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Tunisie : Les politiques répressives du président violent les droits humains

Des dizaines d’assignations à résidence ont été imposées de manière arbitraire

Le président tunisien Kaïs Saïed levait son poing en marchant sur l'avenue Bourguiba à Tunis, entouré de gardes du corps, le 1er août 2021.   © 2021 Slim Abid/Présidence tunisienne via AP

(Tunis, le 11 septembre 2021) – Les actes de répression arbitraires et motivés politiquement se multiplient en Tunisie depuis le 25 juillet 2021, date à laquelle le président Kaïs Saïed a suspendu le Parlement, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch. Le chef d’État a également levé l’immunité parlementaire, limogé le chef du gouvernement et pris le contrôle du ministère public.

Trois députés ont été emprisonnés pour des délits d’expression et au moins 50 Tunisiens assignés à résidence de manière arbitraire, dont d’anciens fonctionnaires, un juge et trois législateurs. Des dizaines d’autres Tunisiens se sont vus imposer des interdictions de voyager arbitraires, qui violent leur liberté de mouvement. Le 23 août, Saïed a prolongé indéfiniment les pouvoirs extraordinaires qu’il s’était accordés. Il n’a ni rouvert le Parlement ni nommé de nouveau chef de gouvernement, affirmant que ces mesures ne mettraient pas en péril les droits humains des Tunisiens.

« Les assurances données par le président Saïed au sujet des droits humains sonnent creux alors qu’il est le seul à détenir le pouvoir, que des députés et d’autres Tunisiens font soudain face à des restrictions arbitraires de leurs libertés individuelles, et que certains sont jetés en prison », a déclaré Eric Goldstein, Directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch.

Depuis l’annonce des mesures prises par Saïed, les procureurs civils et militaires ont annoncé des enquêtes à l’encontre d’au moins 10 députés, dont quatre détenus. Imad Al-Ghabri, porte-parole du tribunal administratif de Tunis, a déclaré le 9 septembre que, parmi les personnes assignées à résidence sur ordre du ministre de l’Intérieur par intérim que Saïed a nommé, figuraient également des responsables gouvernementaux et d’anciens fonctionnaires, des députés, des juges, des hommes d’affaires et des conseillers de gouvernements précédents. Al-Ghabri a déclaré qu’au 9 septembre, 10 avaient fait appel de leur assignation à résidence devant le tribunal administratif de Tunis.

La levée de l’immunité des législateurs a également permis aux autorités d’exécuter une peine de deux mois de prison prononcée par un tribunal militaire pour diffamation en 2018 à l’encontre de Yassine Ayari, un député détenu à la prison de Mornaguia. Ayari fait également l’objet d’une enquête du parquet militaire pour « diffamation envers l’armée ». Les autorités devraient le remettre immédiatement en liberté, a déclaré Human Rights Watch, car il est puni pour avoir exercé son droit d’expression.

Deux autres députés sont détenus depuis plus d’un mois pour diffamation : Jdedi Sboui, arrêté par les autorités le 5 août sur la base de plaintes déposées par le gouverneur de Zeghouan, qui l’accuse de diffamation et de corruption, et Faycel Tebini le 2 août sous mandat d’arrêt pour diffamation, calomnie et incitation à la désobéissance contre le procureur de la République du Tribunal de première instance de Jendouba, dans des publications et vidéos postées sur Facebook. Cinq autres sont accusés d’avoir prétendument insulté ou agressé un policier à l’aéroport de Tunis lors d’une altercation et un a été arrêté pour avoir prétendument pénétré par effraction dans une station de Radio Tunis.

Le 30 juillet, au moins 30 policiers en civil ont arrêté Ayari, député de la formation politique Amal wa Aamal (« Espoir et travail »), à son domicile, a déclaré à Human Rights Watch son avocat, Melek Sayahi. Ce dernier a déclaré que les avocats d’Ayari n’ont pu lui rendre visite à la prison de Mornaguia, à Tunis, que 15 jours plus tard.

La peine d’Ayari en 2018 a été prononcée par un tribunal militaire alors qu’il s’agissait d’un civil. En août, un procureur militaire a porté de nouvelles accusations contre lui en vertu de l’article 91 du Code de justice militaire, pour des publications sur Facebook en date des 26, 27 et 28 juillet 2021, pour « diffamation envers l’armée ». Sayahi a déclaré qu’Ayari avait entamé une grève de la faim le 8 septembre pour protester contre sa détention. La poursuite d’un civil devant un tribunal militaire viole le droit à un procès équitable et les garanties de procédure régulière.

Human Rights Watch a interrogé deux personnalités ayant déclaré ne pas connaître la raison de leur assignation à résidence et n’avoir reçu aucun document officiel.

Chawki Tabib, avocat et ancien chef de l’Autorité nationale tunisienne de lutte contre la corruption, un organisme d’État, a déclaré que des policiers du commissariat du district d’El-Nasr à Tunis l’avaient placé en résidence surveillée le 20 août, sans en révéler la raison mais en lui précisant qu’elle durerait jusqu’à la fin de l’état d’urgence, qui expire le 19 janvier 2022.

En réponse à sa demande d’ordonnance officielle, a-t-il déclaré, un officier « a sorti son téléphone et m’a montré ce qu’il a dit être une version numérique de la décision. Lorsque j’ai demandé qu’on me fournisse le document proprement dit, il a répondu qu’il l’enverrait. Mais des semaines plus tard, je ne l’ai toujours pas reçu. »

« Je ne sais pas s’il y a une plainte [judiciaire] contre moi et si je fais face à des poursuites», a-t-il déclaré. « Je n’ai pas été convoqué pour un interrogatoire à propos de quoi que ce soit, et je n’ai pas encore vu de juge sur aucune affaire. »

Les autorités ont limité les déplacements de Tabib à de la marche dans son quartier. Il lui avait été demandé de les informer de ses rendez-vous chez le médecin 24 heures à l’avance, a-t-il témoigné, en précisant avoir été escorté lors d’une visite : « La scène était particulièrement humiliante. Ils m’ont traité comme si j’étais Ben Laden lui-même. »

Tabib a fait appel de la décision le 26 août devant un tribunal administratif et est en attente du jugement.

Les agents ont placé Zouheir Makhlouf, un député indépendant, en résidence surveillée alors qu’il se rendait chez sa mère le 16 août, sans lui donner de raison. Makhlouf a déclaré à Human Rights Watch : « J’ai été conduit au poste de police de Maamoura, où un officier m’a demandé de signer un document, mais il ne m’a pas laissé le lire. L’officier a cité l’annonce faite par Saïed le 25 juillet de mesures spéciales et de la nomination d’un ministre de l’Intérieur par intérim. »

Makhlouf a déclaré avoir été emmené dans un poste de police de la ville de Nabeul, « et là, j’ai signé un rapport de police sur la décision de me placer en résidence surveillée. Il disait que je ne devais pas quitter le domicile de ma mère ni violer de quelque manière que ce soit l’ordre d’assignation. J’ai demandé une copie du rapport de police et on m’a répondu que je devais déposer pour cela une demande auprès d’un tribunal administratif, ce que j’ai fait le 25 août. Ils fouillent tous ceux qui viennent me rendre visite, y compris ma sœur et ma femme. »

Makhlouf a déclaré ne pas avoir été informé personnellement de la raison de cette arrestation. Son avocat lui a dit qu’une affaire en souffrance liée à des accusations de harcèlement sexuel datant de 2019 n’était pas la raison. Makhlouf pense qu’il s’agit « des publications sur Facebook et des interviews télévisées où j’ai critiqué ce que Saïed a fait, et ma caractérisation de sa décision comme étant une ‘‘grave violation constitutionnelle’’ ».

Il est prévu que Makhlouf reste en résidence surveillée jusqu’à la fin de l’état d’urgence. « Je vis maintenant dans une prison », a-t-il constaté.

L’article 80 de la constitution de 2014, que le président Saïed a invoqué le 25 juillet pour justifier ses pouvoirs extraordinaires, l’autorise à prendre « toutes les mesures nécessaires » en cas de « péril imminent menaçant l’intégrité nationale, la sécurité ou l’indépendance du pays ». Le président a suspendu le parlement, alors que l’article 80 exige qu’il soit « en  état de session  permanente » pendant une telle période et lui interdit de le « dissoudre ».

La cour constitutionnelle établie par la constitution de 2014, qui a le pouvoir de lutter contre les abus de pouvoir d’un président, n’existe pas encore, en raison de désaccords persistants sur sa composition. L’article 80 autorise cette juridiction à examiner les prolongations au-delà de 30 jours des pouvoirs exceptionnels pour déterminer si les conditions invoquées pour les justifier sont toujours valides.

La veille de sa prise de pouvoirs extraordinaires en vertu de l’article 80 de la constitution, le président Saïed a prolongé jusqu’au 19 janvier 2022 l’état d’urgence qui a été maintes fois renouvelé depuis sa proclamation en 2015 par l’ancien président Béji Caïd-Essebsi. Le décret de l’état d’urgence confère à l’autorité exécutive des pouvoirs étendus, notamment l’interdiction des grèves, des manifestations et des rassemblements publics, l’ordonnance d’assignation à résidence et la prise de contrôle des médias.

Aux termes des normes internationales, les assignations à résidence sont considérées comme une forme de détention et justifient certaines garanties pour être considérées comme légales, même pendant un état d’urgence. Il s’agit notamment de veiller à ce que la période d’assignation à résidence ne soit pas indéfinie, de remettre une copie écrite de la décision à la personne concernée, de s’assurer que celles qui font l’objet de telles mesures puissent les contester de manière véritable devant un organe impartial et d’assurer un contrôle judiciaire régulier. Chaque renouvellement d’un ordre de détention devrait être soumis à l’approbation d’un tribunal.

Le Comité des droits de l’homme de l’ONU a déclaré que la diffamation devrait être traitée comme une question civile et non pénale et que « l’emprisonnement n’est jamais une peine adéquate ».

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