’approuvent pas les investissements à l’étranger si ces normes ne sont pas respectées.
- Intégrer les normes relatives aux droits humains — en incluant des mentions spécifiques concernant les réinstallations — aux « mesures de supervision et d’administration des investissements à l’étranger des entreprises centrales » (Measures for the Supervision and Administration of Overseas Investment by Central Enterprises ), qui décrivent comment les entreprises publiques devraient fonctionner à l’étranger. En attendant la modification de ces mesures, garantir que la Commission publique de supervision et d’administration des biens fait appliquer les normes existantes, notamment en inspectant régulièrement les entreprises publiques opérant à l’étranger.
Aux bailleurs de fonds internationaux :
- Soutenir financièrement les groupes de la société civile indépendants et les organisations non gouvernementales afin qu’ils soient en mesure de porter assistance aux communautés touchées pendant et après le processus de réinstallation, notamment en les aidant à déposer des réclamations.
- Apporter une aide financière à l’acquisition de téléphones portables et aux déplacements, entre autres, à destination des chefs de village, des représentants des femmes et des leaders des jeunes afin de faciliter la communication entre les communautés touchées et le PAHS, la CWE et les organisations de la société civile.
Méthodologie
Le barrage de Souapiti, le projet d’énergie hydraulique le plus sophistiqué parmi ceux actuellement mis en œuvre en Guinée, donne à voir comment le gouvernement guinéen gère et supervise les réinstallations à grande échelle auxquelles il est nécessaire de procéder pour construire des barrages d’une telle dimension. Se fondant sur plus de 90 entretiens avec des habitants touchés par les réinstallations, ainsi qu’avec des responsables gouvernementaux et du secteur privé, ce rapport étudie l’impact des déplacements sur l’accès des communautés aux terres, à l’alimentation et aux revenus. Dans ce rapport, le terme « communauté » désigne les habitants d’un seul et même village qui partagent non seulement un espace géographique, mais également, entre autres, des liens sociaux et culturels de longue date.
Au-delà du processus de réinstallation, ce rapport ne traite pas des autres incidences que les barrages hydrauliques peuvent avoir sur les droits humains, tels qu’un accès à l’eau potentiellement limité pour les communautés vivant en aval du barrage. En raison de l’échelle des réinstallations — les plus importantes de l’histoire de la Guinée — et de l’éloignement des communautés concernées, il n’a pas été possible d’examiner à la fois la question des réinstallations et l’impact plus large du barrage.
Les communautés devant être réinstallées à cause du barrage de Souapiti sont réparties dans quatre préfectures : Dubréka, Kindia, Pita et Télimélé. Lorsque Human Rights Watch a entamé cette étude, cependant, pratiquement aucune information n’était à la disposition du public concernant le lieu spécifique des villages touchés, situés, pour beaucoup, le long de la route non pavée et crevassée reliant Kindia à Telimélé. Human Rights Watch a créé une carte des villages touchés en superposant une prédiction de la taille du réservoir du barrage à des images satellite montrant les villages et les sites de réinstallation dans la région. Cette carte a été élaborée à partir d'un modèle hydrologique de la profondeur et de l'étendue géographique prévues du réservoir du barrage de Souapiti, et un recoupement a été effectué avec la propre carte de l'Agence de Souapiti pour le même réservoir. L’examen du plan d’action de réinstallation de 2017 que le PAHS nous a envoyé en 2019 nous a ensuite apporté la confirmation que tous les villages que nous visitions devraient être réinstallés ou que des terres seraient abandonnées pour faire place au barrage. Human Rights Watch a également utilisé l’imagerie par satellite afin de surveiller la croissance du réservoir, vérifier les images provenant de médias sociaux, documenter les inondations de villages, et évaluer la qualité des sites de réinstallation en tant que lieux pouvant convenir aux personnes déplacées.
Ce rapport repose sur des recherches menées entre octobre 2018 et décembre 2019. Human Rights Watch a réalisé des entretiens dans les 15 localités suivantes des préfectures de Dubreka, Kindia et Télimélé :
- Huit villages dont les habitants avaient déjà été réinstallés en raison du barrage de Souapiti : Yabba (réinstallé en 2016), Koneta et Khoroya (en 2018), Tahiré Centre, Tanene, Warakhalandi, Woussi Ley Balla et Woussi Dow Banlal (tous en 2019) ;
- Trois villages dont la totalité ou une partie des ménages ont été réinstallés au cours de l’étude de Human Rights Watch : Bagueya, Bangouya Centre et Konkouré Centre (toutes les réinstallations concernant ces communautés ont eu lieu en 2019) ;
- Un village dont les habitants ne seront pas réinstallés, mais qui vont perdre des terres agricoles : Kounsima ;
- Trois villages « hôtes » sur les terres desquels des communautés ont été réinstallées ou vont l’être. Madina Kagneguiri, Mordiya et Kondonböf.
Dans la quasi-totalité des villages, Human Rights Watch a commencé par des entretiens collectifs avec les chefs des villages et d’autres membres de la communauté, chaque groupe comptant entre 4 et 20 participants. Les entretiens collectifs se sont généralement tenus dans les lieux de réunion des villages, souvent en plein air. Dans la plupart des communautés guinéennes, les entretiens collectifs sont nécessaires pour expliquer les objectifs de l’étude et obtenir des premières réponses d’une manière transparente et permettant de gagner la confiance de la communauté en question. Les leaders communautaires ont généralement décrit l’expérience de réinstallation de la communauté, mais il a ensuite été nécessaire d’interroger les habitants séparément afin de mieux comprendre leur expérience individuelle, en particulier celle des personnes – comme les femmes et les jeunes – qui sont sous-représentées au sein des structures de gouvernance de la communauté.
La vaste majorité des entretiens a été menée en langues locales peule et sousou, et directement traduite en français. Certains entretiens, notamment avec des représentants du gouvernement, ont été réalisés en français. Les chercheurs ont expliqué à toutes les personnes interrogées qu’elles pouvaient refuser de parler à Human Rights Watch si elles le souhaitaient.
Durant notre étude, nous avons rencontré à plusieurs reprises des représentants du PAHS, notamment le directeur environnement et développement durable. Nous avons en outre analysé les principaux documents liés au projet de barrage de Souapiti, en particulier la version de 2017 du plan d’action de réinstallation.
En novembre 2019, Human Rights Watch a envoyé au PAHS un résumé des premières conclusions de cette étude. La réponse du PAHS a été incluse au présent rapport. En janvier 2020, Human Rights Watch lui a demandé des informations complémentaires, et en février 2020, nous avons reçu une réponse. En mars 2020, nous avons envoyé une troisième lettre contenant le résumé de ce rapport ainsi que les recommandations qui y sont formulées. Human Rights Watch a également demandé par écrit à la China International Water and Electric Corporation, à la Banque d’export-import de Chine et à Tractebel de fournir leurs commentaires. Tractebel a répondu par courrier, et China International Water and Electric par email, mais nous n’avons pas reçu de réponse de China Eximbank. Toutes les réponses du PAHS à nos conclusions, ainsi que la lettre de Tractebel et l’email de China International Water and Electric, figurent en annexe de ce rapport.
Pour certaines de personnes, les noms et d’autres éléments d’identification n’ont pas été utilisés dans ce rapport afin de garantir qu’elles ne seront pas exposées à des actes de harcèlement ou de représailles en raison de leur volonté de communiquer des informations à Human Rights Watch.
I. Contexte
La Guinée, pays d’Afrique de l’Ouest riche en ressources, dont la population s’élève à environ 12,7 millions d’habitants, a un besoin urgent d’accès fiable à l’électricité.[1] En 2017, le taux d’accès à l’électricité y était d’environ 29 %, soit un taux inférieur à celui de la même année en Afrique subsaharienne, qui était de 43 %.[2] Si à Kaloum, centre administratif de Conakry, capitale guinéenne, l’approvisionnement en électricité est relativement fiable, de nombreux quartiers résidentiels ne sont souvent approvisionnés que quelques heures par jour.[3] En 2017, dans les zones rurales de la Guinée, seule une infime portion de 3 % de la population avait accès à l’électricité.[4]
L’accès fiable à l’électricité est essentiel pour que la population puisse exercer pleinement ses droits économiques et sociaux, en particulier en Guinée où, en avril 2019, un habitant sur deux vivait sous le seuil de pauvreté.[5] En 2018, la Banque mondiale indiquait que l’absence d’accès à l’électricité à travers le monde entier était « un obstacle fondamental au progrès (...), avec des conséquences tangibles sur un large éventail d’indicateurs du développement, notamment la santé, l’éducation, la sécurité alimentaire, l’égalité entre hommes et femmes, les moyens de subsistance et la réduction de la pauvreté ».[6]
Le gouvernement du président Alpha Condé, élu pour la première fois en 2010 et réélu en 2015, s’est engagé à recourir à l’énergie hydraulique afin d’améliorer l’accès à l’électricité.[7] En 2019, le président a déclaré qu’il souhaitait que la Guinée soit « le pays doté de la plus grande couverture électrique de la région » d’ici cinq ans, citant Souapiti parmi plusieurs autres barrages à construire.[8] Bien que la Constitution guinéenne de 2010 interdise à Condé de briguer un troisième mandat présidentiel, son gouvernement avait, au moment de la rédaction de ce rapport, amendé la constitution afin de lui permettre de lever les obstacles à sa candidature en 2020.[9] Des représentants de haut rang du parti au pouvoir (Rassemblement du Peuple Guinéen, ou RPG) ont déclaré à Human Rights Watch que les projets tels que le barrage de Souapiti, qui doit commencer à produire de l’électricité en 2020, illustrent les progrès réalisés dans ce pays sous la présidence de Condé.[10]
Le barrage de Souapiti se situe dans le bassin du fleuve Konkouré, à environ 115 kilomètres de Conakry.[11] À la fin des années quarante, avec le soutien d’Électricité de France, compagnie publique française d’électricité, les entreprises françaises ayant des intérêts en Guinée, qui était alors encore une colonie française, ont envisagé d’exploiter le fleuve Konkouré pour générer l’électricité nécessaire à la transformation de la bauxite brute en produit aluminium fini et contribuer à alimenter une industrie de l’aluminium dans ce pays.[12] Mais les Français n’ont jamais construit le barrage de Souapiti et, lorsque la Guinée est devenue une nation indépendante et a évité les liens étroits avec le pays qui l’avait colonisée, en 1958, le gouvernement français a brusquement rompu toute relation économique et politique.[13]
Depuis lors, presque toutes les administrations guinéennes se sont raccrochées à l’espoir qu’un jour, le barrage de Souapiti serait construit. Si en 2015, plus de 55 % de l’électricité en Guinée était d’origine hydraulique, ce mode de production ne permet toujours pas de couvrir des besoins domestiques croissants.[14] Le barrage de Souapiti sera le troisième grand barrage construit en Guinée. Celui de Garafiri, construit en 1999, est censé avoir une capacité de 75 mégawatts, mais sa production est très souvent inférieure, son réservoir n’étant apparemment pas assez fourni lors de la saison sèche.[15] Le barrage de Kaléta, mis en service en mai 2015, n’atteint pas non plus en permanence sa capacité totale de production, qui est de 240 mégawatts.[16] Le gouvernement guinéen espère qu’en régulant le flux du Konkouré, le barrage de Souapiti va permettre d’augmenter la capacité du barrage de Kaléta tout au long de l’année.[17]
Le ministère guinéen de l'Énergie a créé une agence afin de superviser la construction du barrage de Souapiti, dénommée « Projet d'aménagement hydroélectrique de Souapiti », ou PAHS.[18] Ce dernier gère également la réinstallation des communautés déplacées en raison du barrage.[19] La construction du barrage lui-même, par contre, est confiée à la China International Water and Electric Corporation (CWE), qui avait érigé le barrage de Kaléta en 2015.[20] La CWE est une filiale de China Three Gorges Corporation, une entreprise d’État chinoise qui a construit le barrage des Trois-Gorges en Chine.[21] Les médias étatiques chinois ont indiqué qu’en janvier 2019, les sociétés chinoises possédaient 70 % des parts du marché mondial de la construction de centrales hydroélectriques.[22]
L’influence de la Chine en Guinée s’est rapidement accrue au cours de la dernière décennie, l’une ayant promis à l’autre des prêts destinés aux infrastructures en échange de l’accès aux riches ressources naturelles de la Guinée.[23] La CWE décrit le barrage comme un pan du projet « Initiative Ceinture et Route » (BRI) de la Chine, qui consiste à investir plusieurs milliards de dollars dans des infrastructures situées dans quelque 70 pays.[24] Lancée par le président chinois Xi Jinping en 2013, le BRI avait pour objectif initial de relier la Chine au reste de l’Asie, à l’Afrique et à l’Europe par des réseaux terrestres et maritimes. Il s’est ensuite développé pour devenir une initiative mondiale plus large qui permettrait à la Chine d’élargir son accès au marché, d’exporter ses surplus industriels et d’accroître son influence économique et politique.[25] Le gouvernement chinois n’a à ce jour pas émis de lois ou de politiques définissant ce qui constitue un projet BRI, mais les médias chinois ont discuté du barrage de Souapiti en tant que projet BRI.[26] Le barrage de Souapiti est également référencé dans un guide sur les investissements en Guinée de 2018 publié sur le site Web officiel du projet BRI.[27] Si de nombreux gouvernements bénéficiaires ont salué les projets BRI, qui facilitent les investissements dans des infrastructures vitales, ces projets sont également souvent critiqués en raison des protections sociales et environnementales inadéquates qu’ils offrent et des dettes insoutenables qu’ils font peser sur les bénéficiaires.[28]
Dans les projets hydroélectriques en Afrique, la CWE intervient généralement en tant que contractant en ingénierie, approvisionnement et construction (EPC). À ce titre, elle construit les barrages avant de les remettre à une autre entité, dans la plupart des cas le gouvernement national, qui assure leur opération.[29] Cependant, le projet de Souapiti est structuré sous la forme d’un partenariat public-privé dans lequel la CWE et le gouvernement guinéen sont copropriétaires d’une société créée à cet effet, habilitée à exploiter le barrage pendant 25 ans.[30] Le gouvernement de Guinée est l’actionnaire majoritaire, avec 51%, et CWE dispose de 49%.[31]
Pour financer la construction du barrage, la Banque d’export-import de Chine (China Eximbank) a accordé un prêt de 1,175 milliard de dollars US au ministère guinéen de l’Économie et des Finances.[32] China Eximbank a accordé des prêts de plus d’un billard de yuans (150 milliards de dollars US) en appui aux projets BRI, et d’une valeur bien supérieure encore en appui à d’autres projets soutenus par la Chine, mais ne relevant pas du BRI.[33] Pour lever des fonds propres couvrant les 15 % restants des coûts de construction, le gouvernement guinéen a partiellement privatisé l’installation hydraulique de Kaléta, déjà en service, et en a attribué 51 % des parts à la CWE.[34] Les sociétés chinoises construisent deux autres projets hydroélectriques en Guinée : les barrages d’Amaria et de Koukoutamba.[35]
Selon une société française d’ingénierie qui fournit des services de conseil sur le projet, le barrage de Souapiti, d’une capacité de 450 mégawatts, va doubler l’approvisionnement en énergie de la Guinée.[36] On ne sait cependant pas avec clarté, à ce jour, quelle portion de l’électricité générée par ce barrage sera utilisée pour couvrir les besoins en électricité de la population guinéenne, surtout compte tenu de la nécessité pour le gouvernement de rembourser les prêts obtenus pour la construction du barrage. Selon la Banque mondiale, la compagnie Électricité de Guinée (EDG), qui a signé les contrats d’approvisionnement en électricité avec la coentreprise créée entre la CWE et le gouvernement guinéen, a du mal à lutter contre le détournement illégal de l’énergie du réseau et à assurer que les Guinéens paient pour le coût de production de l’électricité qu’ils consomment.[37]
Le ministère de l’Énergie a affirmé qu’une partie de l’électricité générée par le barrage de Souapiti servirait à alimenter la florissante industrie minière guinéenne et à encourager les sociétés minières à construire des raffineries d’alumine ou d’aluminium, très gourmandes en énergie.[38] Une proportion importante de l’électricité produite par le barrage de Souapiti sera également exportée, ce dernier étant destiné à alimenter le Système d’échanges d’énergie électrique ouest-africain (EEEOA). L’EEEOA a été créé à l’initiative de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), une union régionale politique et économique de 15 pays dont le but est de garantir un approvisionnement énergétique fiable dans toute l’Afrique de l’Ouest grâce à la création d’un réseau électrique régional unifié.[39] Le barrage de Souapiti doit alimenter trois lignes de transmission régionales qui relieront la Guinée à d’autres Etats d’Afrique de l’Ouest.[40] Plusieurs institutions financières internationales, dont la Banque mondiale et l’AfDB (Banque africaine de développement), financent leur construction.[41]
En général, concernant le barrage de Souapiti, le gouvernement guinéen n’évoque pas les avantages potentiels de l’énergie hydraulique en termes de réduction de la dépendance aux énergies fossiles. Toutefois, dans son plan d’action national de 2015 élaboré en vertu de l’Accord de Paris sur le changement climatique, il s’est engagé à « produire 30 % de son énergie à partir de sources d’énergie renouvelable », notamment en mettant en service des « stations hydroélectriques produisant 1 650 mégawatts » d’ici 2030.[42] Le secrétariat de l’EEEOA a cité le barrage de Souapiti comme un exemple « d’énergie renouvelable » qui « réduira l’utilisation d’installations alimentées par des combustibles fossiles. »[43] En 2015, la Banque mondiale a financé une étude de faisabilité du barrage de Souapiti, par l’intermédiaire du secrétariat de l’EEEOA, et a cité le barrage de Souapiti dans son « Business plan pour le climat en Afrique » de 2015, intitulé « Accelerating Climate-Resilient and Low-Carbon Development ».[44]
Des groupes internationaux de défense de l’environnement ont cependant remis en question les avantages des projets d’énergie hydraulique pour le climat et soulignent que les impacts potentiels des barrages en aval du fleuve, tels que la baisse de la qualité et de la quantité de l’eau, ainsi que sur les écosystèmes, peuvent réduire la capacité des communautés à s’adapter au changement climatique.[45] Des études scientifiques ont montré que les barrages et les réservoirs peuvent être une source importante d’émissions de gaz à effet de serre en raison, notamment, de la pourriture de la végétation inondée par les réservoirs.[46] D’autres recherches tendent aussi à indiquer que la production d’énergie hydraulique pourrait diminuer dans les zones où les précipitations se tarissent du fait du changement climatique.[47]
Les lignes directrices de la CEDEAO sur le développement d’infrastructures hydrauliques en Afrique de l’Ouest, où sont formulées des normes contraignantes pour les États membres de la CEDEAO élaborant des projets de ce type, énoncent que les études de faisabilité des barrages devraient tenir compte des « scénarios hydrologiques découlant des prévisions de changements climatiques notamment l’augmentation de l’intensité et de la fréquence des événements exceptionnels, l’augmentation de la température et la baisse de la pluviométrie ».[48] L’étude de faisabilité du barrage de Souapiti, réalisée en 2015, examine l’impact potentiel du changement climatique sur la viabilité du barrage, mais conclut que « les projections de changement climatique ne semblent pas pénaliser significativement la disponibilité des ressources en eau pour la production d’énergie. C’est à l’horizon le plus lointain qu’une insuffisance de la ressource en eau est à craindre. Cependant, [à ce stade-là,] la période projetée d’exploitation de l’aménagement sera révolue ».[49]
II. Cadre juridique
La réinstallation de populations due à la construction du barrage de Souapiti est régie par au moins quatre types de lois et de normes. Les lois coutumières établies de longue date régissent le mode de détention et l’utilisation des terres dans les communautés rurales impactées par le barrage. Les lois nationales guinéennes définissent les modalités d’acquisition des terres dans le cadre de projets d’infrastructures publiques. Les lois internationales relatives aux droits humains fournissent des protections aux communautés déplacées en raison de projets de développement. Enfin, les normes de l’industrie, notamment celles que le PAHS a explicitement adoptées en tant que normes de référence, définissent des orientations supplémentaires indiquant comment conduire des réinstallations de façon responsable.
Droits fonciers coutumiers
Dans les zones rurales de la Guinée, les droits fonciers sont généralement détenus et administrés par des lignées ou des familles en vertu des régimes fonciers coutumiers, qui constituent un ensemble de règles et de normes définissant qui a des droits sur des terres et qui est autorisé à les cultiver ou à les exploiter.[50] Ces règles étant complexes, il arrive souvent que plusieurs familles revendiquent des droits fonciers pour une seule et même parcelle de terre. Ces droits, imbriqués sans être nécessairement incompatibles, permettent par exemple d’établir qui a le droit de vendre le terrain ou d’en hériter, qui peut l’exploiter, quand le pâturage y est autorisé, et qui peut le pratiquer. Les droits fonciers coutumiers ne sont pas octroyés à des individus, mais plutôt à l’ensemble d’une famille, d’une lignée ou d’une communauté.[51]
Au sein du système coutumier, ce sont les chefs de famille et de ménage — dans la vaste majorité des cas, des hommes — qui répartissent l’accès aux terres. Les femmes n’ont donc qu’un rôle minime concernant leur mode d’attribution.[52] Elles cultivent cependant les terres de maraîchage (appelées de la sorte car le produit de ces cultures est souvent vendu sur les marchés locaux) et peuvent transmettre le droit de les exploiter à leurs enfants, sans toutefois en avoir la propriété intrinsèque.[53]
Lois nationales relatives aux réinstallations
La constitution guinéenne de 2010 reconnaît le droit à la propriété et énonce que « nul ne peut être exproprié si ce n’est dans l’intérêt légalement constaté de tous et sous réserve d’une juste et préalable indemnité ».[54] Cela signifie que les acquisitions foncières obligatoires du type requis par le projet de Souapiti ne devraient être réalisées qu’au travers d’un processus d’expropriation d’intérêt public au cours duquel le gouvernement, conformément à la loi guinéenne, suit une procédure légale aux fins d’acquérir des terres auprès d’individus impactés par le projet, moyennant une compensation adéquate.[55]
Cependant, la loi nationale ne reconnaissant pas de manière adéquate les droits fonciers coutumiers, le système légal national ne protège que faiblement les communautés rurales au cours des processus d’expropriation. Le code foncier de 1992 de la Guinée ne reconnaît pas clairement les droits fonciers coutumiers, mais certains juristes avancent que les titres fonciers coutumiers peuvent être reconnus en vertu d’une disposition légale conférant un titre de propriété à quiconque prouve « une occupation de bonne foi, paisible, personnelle et continue ».[56] En pratique, toutefois, pour qu’une famille ou une communauté puisse conserver ses droits fonciers coutumiers sur une terre, elle doit les enregistrer officiellement ou les faire inscrire sur les cartes cadastrales locales.[57] Or, très peu d’agriculteurs des zones rurales ont accompli ces démarches, en grande partie en raison de la mise en œuvre inadéquate par le gouvernement de sa politique foncière rurale de 2001, qui visait précisément à faciliter l’enregistrement des terres et la cartographie des limites foncières dans ces zones.[58] Nous verrons plus loin dans ce rapport que les projets d’infrastructures de grande envergure tels que le barrage de Souapiti s’appuient sur cette absence de protection explicite des droits fonciers coutumiers dans la loi nationale pour refuser aux agriculteurs des zones rurales le droit à une compensation adéquate.
De façon plus générale, la loi guinéenne présente des lacunes concernant les règles portant sur l’indemnisation et l’assistance que les acteurs publics et privés devraient fournir lors de la réinstallation des communautés ou de l’achat de terres dans le cadre de la construction de barrages ou de mines, ou d’autres projets commerciaux ou de développement. En septembre 2017, le ministère des Villes et de l’Aménagement du territoire a rédigé un manuel des opérations décrivant le déroulement des expropriations d’intérêt public, mais celui-ci n’a en définitive jamais été validé par le gouvernement.[59] En l’absence de normes nationales, chaque projet adopte ses propres règles de réinstallation et refuse aux communautés la protection qui pourrait leur être accordée en vertu de normes nationales solides correctement mises en œuvre. Les Lignes directrices de la CEDEAO pour le développement d’infrastructures hydrauliques en Afrique de l’Ouest imposent aux États de prendre les mesures nécessaires afin d’« harmoniser les mesures de compensation » sur l’ensemble des projets hydrauliques, « [les] disparités [étant] à éviter car elles sont à l’origine des sentiments d’injustice ».[60]
Le ministère des Mines et de la Géologie supervisait, au moment de la rédaction du présent rapport, deux initiatives concurrentes aux fins de rédiger des normes régissant les processus de compensation et de réinstallation dans le cadre d’acquisitions foncières à grande échelle effectuées en Guinée, y compris à destination de projets hydroélectriques.[61]
Droit international relatif aux droits humains
La Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples protège le droit à la propriété, et affirme qu’« il ne peut y être porté atteinte que par nécessité publique (...), conformément aux dispositions des lois appropriées ».[62] Les droits de propriété octroyés par la Charte africaine s’appliquent de la même manière aux droits coutumiers et traditionnels, y compris à ceux détenus collectivement.[63] Les règles africaines soulignent également qu’il est important de protéger les droits des femmes à l’accès aux terres et à leur contrôle.[64]
La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a attiré l’attention sur le fait que l’obligation de conduire une expropriation « conformément à la loi » fait à la fois référence aux lois nationales et internationales.[65] Le droit relatif aux droits humains fournit des orientations détaillées indiquant aux États quand et comment procéder à des expropriations, et interdit les « expropriations forcées » obligeant des personnes à quitter leur maison ou terrain sans que ne soit prévue les protection légales appropriées ou d’autres types de protection.[66] Les expulsions ne doivent avoir lieu qu’en dernier ressort, et les personnes déplacées doivent recevoir des compensations adéquates pour leurs terres et leurs biens personnels.[67]
L’un des éléments essentiels des protections légales prévues par le droit international énonce qu’il ne faudrait pas que, suite à une expulsion, une personne puisse être « victime d’une violation d’autres droits de l’homme » tels que le droit à une alimentation ou à un logement approprié.[68] Lorsqu’une personne ne peut subvenir à ses besoins, l’État doit, par tous les moyens appropriés, au maximum de ses ressources disponibles, veiller à ce que d’autres possibilités de logement, de réinstallation ou d’accès à une terre productive, selon le cas, lui soient offertes.[69] Les États doivent également garantir que les tierces parties, y compris les entreprises, respectent les normes en matière de droits humains lorsqu’elles acquièrent des terres.[70]
La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples confère également le droit au développement.[71] Dans l’affaire Endorois, la Commission africaine a interprété ce droit de façon à y inclure le droit d’une communauté autochtone à participer aux processus de prise de décision relatifs aux ressources foncières et naturelles, ainsi que le droit de tirer un bénéfice d’activités se déroulant sur leur territoire.[72] Si les réinstallations dues au barrage de Souapiti ne touchent pas nécessairement des populations autochtones, les lignes directrices de la CEDEAO pour le développement d’infrastructures hydrauliques en Afrique de l’Ouest, contraignantes pour l’ensemble de ses États membres, octroient à toutes les communautés les mêmes droits à la participation et aux bénéfices tirés des projets hydroélectriques.[73] Elles soulignent que les États devraient « garantir la participation des populations affectées de manière effective et en connaissance de cause, à toutes les étapes du processus de prise de décision, en vue d’obtenir leur adhésion réelle pour la prise de décisions majeures qui les concernent ».[74] La directive énonce en outre : « le partage équitable des bénéfices (...) est assuré aux populations locales affectées par les infrastructures hydrauliques en termes d’accès notamment à l’électricité, l’agriculture irriguée ou la pêche ».[75]
Normes de l’industrie
Les représentants du PAHS ont affirmé avec force que le projet avait l’intention de suivre les bonnes pratiques internationales.[76] Dans une lettre à Human Rights Watch, Amara Camara, directeur du PAHS, a déclaré que « le gouvernement guinéen a à cœur de mener un processus de réinstallation des communautés impactées aligné sur la législation guinéenne et les meilleures pratiques internationales, notamment les standards de la Banque mondiale. ».[77]
Le PAHS a affirmé que le processus de réinstallation s’appuie sur la norme du Manuel opérationnel de la Banque mondiale (PO 4.12) relatif aux réinstallations involontaires, reprise dans le plan d’action de réinstallation de 2017 sous la forme d’un « cadre applicable » aux réinstallations.[78] La Politique de 2003 relative aux réinstallations involontaires de la Banque africaine de développement (AfDB) figure également dans le plan d’action en tant que cadre applicable.[79] Ces deux politiques avaient déjà été mises à jour au moment où était parachevé le plan d’action de réinstallation de 2017 : la Banque mondiale a adopté en 2016 une mesure de protection sur les réinstallations au sein d’un nouveau cadre social et environnemental (ce cadre n’est cependant entré en vigueur qu’en 2018), et l’AfDB a adopté en 2013 une mesure de protection supplémentaire concernant les réinstallations involontaires.[80]
Les politiques de la Banque mondiale et de l’AfDB ont toutes deux pour but de garantir que les personnes touchées par des réinstallations peuvent rétablir ou améliorer le niveau de vie et la capacité à générer un revenu qui étaient les leurs avant leur déplacement.[81] C’est également ce qu’expriment les Lignes directrices de la CEDEAO pour le développement d’infrastructures hydrauliques en Afrique de l’Ouest.[82] Selon ces dernières, les projets devraient établir une « situation de référence sur les conditions de vie des populations affectées (...) afin de permettre de mesurer par la suite le degré d’amélioration ou de détérioration du niveau de vie des populations après la réalisation du barrage et le cas échéant, de prendre les mesures nécessaires à l’amélioration de ces conditions de vie ».[83]
Responsabilités des sociétés chinoises et du gouvernement chinois
Si c’est au gouvernement guinéen qu’incombe, en premier ressort, la gestion du processus de réinstallation, la CWE, en sa qualité de constructeur principal du barrage et de codétenteur de la société qui va l’exploiter et en tirer des bénéfices, a également la responsabilité de garantir que ce processus est conforme aux normes relatives aux droits humains.[84] Les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits humains énoncent que les sociétés ont la responsabilité d’exercer leur diligence raisonnable afin de recenser les risques et l’impact sur les droits humains, d’éviter toute complicité en cas d’abus et de garantir que tout abus fera l’objet d’une réparation.[85]
La société mère de la CWE, China Three Gorges, a adopté en 2017 une politique de développement durable par laquelle la société s’engage à soutenir les autorités gouvernementales dans les réinstallations liées aux projets hydroélectriques auxquels elle prend part.[86] Le rapport de 2019 relatif au développement durable de l’initiative Ceinture et Route de Three Gorges indique également : « [En] tant que citoyens internationaux responsables, nous adoptons la philosophie de développement de l’énergie hydroélectrique, qui consiste à construire des centrales hydrauliques afin de faciliter l’économie locale, d’améliorer la qualité de l’environnement et d’en faire bénéficier aux habitants réinstallés ».[87] Des représentants du PAHS ont affirmé qu’à l’heure actuelle, la CWE n’avait pas encore endossé de rôle opérationnel dans le processus de réinstallation, même si les populations locales affirment que le personnel de la CWE se trouvait souvent sur les lieux afin d’observer les activités que mène le PAHS dans les communautés avant leur déplacement et sur les sites de réinstallation.[88]
CWE, dans un message électronique transmis à Human Rights Watch, a dit que la réinstallation est à la charge du gouvernement guinéen et le PAHS spécifiquement.[89] La compagnie a dit, cependant, que comme actionnaire dans le barrage Souapiti, elle « participe à la réinstallation et joue un rôle de superviseur."[90] La compagnie a dit qu’ « afin d'assurer la transparence de la réinstallation », elle a mis en placement un système informatiquement conjointement avec le gouvernement pour tracer le progrès de la réinstallation et d’autres données pertinentes.[91] CWE devrait fournir une assistance additionnelle à l’Agence Souapiti afin d’assurer qu’elle répond aux recommandations contenues dans ce rapport.
La China Eximbank devrait également superviser le processus de réinstallation.[92] Elle a publié ses propres directives environnementales et sociales qui s’appliquent aux projets à l’étranger.[93] Celles-ci énoncent que les évaluations de projet devraient suivre le principe de « respect des droits de la population locale à la terre et aux ressources » et « gérer correctement les problèmes liés aux réinstallations ».[94] Elles indiquent également que China Eximbank devrait étudier les impacts environnementaux des projets avant d’octroyer un prêt, et ce, durant la construction et l’exploitation de l’ouvrage, et une fois le prêt arrivé à échéance.[95] Lorsqu’un projet présente « de graves problèmes sociaux et environnementaux », China Eximbank a le droit d’exiger des débiteurs qu’ils « prennent rapidement des mesures afin d’éliminer ces impacts », et s’ils ne le font pas, « de cesser de verser les prêts et d’exiger un remboursement anticipé, conformément au contrat ».[96] Toutefois, les banques publiques chinoises telles que China Eximbank ne peuvent démontrer qu’elles appliquent rigoureusement leurs propres règles environnementales et sociales.[97]
Le gouvernement chinois, détenteur final de China Three Gorges et de China Eximbank, a également l’obligation de garantir que les entreprises qu’il contrôle et réglemente respectent et protègent les droits humains. Selon les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits humains, c’est aux États qu’il incombe au premier chef de protéger les droits humains des violations commises par des entreprises détenues ou contrôlées par l’État.[98] En tant qu’entreprise étatique détenue par le gouvernement central, China Three Gorges est directement contrôlée et gérée par la Commission de supervision et d’administration des biens publics (State Assets Supervision and Administration Commission, SASAC) du Conseil de l’État, l’organe administratif chinois le plus haut placé. En 2017, cette commission a publié des mesures applicables à la supervision et à l’administration des investissements à l’étranger réalisés par des entreprises relevant du gouvernement central, où sont formulées des recommandations quant à la façon dont ce type d’entreprise devrait fonctionner à l’étranger.[99] Le document octroie également à la commission le pouvoir d’inspecter des entreprises publiques.[100]
Ces dernières années, en réponse aux critiques suscitées par l’impact des projets BRI sur l’environnement et les communautés locales, les agences du gouvernement chinois ont également mis en avant la nécessité que ces projets respectent des normes responsables sur le plan environnemental et, dans une moindre mesure, sur le plan social.[101] En avril 2019, lors d’une réunion de haut niveau sur le BRI, le président Xi Jinping, dans ses observations, affirmait : « Nous nous engageons à soutenir un développement ouvert, propre et écologique ».[102]
Si le gouvernement chinois a bien instauré des mécanismes d’approbation et de suivi des investissements et des opérations des entreprises chinoises à l’étranger, des études indiquent que jusqu’ici, ceux-ci ne promeuvent pas adéquatement le respect des normes sociales et environnementales.[103] La plus importante agence de planification de la Chine, la Commission nationale des réformes et du développement, qui doit approuver les investissements à l’étranger réalisés dans des pays, régions ou industries « sensibles », a publié des mesures pour l’administration des investissements réalisés à l’étranger par des entreprises, où elle exhorte les investisseurs à « respecter l’ordre public local et les bonnes mœurs, s’acquitter des responsabilités sociales nécessaires, être attentifs à la protection de l’environnement et donner une bonne image des investisseurs chinois ».[104] En 2014, le ministère du Commerce, auquel il incombe d’approuver les investissements des entreprises relevant de l’État central, telles que China Three Gorges, a publié ses mesures pour l’administration des investissements à l’étranger. Il y est énoncé que les sociétés ayant des investissements dans des entreprises étrangères devraient « respecter les lois locales relatives aux investissements, les coutumes locales, la responsabilité sociale, l’environnement et la protection du travail ».[105]
III. Impact des déplacements sur les droits humains
Selon les estimations du PAHS, une fois terminés le barrage de Souapiti et son réservoir de 312 kilomètres carrés vont entraîner le déplacement de 16 000 personnes issues de 101 villages et hameaux.[106] Les plans initiaux du barrage auraient entraîné le déplacement de 48 000 personnes, mais en 2016, le gouvernement guinéen a accepté de diminuer sa taille et celle de son réservoir afin de réduire de deux tiers le nombre de personnes à réinstaller.[107] Néanmoins, les déplacements dus au barrage de Souapiti sont les plus importants que connaisse la Guinée depuis son indépendance.[108] Dans le plan d’action de réinstallation de 2017, le coût des réinstallations est estimé à 91 millions de dollars.[109]
C’est en 2016 qu’a eu lieu le premier déplacement de village dû au barrage de Souapiti, mais le processus de réinstallation s’est vertigineusement accéléré en 2019, lorsque le gouvernement a entamé la mise en eau du réservoir du barrage. À la fin d’octobre 2019, l’analyse par Human Rights Watch d’images satellite permettait de supposer que presque 20 % du réservoir était alors rempli d’eau. Fin 2019, le gouvernement avait déplacé 51 villages, soit environ 64 % de la population totale à déplacer.[110] Le gouvernement prévoit d’effectuer le reste des réinstallations avant septembre 2020.[111]
La vaste majorité des personnes déplacées ou qui vont l’être sont des agriculteurs dont les familles cultivent leur terre depuis plusieurs générations. « C’est ma famille qui a fondé ce village », a témoigné Thierno Babagalé Bah, leader communautaire du district de Konkouré, qui regroupe 12 villages dont les habitants ont été réinstallés par le PAHS en août 2019.[112] « Notre famille est enterrée ici. Nous laissons tout pour que la Guinée puisse se développer sur ces terres. » Les habitants ont décrit les diverses façons dont les déplacements rompent des liens sociaux et culturels de longue date entre les familles vivant dans cette région. « Dans notre culture, les liens sociaux et familiaux sont essentiels », a expliqué un habitant déplacé.[113] « Des familles élargies sont déchirées. À chaque fois que nous avons quelque chose à fêter ou que nous devons faire un deuil en famille, la distance se fait sentir. »
Les habitants déplacés quittent également les terres agricoles, élément vital de leurs communautés. Le plan d’action de réinstallation de 2017 du projet établit que « la zone du réservoir présente les caractéristiques d’une économie de subsistance basée essentiellement sur l’agriculture », 73 % des ressources des ménages provenant de l’agriculture et du pâturage.[114] Les ménages consomment plus de 60 % de leurs cultures, à savoir, le riz, les arachides, le manioc, le fonio (une céréale locale), ainsi que les fruits et les légumes.[115]
Les agriculteurs recourent largement au système de rotation des cultures, qui consiste à cultiver une terre pendant au moins deux ans avant de la laisser en jachère pendant plusieurs années afin qu’elle récupère sa fertilité.[116] Les femmes jouent un rôle fondamental dans l’agriculture, et elles sont nombreuses à vendre les fruits et les légumes qu’elles cultivent sur des petites parcelles de terre appelées « terres de maraîchage ».[117] Dans cette région, l’élevage du bétail, principalement des vaches, est également une activité économique importante, et les éleveurs font pâturer leurs bêtes sur les terres agricoles en repos.[118] Les conflits entre agriculteurs et éleveurs sont relativement fréquents.[119]
La plupart des familles déplacées sont déjà extrêmement pauvres. Le plan d’action de réinstallation de 2017 indique que dans cette région, le revenu quotidien moyen par personne est de 1,18 dollar US, soit un revenu inférieur au seuil de pauvreté extrême défini par la Banque mondiale, qui est de 1,90 dollar US.[120] La perte des terres agricoles due au barrage constitue en outre une menace pour les moyens de subsistance des communautés. Un plan d’action de réinstallation de 2017 préparé pour le projet avertissait sans ambages : « Les populations déplacées disposeront, en général, de terres moins favorables que celles qu’elles cultivent depuis des générations avec, souvent, moins d’espace agricole et pastoral ».[121] Le PAHS a déclaré en décembre 2019 à Human Rights Watch : « Il est en général assumé que la réinstallation entraînera un accès plus limité au foncier agricole en général, couplé à une croissance démographique positive et à un contexte de pression foncière ».[122]
Des dizaines d’habitants déplacés issus de huit villages ont affirmé que, ayant quitté leur ancien village, et de vastes portions de leurs terres agricoles étant inondées, inaccessibles, ou risquant de le devenir, ils avaient du mal à nourrir leur famille adéquatement. « Les gens ont faim », a affirmé une femme de Tahiré Centre.[123] « Si vous êtes chef de famille, vous donnez le peu que vous avez à vos enfants. Parfois, je ne m’alimente pas pour que mes enfants puissent manger. » Un leader communautaire originaire de Woussi Dow Banlal et réinstallé en juin 2019 a estimé que l’absence d’accès à des terres productives rendait sa famille « fragile comme un œuf », ajoutant : « Ce n’est que grâce à Dieu que nous survivons ».[124]
Plusieurs habitants ont affirmé qu’avant leur déplacement ils cultivaient leur propre nourriture, mais qu’à présent ils devaient trouver de l’argent pour l’acheter sur les marchés locaux. « Nous vendons notre bétail pour acheter de la nourriture », a déploré un homme du village de Tahiré Centre. « Le ventre ne peut pas être vide. »[125] Un éleveur-agriculteur a expliqué qu’à cause des inondations, non seulement ses terres agricoles avaient été détruites, mais qu’en plus, il avait été forcé à éloigner son bétail des terres qu’il lui restait, ce qui l’obligeait à le vendre pour pouvoir acheter de la nourriture. « Maintenant que nous n’avons plus nos champs, nous vendons peu à peu notre bétail afin de joindre les deux bouts », a-t-il livré.[126] Plusieurs femmes ont déclaré qu’ayant perdu les terres de maraîchage sur lesquelles elles cultivaient des fruits pour les vendre sur les marchés locaux, elles étaient désormais dépendantes des revenus de leur époux pour subvenir à leurs besoins. D’autres ménages ont confié qu’ils dépendaient du soutien de membres de leur famille vivant en dehors de la zone de Souapiti. « Nous mangeons grâce à l’aide de mes enfants plus âgés qui nous envoient de quoi survivre », a affirmé une mère de huit enfants du village de Tahiré Centre.[127]
Processus de réinstallation
Les familles déplacées en raison du barrage de Souapiti sont réinstallées dans des maisons nouvellement construites sur des terrains situés autour du réservoir du barrage. Les habitants de plusieurs villages sont regroupés sur le même site de réinstallation. Les 101 localités qui doivent être déplacées sont dispersées sur plus de 15 zones différentes.[128] Les sites de réinstallation sont généralement constitués de rangées de maisons en béton jaune munies de toits en tôle ondulée verte.[129]
Selon le régime foncier coutumier, les terres utilisées pour les sites de réinstallation appartiennent nécessairement à d’autres communautés, car il n’existe pas de terrain non revendiqué dans la région. Les terrains changent de propriétaire au travers d’un processus de transfert foncier entre communautés, par lequel une communauté hôte cède un terrain aux familles à réinstaller.[130] « Si vous avez des terres cultivables et qu’un jour, vous découvrez que le gouvernement veut ces terres, vous êtes obligé de vous plier à sa volonté et à celle de Dieu », a considéré un habitant de la communauté d’accueil de Madina Kagneguiri.[131] Le PAHS a affirmé que les communautés qui acceptaient d’être réinstallées ensemble avaient choisi trois sites possibles, en fonction de critères tels que la quantité d’ombre disponible, l’accès à l’eau et aux terres agricoles et l’accessibilité.[132] Ces sites ont ensuite été visités en la présence de représentants du PAHS et des responsables coutumiers et administratifs des communautés hôtes et déplacées afin de sélectionner le site final.[133]
Les représentants du PAHS ont déclaré que le choix du site de réinstallation repose sur un accord conclu entre les communautés déplacées et les communautés d’accueil.[134] Les transferts fonciers, qui s’opèrent presque entièrement au niveau de la loi coutumière, consistent à ce que les communautés hôtes disposant de droits coutumiers sur des terres donnent aux membres des communautés déplacées l’autorisation d’y vivre. Les familles réinstallées ne détiennent pas de titre foncier attaché à leur nouvelle terre, mais reçoivent un document où est consigné le consentement de la communauté hôte à lui accorder une terre.[135] Le fait que le gouvernement n’a pas assuré que les communautés déplacées reçoivent les titres fonciers risque d'alimenter des conflits futurs entre les communautés hôtes et réinstallées, et les nouveaux arrivants dans la région.[136] Les Principes de base et directives des Nations Unies concernant les expulsions et les déplacements liés au développement énoncent que les gouvernements doivent assurer que les lieux de réinstallation comprennent une sécurité d’occupation afin d’être considéré comme un logement convenable selon le droit international relatif aux droits humains.[137] Les normes de l’industrie recommandent également que les logements destinés aux personnes déplacées répondent au critère de sécurité d’occupation.[138] En février 2020, le PAHS a déclaré à Human Rights Watch que « le processus d’immatriculation ou de titrisation foncière est en cours de réalisation par le Projet en collaboration avec les conservateurs fonciers et les services préfectoraux de l’Habitat ».[139]
Certains habitants ont contesté le caractère volontaire du processus utilisé jusqu’ici par le PAHS pour repérer de nouveaux sites et obtenir des autorisations de réinstallation de la part des communautés. Des représentants de l’Union pour la défense des sinistrés de Souapiti (UDSS), une association constituée de personnes déplacées en raison du barrage et de leurs familles, ont affirmé qu’il arrivait que le PAHS obtienne le consentement de personnes qui ne représentaient pas la communauté au sens large ou que des leaders communautaires choisissent des lieux de réinstallation sans avoir procédé à une consultation adéquate.[140] Les normes internationales en matière de droits humains exigent que les États consultent « tout l’éventail des personnes affectées, y compris les femmes et les groupes vulnérables et marginalisés » durant le processus de planification des réinstallations obligatoires.[141] Le PAHS a déclaré à Human Rights Watch que « le choix du site de réinstallation a été discuté à l’échelle villageoise, avec les chefs de secteurs, présidents de district, représentants des femmes et des jeunes, et Conseil des Sages des localités impactées ».[142]
Plusieurs leaders communautaires ont également estimé que le projet fournissait peu d’informations concernant les conditions de réinstallation avant que les communautés n’acceptent le déplacement. « Le principal problème, avec ce projet, c’est le manque de communication », a résumé un représentant de l’UDSS.[143] Des groupes de la société civile ont affirmé que les principaux documents du projet, qui décrivent les obligations du gouvernement au cours des réinstallations (les versions à jour des analyses d’impact du projet et du plan d’action de réinstallation, par exemple), n’étaient pas à la disposition du public. La politique en matière de déplacement des populations de 2003 de l’AfDB indique qu’un plan de réinstallation devrait être « accessible aux populations déplacées, aux ONG et aux organisations de la société civile (OSC) concernées dans une forme, de la manière et dans un langage compréhensibles par elles ».[144] Human Rights Watch a obtenu le plan d’action de réinstallation de 2017 directement auprès du PAHS, en décembre 2019.
Le PAHS a précisé à Human Rights Watch que le plan de gestion de l’environnement et sociale du projet, où figurent les mesures de réinstallation, a été présenté aux communautés avant la publication de sa version définitive, qui inclut les commentaires de ces dernières.[145] Il a affirmé avoir négocié et signé, pour les réinstallations qui auront lieu en 2020, des accords avec les communautés décrivant ses engagements au cours du processus.[146] Cependant, dans l'accord transmis par le PAHS à titre d'exemple, les obligations de ce dernier sont résumées en un seul paragraphe, et les questions clés telles que la pénurie de terres cultivables et l'appui à la restauration des moyens de subsistance ne sont pas abordées de façon détaillée.[147]
De nombreuses personnes déplacées en 2019 ont affirmé à Human Rights Watch qu’elles n’étaient pas satisfaites des lieux de réinstallation, notamment de la taille et de la qualité des maisons, ainsi que de l’agencement de leur nouveau village. Certains ont déclaré que plusieurs cellules familiales étaient réinstallées dans un même bâtiment ou que, dans certains cas, les maisons n’étaient pas prêtes lorsque les réinstallations ont démarré. Les habitants de plusieurs communautés réinstallées ont également souligné que la distance qui sépare les sites de réinstallation du fleuve Konkouré et d’autres sources naturelles d’eau limite leur accès à l’eau à des fins d’utilisation personnelle, pour se laver ou cuisiner, par exemple.[148] Bien que les sites de réinstallation soient équipés de forages destinés à la consommation domestique d’eau, plusieurs habitants ont déclaré que ceux-ci ne fournissaient pas suffisamment d’eau pour la population locale. « Nous sommes préoccupés pour les générations futures, parce qu’il n’y a pas assez d’eau [sur le site de réinstallation] », a confié un habitant de Warakhalandi.[149]
En réponse aux conclusions de Human Rights Watch, le PAHS a affirmé que chaque site de réinstallation disposait des infrastructures sociales et communautaires nécessaires pour satisfaire aux normes du gouvernement guinéen.[150] Il a également décrit les mesures prises afin de garantir un accès adéquat à l’eau sur ces sites, y compris la construction et les essais de forages en fonction de la population présente sur les sites de réinstallation.[151] Le PAHS a ajouté que les habitants qui n’étaient pas satisfaits de la taille ou de la qualité de leur maison devraient déposer une réclamation au travers du mécanisme qu’il a prévu à cet effet.
Perte de terres agricoles
L’inondation, à terme, de milliers d’hectares de terres agricoles en raison du barrage de Souapiti constitue une menace pour les moyens de subsistance des communautés, qui reposent principalement sur l’agriculture et l’élevage.
Le réservoir de 312 kilomètres carrés du barrage va inonder 253 kilomètres carrés de terres, avec le reste de sa capacité recouvrant le lit existant du Konkouré et d'autres cours d'eau. Selon les estimations tirées d'une évaluation de 2017, sur les 253 kilomètres carrés inondés, au moins 42 kilomètres carrés porteront des cultures agricoles, ainsi que 576 345 arbres fruitiers.[152] Il est également probable que cette surface inondée contienne des zones de terrains actuellement inexploités en raison de leur mise en jachère dans le cadre d'une méthode agricole traditionnelle de rotation des cultures. Selon une évaluation de 2017, il est estimé que l'empreinte du réservoir recouvre 95 kilomètres carrés de forêts ou de buissons, et 30 kilomètres carrés de prairies.[153] Le plan d’action de réinstallation de 2017 indique également que grâce aux riches alluvions du fleuve Konkouré, les terres inondées par le réservoir sont souvent plus fertiles que celles aux alentours.[154]
De nombreux membres des communautés interrogés par Human Rights Watch ont affirmé que les terres inondées étant si nombreuses, il n’y avait pas assez de place sur les sites de réinstallation pour pouvoir cultiver. « Il n’y a pas de place pour l’agriculture sur le nouveau lieu, il n’y a qu’une petite parcelle pour planter des arachides », a précisé un homme de Tahiré Center.[155] « On nous a promis les terres cultivables dont nous avons besoin pour produire tout ce que nous avions avant, mais nous ne les avons pas reçues », a affirmé un homme de Koneta.[156] Plusieurs autres habitants ont comparé les maigres terrains dont ils disposent sur leur nouveau site avec ceux de leur village d’origine. « Les enfants de différents frères pouvaient travailler sur la même terre, et il restait de la place », a expliqué un homme de Tanene que le PAHS a réinstallé en juin 2019, avec sa mère, ses deux épouses et ses cinq enfants.[157] « À présent, là où nous sommes réinstallés, ce n’est plus possible. »
Plusieurs éleveurs ont déclaré à Human Rights Watch que l’inondation des terres les avait déjà forcés à déplacer leurs troupeaux de vaches très loin pour trouver d’autres terres disponibles. L’un d’entre eux a précisé qu’il avait marché pendant quatre jours avec ses soixante bêtes vers un nouveau lieu de pâturage.[158] « J’étais épuisé lorsque je suis arrivé », a-t-il confié. « Mes jambes étaient gonflées. » Un membre de l’Union pour la défense des sinistrés de Souapiti a expliqué à Human Rights Watch qu’il pouvait être difficile, pour les éleveurs, de trouver un nouveau terrain, à cause du risque de conflit avec les agriculteurs locaux. Un homme a déclaré qu’il avait dû déplacer son bétail à plus de 35 kilomètres de distance pour trouver des terres de pâturage disponibles. « Je dors en général avec mes bêtes dans la brousse, parce que ma famille est trop éloignée », a-t-il livré. [159]
Plusieurs habitants déplacés ont également affirmé que même lorsque leur terre agricole n’avait pas été inondée, il leur était difficile de retourner y travailler, car leur lieu de réinstallation en était très éloigné. Le site de réinstallation de Konkouré Centre, par exemple, se trouve à 35 kilomètres du village lui-même. « C’est trop loin pour nous rendre sur nos anciennes terres », a déclaré Boubacar Bah, un leader communautaire de Konkouré.[160] « Nous ne pouvons pas payer les véhicules qui nous y emmèneraient. » D’autres leaders communautaires ont ajouté qu’en raison de l’emplacement du chantier ou du réservoir du barrage, les routes ou les chemins menant à leurs terres n’étaient plus praticables.[161] Le PAHS a affirmé que lors du repérage de sites potentiels de réinstallation, il avait encouragé les communautés à trouver des zones pas trop éloignées du reste de leurs terres agricoles.[162]
Les normes internationales relatives aux droits humains encouragent le remplacement des terres perdues aux projets de développement, comme Souapiti, par des terres de qualité, taille et valeur comparables.[163] Les lignes directrices de la CEDEAO pour le développement d’infrastructures hydrauliques en Afrique de l’Ouest exigent également des États qu’ils fournissent un accès à des terres agricoles aux communautés déplacées en raison de projets hydroélectriques.[164] Le directeur environnement et développement durable du PAHS a cependant affirmé que le gouvernement avait décidé de ne pas offrir de terres agricoles de substitution du fait d’une pénurie de terres disponibles en Guinée. « Nous ne voulons pas prendre une terre d’un village pour la donner à un autre, parce que dans ce cas, il faudra toujours prendre une terre à quelqu’un », a-t-il affirmé.[165] Le PAHS a ajouté que les communautés déplacées pouvaient obtenir un accès à des terres agricoles en demandant aux communautés hôtes le droit de cultiver leurs terres.[166]
En adoptant cette démarche, cependant, le PAHS se dégage de la responsabilité de trouver des terres agricoles de substitution pour la reporter sur les communautés déplacées. Même si certaines familles déplacées ont la possibilité de négocier un accès adéquat aux terres, il est probable que la concurrence foncière va s’intensifier dans cette région, étant donné les importantes étendues inondées à cause du barrage. Le plan d’action de réinstallation de 2017 reconnaissait que « la première conséquence du projet sera la réduction globale de l’espace disponible (...) La terre jusqu’ici disponible sans contrainte particulière sera soumise à une pression foncière qu’il importe de réguler. »[167] Plusieurs leaders communautaires se sont déjà dits préoccupés par le fait que, les réinstallations s’accélérant, la concurrence pour les terres productives et les ressources pourrait générer des conflits entre les communautés.[168]
Absence de compensation financière pour la perte de terres
L’impact de la perte de terres agricoles pendant le processus de réinstallation a été aggravé par le fait que le PAHS n’a pas indemnisé la perte de foncier, argumentant que les agriculteurs disposant de droits coutumiers d’occupation foncière pouvaient uniquement être indemnisés pour les arbres et les cultures poussant sur leurs terres, et non pour la valeur du terrain lui-même.
Le plan d’action de réinstallation de 2017 du projet indiquait que le gouvernement avait une interprétation de la législation foncière guinéenne « favorable aux populations déplacées, même pour celles qui ne possèdent pas de titres fonciers ».[169] Il précisait plus loin que si la loi « ne fait (...) aucune référence explicite aux droits fonciers traditionnels » et « les exploitants en milieu rural, ne détenant ni titres fonciers, ni les documents prévus par la législation foncière antérieure, ne peuvent pas prétendre à une reconnaissance par la loi », le gouvernement a pourtant la « volonté (...) de prendre en compte les pratiques et les règles foncières locales par la conciliation du dispositif légal et des pratiques coutumières positives ».[170] Le plan d’action prévoyait même un budget de 6,1 millions de dollars afin de compenser la valeur des terres agricoles inondées en raison du barrage.[171]
Malgré ces déclarations, pourtant, le plan d’action de réinstallation a en fin de compte limité la compensation des habitants déplacés à des « droits de propriété formellement sécurisés ».[172] Ce processus exclut de fait la vaste majorité des personnes déplacées qui, comme nous l’avons vu plus haut, n’ont pas officiellement enregistré les droits coutumiers dont elles disposent. « En Guinée, la terre appartient à l’État », a déclaré le directeur environnement et développement durable du projet de Souapiti à Human Rights Watch.[173] « Ce qui se trouve sur la terre vous appartient, mais la terre elle-même appartient à tous les Guinéens. » En conséquence, les agriculteurs n’ont reçu aucune compensation pour leurs terres de pâturage ni pour leurs terres en jachère, lorsqu’ils pratiquent le système de rotation des cultures. « J’avais des terres sans cultures qui appartenaient à ma famille, et je n’ai pas été indemnisé », s’est plaint un homme du village de Tanene, ajoutant que depuis sa réinstallation, en juin 2019, il doit subvenir aux besoins de deux épouses et onze enfants.[174]
Étant donné que pour obtenir une indemnisation couvrant la valeur de leur terre, les habitants doivent avoir fait reconnaître officiellement leurs droits fonciers, il est probable qu’une très faible part des 6,1 millions de dollars US mis de côté à cet effet a été versée. À la question de savoir quelle proportion du budget avait été dépensée, le PAHS n’a pas répondu directement, mais a déclaré que « le budget du plan de gestion environnementale et sociale [qui inclut les réinstallations] est prélevé à la Banque d’export-import de Chine en fonction des besoins liés à la mise en œuvre des activités. Tant que l’activité n’est pas réalisée, le budget reste disponible ».[175]
Les normes internationales en matière de droits humains sont claires : les personnes déplacées, qu’elles disposent ou non de titre de propriété officiellement enregistré, devraient avoir droit à une compensation pour leur perte foncière.[176] Le Centre de coordination des ressources en eau de la CEDEAO a validé que les programmes de réinstallation devraient « tenir compte des biens immatériels/culturels (...) en reconnaissant les droits d’accès à la terre et en assurant la compensation et/ou le dédommagement de la perte des usages traditionnels (...) les dédommagements ne couvrent pas toujours l’ensemble de ces biens qui ont pourtant une valeur réelle pour les populations ».[177]
Opacité du processus de compensation des cultures et des arbres
Le PAHS a déclaré à Human Rights Watch qu’ils fournit des compensations couvrant les arbres et les cultures inondés ou devenus inaccessibles à cause du barrage.[178] Cependant, le PAHS n’ayant pas fourni aux personnes déplacées d’informations adéquates sur le mode de calcul des compensations, de nombreux habitants ont été frustrés du montant qui leur avait été versé et du processus utilisé à cet effet. « Le gouvernement nous a donné ce qu’il voulait. Nous avons accepté l’argent sans négocier parce que nous ne connaissions pas la valeur de nos ressources », a déploré un leader communautaire de Yabba.[179]
Plusieurs chefs de ménage, dont beaucoup ne savent pas lire, ont affirmé avoir signé des documents relatifs à la compensation au nom de leurs familles, sans en connaître le contenu et sans s’être fait conseiller par un tiers indépendant. Les exemples de documents distribués aux habitants après le recensement de leurs arbres et cultures que Human Rights Watch a examinés ne fournissaient aucune précision quant au nombre de cultures enregistrées ou au montant des compensations qui seraient versées. « Je leur ai demandé pourquoi les reçus ne mentionnaient pas le nombre de cultures recensées », a rapporté un homme de Bagueya. « Mais ils ont dit : “nous allons garder les chiffres”. »[180]
Le manque de transparence du processus de compensation a nourri le mécontentement suscité par les indemnisations versées. Certains habitants ont réfuté avoir reçu toute compensation. D’autres ont affirmé que s’ils avaient bien été indemnisés pour leurs cultures pérennes, comme les arbres fruitiers, ils n’avaient en revanche rien reçu pour leurs cultures annuelles telles que le riz ou le manioc.[181] « Au départ, les gens du projet ont dit qu’ils ne paieraient pas pour les cultures annuelles », a raconté un agriculteur de Konkouré Centre.[182] « Puis, en fin de compte, ils ont envoyé une équipe pour mesurer tous les terrains inondés. Mais nous n’avons toujours pas reçu d’argent. » Des leaders communautaires ont également déclaré que le PAHS ne les avait pas dédommagés pour les plantes sauvages poussant spontanément, telles que les herbes médicinales, dont beaucoup de personnes dépendent pour des revenus complémentaires.[183]
Les normes de l’industrie, notamment les « sauvegardes sur la réinstallation » de l’AfDB, énoncent que les personnes déplacées devraient recevoir des informations concernant le processus et le mode de calcul des compensations en cas d’achat de terres.[184] Le Centre de coordination des ressources en eau de la CEDEAO recommande qu’il soit porté « à la connaissance des populations l’information appropriée durant toutes les phases du projet », soulignant que « l’absence d’information et de transparence conduit à une méfiance de la part des populations ».[185]
Le PAHS a déclaré à Human Rights Watch que « le détail des montants et le processus de paiement sont communiqués aux impactés » au cours d’entretiens individuels.[186] Il a précisé que les documents du projet, tels que ceux portant sur le montant des indemnisations à verser, sont écrits en français, mais interprétés en langues locales, en la présence des chefs locaux.[187] La frustration que suscite le processus de compensation auprès des communautés montre cependant qu’il est important de se doter d’un mécanisme de réclamation qui permette de traiter les plaintes relatives aux compensations et, plus largement, aux réinstallations, point que nous développerons plus loin.
Plusieurs femmes ont affirmé que puisque la majorité des indemnisations sont versées aux hommes de la famille ou aux personnes endossant la fonction de leader communautaire, les femmes n’ont pas voix au chapitre concernant la gestion de l’argent. Dans certains cas, les époux ou les fils adultes ont reçu la totalité des indemnisations du ménage, même lorsque les femmes cultivaient des parcelles de terre à part, telles que de petits jardins maraîchers. « Je possède ma propre parcelle de terre, mais lorsque j’ai voulu participer à l’inventaire, les hommes du village m’ont dit que cela ne concernait qu’eux », a expliqué une femme de Konkouré qui avait l’habitude de cultiver ses produits pour les vendre au marché local.[188]
Le directeur environnement et développement durable du PAHS a affirmé que les femmes devraient être payées directement pour les terres qu’elles détiennent ou exploitent elles-mêmes, mais que toute indemnisation couvrant les biens collectifs est versée au chef de famille, « pour qu’il puisse gérer l’argent comme il le souhaite ».[189] Le PAHS a néanmoins affirmé que « l’unité familiale patriarcale en Afrique, et en Guinée, a tendance à favoriser l’homme comme représentant de la famille, du ménage, du lignage et par conséquent le dépositaire de la compensation financière ».[190] Les Principes de base et directives des Nations Unies concernant les expulsions et les déplacements liés au développement énoncent que « les femmes et les hommes doivent être cobénéficiaires de toutes les mesures d’indemnisation. Les femmes célibataires et les veuves doivent avoir droit à leur propre indemnisation ».[191]
Manque de soutien aux moyens de subsistance pour les communautés réinstallées
Les représentants du PAHS ont reconnu que les déplacements constituaient une menace pour les moyens de subsistance des communautés. Le PAHS a déclaré à Human Rights Watch qu’il visait à apporter aux communautés le soutien dont elles ont besoin pour rétablir un niveau de vie égal ou supérieur à celui qui était le leur avant la réinstallation. « Lorsque l’on déplace un village, on rompt ses modes de subsistance et il faut essayer de les rétablir », a expliqué le directeur environnement et développement durable du PAHS.[192] Le plan d’action de réinstallation de 2017 énonce que son objectif est de « rétablir, par un programme de développement approprié, les moyens d’existence des populations déplacées au moins au niveau qui prévalait avant le déplacement ».[193] Les plans d’action de 2015 et de 2017 énonçaient tous deux que le PAHS devrait commencer à exécuter les programmes de rétablissement des moyens de subsistance des communautés dès le début de la construction du barrage.[194] Le lancement de la construction du barrage de Souapiti a fait l’objet d’une cérémonie célébrée par le Président Condé en 2015.[195]
Dans toutes les communautés déplacées que Human Rights Watch a visitées, cependant, les habitants ont affirmé n’avoir reçu à ce jour aucune aide du PAHS pour rétablir leurs sources d’alimentation et de revenu. « Le problème, c’est que [les responsables du] projet n’ont pas tenu leurs promesses », a analysé Thierno Abou Diallo, président du district de Tahiré.[196] « Nous ne demandons rien d’extraordinaire. Préparer le terrain pour que nous puissions poursuivre nos activités, une zone de pâturage pour élever notre bétail. Tenir les promesses qui ont été faites. »
Le PAHS a promis qu’il aiderait les personnes déplacées à cultiver de façon plus intensive les terrains qu’il leur restait et à trouver de nouvelles sources de revenus, non agricoles, telles que la pêche, l’élevage de bétail ou l’apiculture.[197] Dans le plan d’action de réinstallation de 2017, il s’engageait également à élaborer un plan d’aménagement foncier afin de prévenir les conflits entre éleveurs et agriculteurs dans cette région, et de protéger la fertilité des sols.[198] Il proposait en outre d’appuyer un réseau de microfinancement qui servirait notamment à l’achat d’équipement de pêche.[199]
Toutefois, les premières familles déplacées, en provenance de Yabba (réinstallées en 2016), Khoroya (2018) et Koneta (2018), ont déclaré n’avoir reçu jusqu’à présent aucune aide leur permettant d’intensifier leurs cultures ou d’élaborer de nouveaux moyens de subsistance. Plusieurs habitants ont confié que leur famille devait emprunter des terres à des communautés voisines ou qu’ils travaillaient comme ouvriers agricoles pour d’autres agriculteurs. « Mon mari a presque tout abandonné pour chercher du travail », a déclaré une femme à Koneta.[200] Le PAHS a admis que les programmes de rétablissement des moyens de subsistance n’avaient pas encore démarré, mais a ajouté que « les villages déplacés en 2016 et 2017 sont ceux situés à proximité du chantier et (…) bénéficient des retombées économiques du chantier en cours.
Ces personnes sont embauchées prioritairement sur le chantier de construction du barrage ».[201]
Les villageois déplacés en 2019 ont affirmé qu’ils avaient eu vent de discussions des représentants du PAHS concernant des projets potentiels visant à les aider à trouver de nouveaux moyens de subsistance, mais n’avaient encore reçu aucune aide. « Cela fait quatre mois que nous sommes là maintenant, et il n’y a pas d’activité. Nous ne trouvons pas de travail », a expliqué une femme de Tahiré Centre.[202] « C’est difficile, quand on est habitué à travailler, de se retrouver inactif. Chaque matin, on se réveille et on reste à ne rien faire, comme les enfants », a renchéri un autre habitant de cette ville.[203]
Un homme de Warakhalandi, un village déplacé en juin 2019, a rapporté que le PAHS évoquait depuis plusieurs années la préparation de terres agricoles sur le nouveau site. « Ils parlent de la préparation des terres depuis 2016, mais jusqu’ici, ce ne sont que des paroles », a-t-il résumé.[204] « Maintenant, ils commencent à dire “Nous allons préparer des zones de pisciculture”, mais nous ne sommes pas très confiants, parce qu’ils n’ont pas tenu leurs autres promesses », a déclaré le président du district de Tahiré.[205]
Le PAHS a admis que si le plan d’action de réinstallation souligne bien la nécessité, pour lui, de commencer à préparer les mesures de rétablissement des moyens de subsistance dès le début de la construction du barrage, il ne s’y était cependant pas encore attelé, précisant : « les mesures de restauration des moyens de subsistance seront mises en œuvre après la mise en eau du réservoir et une fois que les villages auront été déplacés ».[206] Les normes internationales en matière de droits humains exigent que les populations réinstallées disposent sur place d’un accès immédiat aux sources de subsistance, ainsi qu’à des possibilités d’emploi.[207] Le PAHS a déclaré à Human Rights Watch qu’il était « en train de redoubler d’efforts pour investir sur la restauration des moyens de subsistance dans les prochains mois, et ce, pour les années à venir ».[208]
Le plan d’action envisageait un budget de 2,81 millions de dollars alloué aux programmes d’aide aux moyens de subsistance (2,05 millions de dollars en soutien à l’agriculture intensive et 760 000 dollars pour les revenus non agricoles), soit environ 3 % du budget total de 91 millions de dollars dédié aux réinstallations.[209] Interrogé sur la capacité de ce budget à rétablir les moyens de subsistance dans un processus de réinstallation d’aussi grande ampleur, le PAHS a répondu que « La restauration des moyens de subsistance est un sujet complexe et il est difficile de répondre à savoir si le budget sera suffisant ou non. Ce qui est notable est la volonté du Projet de s’assurer de la restauration des moyens de subsistance via un déploiement de moyens, mais aussi une atteinte de résultats ».[210]
Le PAHS a déclaré que durant la période qui s’écoulerait entre le déplacement et le début des programmes de rétablissement des moyens de subsistance, le gouvernement apporterait une aide alimentaire aux familles déplacées.[211] Des représentants du PAHS ont précisé que le gouvernement fournit du riz et une aide monétaire destinée à couvrir leurs besoins de base (huile de cuisson, produits sanitaires, etc.). Cet approvisionnement a lieu deux fois au cours des six premiers mois suivant la réinstallation.[212] « Cela aide les gens à se remettre sur pied », a résumé le directeur environnement et développement durable du PAHS.
Selon les habitants, toutefois, étant donné le temps qu’il faudrait pour trouver de nouveaux moyens de subsistance, la quantité de riz et d’argent fournie était insuffisante et la période d’approvisionnement devrait être prolongée. « Nous avons consommé tout ce que nous avions reçu en à peine plus d’un mois », a commenté un homme de Warakhalandi réinstallé en juin 2019, ajoutant que ces stocks devaient nourrir son épouse et ses cinq enfants.[213] Les habitants ont expliqué que pour trois mois, les ménages recevaient en moyenne un à deux sacs de riz de 50 kg chacun et une somme allant de 900 000 à 1 500 000 GNF. « Un sac de riz ne peut nourrir ma famille pendant trois mois », a constaté un ancien habitant de Woussi Dow Banlal réinstallé en juin 2019.[214] Les habitants craignent qu’il faille des années pour rétablir leurs sources d’alimentation et de subsistance. « Sans aide, il va falloir encore 10 ans avant que nous ne soyons autonomes », a estimé un homme réinstallé en février 2019, interrogé à Konkouré Centre.[215] « Nos familles doivent tout recommencer », a considéré Mamadou Bah, chef du district de Bagueya.[216] « Comment allons-nous survivre, en attendant que nos cultures poussent ? »
Le PAHS a déclaré que la quantité d’assistance qu’il offrait était suffisante, car il ne souhaitait pas « créer une dépendance des populations vis-à-vis du Projet ».[217] Les normes internationales, notamment celles de la Banque mondiale et la sauvegarde de l’AfDB sur la réinstallation involontaire, exigent pourtant que les personnes déplacées et les habitants des communautés hôtes reçoivent une assistance pendant la période nécessaire au rétablissement de leur niveau de vie de départ.[218]
Les leaders communautaires ont également souligné la nécessité de consulter les communautés concernées lors de l’élaboration d’un plan de rétablissement des moyens de subsistance, et ont affirmé craindre que les populations locales aient des difficultés à s’adapter aux activités proposées par le PAHS. « Toutes les activités proposées par [le Projet] sont des activités commerciales », a constaté Boubacar Bah, un leader communautaire de Konkouré Centre. « Un éleveur qui va être réinstallé (...) ne peut exercer ces activités, et un agriculteur non plus. »[219] Le directeur environnement et développement durable du PAHS ne partage pas ce point de vue. « Les gens trouvent toujours de nouveaux moyens d’existence », a-t-il estimé.[220] Le Centre de coordination des ressources en eau de la CEDEAO a pointé que « les transformations des systèmes de production (p. ex. transformation de la pêche de rivière vers la pêche lacustre ou culture sèche vers culture irriguée) nécessitent des appuis et l’association des populations ».[221] Les lignes directrices de la CEDEAO pour le développement d’infrastructures hydrauliques en Afrique de l’Ouest exigent que les États « conçoivent et valident avec les populations locales affectées, des techniques de production adaptées, en vue de soutenir les programmes de réinstallation et les plans de développement local, sur la base d’une combinaison des savoir-faire traditionnels et des techniques modernes innovantes issues de la recherche ».[222]
Plusieurs femmes ont également insisté sur l’importance des programmes de rétablissement des moyens de subsistance spécifiquement destinés aux femmes. La directive de la CEDEAO sur les évaluations de genre dans les projets énergétiques recommande que les promoteurs de ces projets évaluent les impacts sur les hommes et sur les femmes des déplacements et de la perte de terrains, ou de la modification des sources d’alimentation et de revenus des femmes, entre autres.[223]
Les normes internationales exigent également que les promoteurs évaluent régulièrement les effets positifs des mesures de rétablissement des moyens de subsistance sur les revenus et la qualité de vie des ménages.[224] Le PAHS a déclaré avoir réalisé des enquêtes en porte-à-porte, notamment une évaluation des revenus, en 2017, qui permettra, selon lui, de déterminer l’impact de ces mesures.[225]
Au-delà du soutien au rétablissement des moyens de subsistance des personnes déplacées, plusieurs normes internationales recommandent que les communautés touchées reçoivent une part des revenus dérivés de la vente de l’électricité générée par les projets hydroélectriques. Les Lignes directrices de la CEDEAO pour le développement d’infrastructures hydrauliques en Afrique de l’Ouest, par exemple, énoncent que « le bénéfice d’une partie des revenus monétaires tirés de l’exploitation et de la vente de l’énergie hydroélectrique » devrait faire partie de « la jouissance, par les populations affectées, des bénéfices directs générés par les barrages ».[226] L’Initiative pour la Prospection économique et le développement durable, un groupe de réflexion guinéen, a mentionné les lignes directrices dans un document de politique exhortant le gouvernement guinéen à trouver des moyens d’attribuer une part des bénéfices financiers tirés du barrage de Souapiti et d’autres projets hydrauliques similaires vers les communautés déplacées en raison de ces projets.[227]
Exemple éloquent des bénéfices potentiellement limités que les populations déplacées tireront du barrage de Souapiti, on ne sait pas clairement si les sites de réinstallation seront raccordés à l’électricité. Interrogé en février 2020 sur la question de savoir si le barrage serait utilisé pour fournir de l’électricité aux villages déplacés en raison du barrage, le PAHS n’a pas répondu directement, mais a affirmé qu’« en collaboration avec le ministère de l’Énergie - l’Agence guinéenne pour l’électrification rurale -, il [était] en train de mener des actions de plaidoyer auprès de certains acteurs et bailleurs de fonds du secteur de l’électrification rurale », précisant que « le dialogue [se poursuivait] ».[228]
Mécanisme de réclamation inadéquat
Dans toutes les communautés visitées par Human Rights Watch, les habitants ont raconté qu’ils s’étaient plaints auprès des représentants du PAHS ou de l’administration locale concernant le processus de réinstallation, mais qu’ils n’avaient reçu aucune réponse, ou que les réponses qui leur avaient été apportées étaient sans rapport avec leurs préoccupations. « Quand des missions viennent ici, nous nous plaignons de n’avoir rien à manger, mais ils disent qu’ils ne sont là que pour prendre des notes et qu’ils ne peuvent rien faire », a déploré un homme de Tahiré Centre.[229] « Nous avons parlé [aux représentants du] Projet, aux autorités locales », a détaillé un habitant de Woussi Dow Ballal réinstallé en juin 2019.[230] « Nous avons tellement parlé. Nous sommes fatigués, parce que ça ne change rien. »
Des leaders communautaires ont décrit un processus où les responsables se renvoient les réclamations les uns aux autres. « Vous rencontrez une personne un jour. Une autre personne le lendemain », s’est agacé Souleymane Bah, vice-président du district de Konkouré. « Elle vous dit : “Je ne sais rien, c’est mon directeur qui m’envoie”. Vous appelez le directeur, il ne répond pas. Nous écrivons des lettres, nous les envoyons. Quelqu’un vous dit de transmettre à un tel. Ils vous demandent d’attendre. Il y a son supérieur, aussi. À qui sommes-nous censés porter notre réclamation ? À qui ? Au gouvernement ? À qui ? »[231]
Plusieurs habitants ont également décrit l’échec de leur tentative de réclamation auprès des autorités locales telles que les maires ou les préfets de proximité. « On va à Tondon [la sous-préfecture]. On expose nos problèmes au maire de Tondon. Il dit qu’il va transmettre », a raconté un leader communautaire de Yabba, qui a ajouté que les membres de son village avaient déposé pas moins d’une centaine de réclamations depuis leur réinstallation, en 2016. « Nous sommes passés par tous les niveaux des autorités locales, mais il n’y avait pas de suivi », a indiqué Thierno Abou Diallo, président du district de Tahiré.[232]
Le PAHS a déclaré avoir créé des comités de surveillance locale constitués de leaders communautaires locaux issus des communautés déplacées réinstallées et des communautés d’accueil, des pouvoirs publics du district, de jeunes et de femmes. Sa fonction est de recevoir les réclamations des membres des communautés et de les transmettre au PAHS. Mais selon plusieurs leaders communautaires siégeant dans ces comités, leur fonctionnement n’est toujours pas efficace. Leurs membres ont indiqué manquer de moyens financiers et logistiques, tels que des crédits téléphoniques ou de l’argent pour se rendre aux réunions de comité, se réunir régulièrement et servir les habitants déplacés.[233]
Les normes en matière de droits humains énoncent clairement que les habitants déplacés ont droit à une audience équitable, qui s’inscrit dans le droit à un recours effectif en cas de violation des droits humains, notamment en cas de réinstallation et de déplacement.[234] Les normes de l’industrie, dont celles de l’AfDB et les normes de réinstallation de la Banque mondiale mentionnées dans le plan d’action de réinstallation du projet de Souapiti (2017), exigent également que les projets créent des mécanismes de recours effectifs.[235] Les Lignes directrices de la CEDEAO pour le développement d’infrastructures hydrauliques en Afrique de l’Ouest exigent que les gouvernements remédient, au travers de processus légaux, aux dommages subis par les communautés du fait du non-respect des plans environnementaux et sociaux.[236]
Le PAHS a déclaré à Human Rights Watch qu’il avait « pris du retard » dans la mise en œuvre d’une politique officielle de réclamations, et qu’en réalité, ces dernières avaient été résolues de façon informelle.[237] Il a ajouté que cette politique avait été rédigée et validée en septembre 2019.[238] Cela signifie qu’il n’était pas doté d’un mécanisme de réclamation officiel avant et pendant les réinstallations réalisées en 2019 en raison du barrage de Souapiti, période durant laquelle des milliers de personnes originaires de plus de 51 villages ou hameaux ont été déplacées. Le PAHS a par ailleurs affirmé que 110 réclamations avaient été enregistrées jusqu’à présent grâce à ce mécanisme, et qu’il avait répondu aux demandeurs dans 25 % des cas. D’autres réclamations sont en cours de traitement et font actuellement l’objet d’enquêtes.[239]
Remerciements
Les recherches et la rédaction de ce rapport ont été réalisées par Yasmin Dagne, titulaire d’une bourse Leonard H. Sandler, division Afrique de Human Rights Watch. Le rapport est également alimenté par les recherches approfondies réalisées sur le terrain par Mariama Barry, consultante en droits fonciers et droits des femmes. Jim Wormington, chercheur senior auprès de la division Afrique de Human Rights Watch, a supervisé les recherches, a édité le rapport et rédigé les parties additionnelles.
Corinne Dufka, directrice pour l’Afrique de l’Ouest, Sophie Richardson, directrice pour la Chine, Yaqiu Wang, chercheuse auprès de la division Asie, Komala Ramachandra, chercheuse senior auprès de la division Entreprises et droits humains, Juliana Nnoko-Mewanu, chercheuse auprès de la division Droits des femmes, Felix Horne, chercheur senior, et Katharina Rall, chercheuse auprès de la division Environnement et droits humains ont révisé le rapport. Clive Baldwin, conseiller juridique senior, et Babatunde Olugboji, directeur adjoint du bureau des Programmes, ont révisé les aspects juridiques et ceux liés aux programmes.
Josh Lyons, directeur des analyses géospatiales, et Carolina Jordá Álvarez, analyste géospatiale, ont analysé et produit les images satellite utilisées pour le rapport. Janna Kyllastinen a monté la vidéo qui l’accompagne. La production du rapport a été réalisée par Grace Choi, directrice des publications, et Travis Carr, coordinatrice des publications/photographies. Fitzroy Hepkins, responsable administratif, et Morgan Hollie, collaboratrice au sein de la division Afrique, ont fourni une assistance et un support à la production. La traduction française a été réalisée par Cathia Zeoli, traductrice indépendante, et relue par Peter Huvos, éditeur du site Web français.
Nous remercions également Hafizou Barry, Fréderic Foromo Loua, Issiaga Keita, Pascal Tenguiano, membres de l'Union pour la Défense des Sinistrés de Souapiti, Lien de Brouckere, Josh Klemm, Jingjing Zhang, Brendan Schwartz, Jamie Skinner et Adrien Desplat pour leur aide et leur soutien. L’organisation Inclusive Development International (IDI) et Coleen Scott, en particulier, ont réalisé des recherches approfondies sur la structure d’investissement du barrage de Souapiti et sur les utilisations finales de l’énergie qu’il produira.
Nous remercions également les représentants du Projet d'Aménagement Hydroélectrique de Souapiti pour avoir accepté de bien vouloir discuter du contenu de ce rapport et de ses conclusions.
Nous remercions enfin tout particulièrement les personnes que nous avons interrogés pour réaliser ce rapport, notamment les personnes déplacées en raison du barrage de Souapiti, qui nous ont accordé du temps et confié leurs récits.