J’ai rencontré le journaliste tunisien Lotfi Hajji pour la première fois il y a une quinzaine d’années, après le refus des autorités du président Zine al-Abidine Ben Ali de lui accorder une accréditation pour devenir le correspondant local d’Al Jazeera, la chaîne de télévision panarabe financée par le Qatar. Hajji, à l’époque actif au sein de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), avait aussi cofondé le premier syndicat indépendant de journalistes du pays.
Après le renversement de Ben Ali en janvier 2011, j’ai été heureux de voir enfin Hajji à l’écran, terminant ses reportages par « Lotfi Hajji, Al Jazeera, Tunis ». Ceci mettait enfin un terme à une attente de sept ans pour être accrédité.
Mais le 25 juillet 2021, l’actuel président tunisien, Kais Saïed, a suspendu le Parlement, limogé le Premier ministre et s’est arrogé des pouvoirs extraordinaires. Le lendemain, les forces de sécurité ont expulsé les membres du personnel d’Al Jazeera de leur bureau de Tunis, et ont confisqué leurs équipements.
Alors que la police bloquait l’accès à leurs locaux, les journalistes d’Al Jazeera ont improvisé un studio de fortune devant l’entrée du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT). Interdite de sortir de ce périmètre pour tourner, la station diffuse des images empruntées à d’autres chaînes, Hajji y intervenant chaque jour en personne.
Le bilan en matière de droits humains de Saïed est certes moins grave que celui de Ben Ali, qui pratiquait à grande échelle la censure, l’emprisonnement et la torture à l’encontre de ses opposants, mais l’aspect arbitraire des violations est similaire.
« Aucune autorité ne nous a donné de raison à la fermeture de notre bureau », m’a confié Hajji. « Il n’y a pas de décision de justice. Aucun fonctionnaire ne nous dira ce que nous avons fait de mal, combien de temps cela va durer, ou à qui nous pouvons faire appel. »
Les violations arbitraires des droits s’accumulent depuis juillet. L’opposition et d’autres personnalités politiques ont été assignées à résidence et des hommes d’affaires interdits de voyager sans être officiellement l’objet d’une inculpation. Les détracteurs du président ont été déférés devant des tribunaux militaires pour y être poursuivis. La chaîne de télévision Nessma TV et la station de radio Al-Quran al-Kareem, qui avaient critiqué le président, ont dû cesser d’émettre le 27 octobre, en raison de prétendus problèmes de licence.
En maintenant la fermeture du parlement, en suspendant effectivement la constitution de 2014 le 22 septembre et en entravant des médias indépendants comme Al Jazeera, Saïed a érodé les freins et contrepoids critiques que les Tunisiens avaient dressés depuis 2011 pour empêcher le retour à un régime autoritaire.
Bien que réduit à travailler depuis un jardin, Lotfi Hajji est toujours à l’antenne. Pour l’instant.
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