(Tunis) - Les autorités tunisiennes poursuivent des citoyens devant des tribunaux militaires et civils et les emprisonnent pour avoir critiqué publiquement le président Kais Saïed et d’autres responsables, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Parmi les personnes poursuivies figurent des membres du parlement, des personnes connues pour leurs commentaires sur les réseaux sociaux et un animateur de télévision.
S’appuyant sur les lois répressives promulguées avant la révolution tunisienne, les procureurs s’attaquent à ceux qui critiquent le président Saïed et qualifient de « coup d’État » sa saisie de pouvoirs exceptionnels à partir du 25 juillet 2021. Sur les cinq récentes affaires relatives à la liberté d’expression examinées par Human Rights Watch, une personne purge actuellement une peine de prison pour avoir offensé le président, entre autres chefs d’accusation, trois autres sont en cours de procès pour avoir diffamé l’armée et offensé le président, et la dernière fait l’objet d’une procédure pénale pour des accusations similaires.
« Critiquer publiquement le président suite à son accaparement de pouvoirs additionnels, c’est prendre le risque de finir devant un tribunal », a déclaré Eric Goldstein, Directeur par intérim de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Faire taire les critiques représente un double danger à l’heure où le président est occupé à concentrer tant de pouvoirs entre ses mains ».
À de nombreuses reprises, Saïed a publiquement soutenu les poursuites judiciaires contre les Tunisiens qui « insultent et diffament plutôt que d’exercer leur droit à la liberté d’expression ».
Devant les tribunaux civils, les chefs d’accusation portent sur « l’offense au président » au titre de l’article 67 du code pénal, l’imputation « à un fonctionnaire public (…) de faits illégaux relatifs à ses fonctions » sans justifier « l’exactitude de l’imputation » (article 128), ou encore « l’attentat ayant pour but de changer la forme du gouvernement ou d’exciter les habitants à s’armer les uns contre les autres » (article 72, qui peut être puni de mort).
Devant le tribunal militaire, des accusations ont été portées pour « outrage à l’armée », en vertu de l’article 91 du Code de justice militaire tunisien. Toute critique à l’encontre du président peut être poursuivie comme un délit en vertu de ce code de justice militaire, car le président est, de par la constitution, le commandant en chef des forces armées. Le Code de justice militaire punit jusqu’à trois ans de prison « quiconque, militaire ou civil (…) se rend coupable d’outrage au drapeau, d’atteinte à la dignité et à la renommée de l’armée (…) d’actes de nature à affaiblir dans l’armée la discipline militaire, l’obéissance et le respect dus aux supérieurs ou de critiques sur l’action de commandement supérieur ».
Le 25 juillet, Saïed a annoncé qu’il limogeait le Premier ministre, suspendait le parlement, levait l’immunité parlementaire et imposait d’autres mesures extraordinaires jugées nécessaires pour résoudre la crise politique que traverse la Tunisie depuis des mois et remédier à la mauvaise gestion de la pandémie de Covid-19, qui a encore aggravé le marasme économique. Le 23 août, Saïed a prolongé indéfiniment ses pouvoirs extraordinaires. Le 13 décembre, il a annoncé son intention d’organiser, en juillet 2022, un référendum national sur une constitution révisée tout en maintenant le Parlement fermé, et ce jusqu’à l’élection d’un organe de remplacement en décembre 2022.
L’absence de cour constitutionnelle dont le mandat est d’abroger les lois jugées inconstitutionnelles prive les Tunisiens d’une garantie essentielle contre les poursuites pénales pour des accusations qui violent leurs droits humains, a déclaré Human Rights Watch. Des lois répressives, notamment celles qui criminalisent la critique des institutions de l’État, sont restées en vigueur malgré la protection de la liberté d’expression qu’offre la Constitution tunisienne de 2014. Il n’existe pas de juridiction supérieure opérationnelle habilitée à ordonner l’abrogation de ces lois.
La police du Kef a arrêté Selim Jebali, un commentateur régulier des questions politiques et sociales, le 7 octobre. Amor Raoueni, l’avocat de Jebali, a déclaré à Human Rights Watch que les autorités avaient cité trois commentaires de la page Facebook de Jebali publiés entre le 25 juillet et le 6 octobre, dans lesquels il décrivait le président comme « un chien » et un « fomenteur de coup d’État ».
Le 13 octobre, le tribunal militaire permanent de première instance du Kef a condamné M. Jebali à un an de prison pour « offense au président », « outrage à l’armée » et pour avoir « imputé à un fonctionnaire public des faits illégaux relatifs à ses fonctions sans en justifier exactitude ». Une cour d’appel a réduit sa peine à six mois de prison le 13 novembre. Jebali purge actuellement sa peine à la prison de Mornaguia, à Tunis.
Le procureur général du tribunal militaire permanent de première instance de Tunis a inculpé Yassine Ayari, membre du Parlement suspendu et représentant du mouvement Espoir et Travail, pour des commentaires postés sur Facebook en juillet, où il aurait offensé le président et diffamé l’armée, a déclaré Ayari à Human Rights Watch. Dans ses messages, il a qualifié les mesures prises par Saïed le 25 juillet de « coup d’État militaire » et a déclaré que « Saïed a transgressé les prérogatives que lui confère la constitution », en référence à l’utilisation par Saïed de l’article 80 de la Constitution de 2014 pour justifier les mesures extraordinaires adoptées lors de sa prise de pouvoir. Si l’article 80 autorise le président à prendre les mesures qui s’imposent en cas de « péril imminent », il circonscrit aussi les mesures autorisées.
Le 30 juillet, après la levée de l’immunité des parlementaires par le président Saïed, les autorités ont arrêté Ayari pour l’obliger à purger une peine de prison prononcée en 2018 par un tribunal militaire de Tunis pour un message publié sur Facebook et jugé critique à l’égard du président. Les autorités ont libéré Ayari le 22 septembre, après qu’il ait passé deux mois à la prison de Mornaguia, à Tunis. Le tribunal a reporté le procès d’Ayari portant sur ces nouvelles accusations du 22 novembre au 14 février 2022.
Amer Ayed, animateur de télévision, et Abdelatif Aloui, député de la coalition Al Karama, ont été arrêtés séparément le 3 octobre, à leurs domiciles respectifs de Monastir et de Tunis, pour offense au président, a déclaré leur avocat, Malek ben Amor, à Human Rights Watch. Les deux hommes étaient apparus ensemble dans l’édition du 1er octobre de l’émission hebdomadaire Hassad 24 que présente Ayed sur la chaîne de télévision Zitouna. Au cours de l’émission, ils ont tous deux critiqué Saïed et qualifié ses mesures du 25 juillet de coup d’État. Aloui a également qualifié Saïed de « manipulateur » et a critiqué les nominations de hauts responsables effectuées par le président. Les autorités ont arrêté et interrogé les deux hommes séparément, en l’absence de leurs avocats.
Le 5 octobre, un juge d’instruction du tribunal militaire permanent de première instance de Tunis a inculpé les deux hommes d’« offense au président », d’« attentat ayant pour but de changer la forme du gouvernement ou d’exciter les habitants à s’armer les uns contre les autres », d’avoir « imputé à un fonctionnaire public des faits illégaux relatifs à ses fonctions sans en justifier l’exactitude » et d’« outrage à l’armée ». Le 5 octobre, le tribunal a placé Ayed en détention et libéré provisoirement Aloui. Le 25 novembre, le même tribunal a provisoirement libéré Ayed et a reporté son procès au 20 janvier 2022.
Le 28 juin, des officiers de l’Unité de lutte contre la criminalité de la Garde nationale à Ben Arous ont interrogé Amina Mansour, connue pour ses commentaires sur les réseaux sociaux, au sujet d’une publication satirique sur Facebook datant du mois de mai et décrivant Saïed comme « le président le plus propre » et « le moins corrompu ». Un procureur du tribunal militaire permanent de première instance de Tunis a interrogé Mansour le même jour, mais n’a pas ordonné sa détention
Le 14 juillet, le tribunal a ordonné à Mansour de se soumettre à une évaluation psychiatrique, mais cette dernière a refusé d’obtempérer et fait toujours l’objet d’une enquête. « Je suis actuellement dans un flou juridique », a déclaré Mansour à Human Rights Watch. « Je ne sais pas de quoi cette situation retourne : cela signifie-t-il que si j’essaie de voyager par exemple, la police peut simplement m’arrêter et me signifier que j’ai une affaire judiciaire en cours ? »
La révolution de 2010-2011 qui a chassé le président Zine el-Abidine Ben Ali a apporté aux Tunisiens plus de liberté pour critiquer les autorités. Cependant, depuis 2012, les autorités ont poursuivi de nombreux journalistes, blogueurs, artistes et intellectuels pour avoir critiqué pacifiquement le président et d’autres responsables, en vertu des dispositions du code pénal relatives à l’« outrage », aux « offenses aux représentants de l’État » et à l’« atteinte à l’ordre public », qui peuvent toutes entraîner des peines de prison.
Au moins neuf autres personnes connues pour leurs commentaires sur les réseaux sociaux ont fait l’objet de poursuites pénales depuis 2017 pour avoir critiqué des hauts fonctionnaires. Wajdi Mahouechi, un activiste, purge une peine de deux ans de prison qu’un tribunal de Tunis lui a infligée en novembre 2020 pour avoir publié une vidéo de lui-même critiquant un procureur général.
Autoriser des poursuites contre un civil devant un tribunal militaire constitue une violation du droit à un procès équitable et aux garanties d’une procédure régulière, a déclaré Human Rights Watch. Les Principes sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique notent que « les tribunaux militaires ont pour seul objet de connaître des infractions d’une nature purement militaire commises par le personnel militaire ».
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