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Tunisie : Assignations à résidence arbitraires

De nombreuses personnes sont confinées chez elles sans chef d'accusation dans le cadre de l'état d'urgence.

(Tunis) – En Tunisie, le recours aux assignations à résidence à l'encontre d'au moins 139 personnes dans le cadre de la déclaration de l'état d'urgence en novembre 2015 provoque la stigmatisation de nombreux individus, qui sont dans l'incapacité de poursuivre leurs études ou de se rendre à leur travail. Les autorités invoquent la lutte contre le terrorisme pour justifier ces mesures.

« L'état d'urgence ne donne pas aux gouvernements un chèque en blanc pour réprimer les droits », déclare Amna Guellali, directrice du bureau tunisien de Human Rights Watch. « Pour être légitimes, les mesures exceptionnelles, telles que les assignations à résidence, doivent être limitées dans le temps et pouvoir faire l'objet d'une procédure d'appel. »

D'après les normes internationales, les assignations à résidence sont considérées comme une forme de détention et elles doivent respecter certaines garanties pour être considérées comme légitimes, même en cas d'état d'urgence. Si les autorités tunisiennes continuent à imposer des assignations à résidence dans le cadre de l'état d'urgence, elles doivent se limiter à une période donnée, fournir une copie écrite de la décision et offrir la possibilité d'une contestation valable de la décision et d'un examen judiciaire. Chaque renouvellement de ces ordres de détention doit être soumis à l'approbation d'un tribunal. Il incombe aux autorités étatiques de prouver la nécessité de la poursuite de la détention en tenant compte de toutes les circonstances, y compris l'accès à l'emploi pour le détenu.

Exemple d'ordre d'assignation à résidence daté du 27 novembre 2015. L'ordre est signé du ministre de l’Intérieur de l'époque, Najem Gharsalli. Il stipule que le ministre assigne [nom d'emprunt] à résidence, qu'il n'est pas autorisé à quitter son domicile ni à changer de résidence et que toute infraction pourrait faire l'objet de poursuites dans le cadre de la déclaration de l'état d'urgence.  Avec l'aimable autorisation d'Hafedh Ghadhoun



Le 24 novembre 2015, le président tunisien Béji Caïd Essebsi a déclaré l'état d'urgence à la suite d'une attaque suicide à Tunis ayant tué 12 gardes présidentiels et blessé 20 autres. Il a été renouvelé plusieurs fois, la dernière fois étant le 16 septembre 2016.

En Tunisie, l'état d'urgence s'appuie sur un décret présidentiel qui donne au ministère de l'Intérieur l'autorité d'ordonner l'assignation à résidence de toute personne dont « l'activité s'avère dangereuse pour la sécurité et l'ordre public ». Le décret ajoute que les autorités doivent « assurer la subsistance de ces personnes [assignées à résidence] ainsi que celle de leur [famille] ». Les personnes interrogées par Human Rights Watch ont déclaré que le gouvernement ne leur a pas apporté ce soutien.

Peu après la première déclaration d'état d'urgence, le ministère de l'Intérieur a annoncé qu'il avait assigné 139 personnes à résidence, précisant qu'il s'agissait soit de personnes de retour de zones de conflit, soit de personnes suspectées d'avoir des liens avec des groupes extrémistes locaux, par exemple Ansar al-Charia, que le gouvernement a classé dans les groupes terroristes en septembre 2015.

Human Rights Watch a interrogé 13 personnes ayant déclaré avoir fait l'objet d'une assignation à résidence. Onze ont été assignées à résidence en novembre 2015, et deux en août 2016. Certaines des personnes interrogées sont accusées de délits en lien avec une entreprise terroriste. Pourtant, les ordres d'assignation à résidence ne font pas partie du processus judiciaire à leur encontre. Il ne s'agit pas d'une forme de contrôle judiciaire avant un procès imposé par les tribunaux qui les poursuivent.

Les personnes interrogées ont déclaré que la police leur avait au mieux fourni de vagues motifs pour leur assignation à résidence. L'ensemble des 13 personnes a indiqué que la police leur avait fait signer une notification de la décision sans leur en laisser une copie. Ce refus constant montre qu'il s'agit plutôt d'une politique que d'une initiative individuelle des policiers.

Elles ont déclaré que la police leur avait ordonné de toujours rester chez elles. Certaines d'entre elles doivent se présenter deux fois par jour au poste de police. Pour d'autres, la police vient leur rendre visite chez elles tous les jours pour vérifier qu'elles s'y trouvent bien.

Trois personnes interrogées par Human Rights Watch ont expliqué que les autorités avaient en partie levé leur assignation à résidence en 2016 pour qu'elles puissent se rendre au travail. D'autres sont assignées à résidence 24 heures sur 24. On ne connaît pas le nombre de personnes partiellement assignées à résidence, ni les critères utilisés par les autorités pour décider d'une assignation partielle ou totale.

Les personnes interrogées ont déclaré que les restrictions de leurs mouvements ont entraîné une perte de revenus ou une incapacité de poursuivre leurs études qui a perturbé leur vie. « Le problème, c'est que je ne sais pas quand ça va se terminer », a expliqué Hamed Bouteraa, ancien propriétaire d'une épicerie. « J'ai fait faillite, j'ai perdu ma réputation. Mes amis et un grand nombre de mes proches m'évitent. Mes clients et mes voisins ont peur de moi. Cela fait maintenant 11 mois que je suis assigné à résidence. Personne ne m'en a expliqué la raison. Lorsque je demande à la police, la seule réponse qu'on me donne est : "Vous êtes suspect". »

Alors que la police n'a fourni aucun ordre écrit d'assignation à résidence, Hafedh Ghadhoun, l'avocat qui défend un certain nombre des assignés à résidence, a pu en obtenir deux pendant les procédures judiciaires. Un ordre, celui d'Aymen Karoui, accusé d'avoir enfreint son assignation à résidence, est signé de la main du ministre de l'Intérieur de l'époque, Najem Gharsalli. Il stipule que le ministre a assigné Aymen Karoui à résidence le 27 novembre 2015, qu'il n'est pas autorisé à quitter sa maison ni à changer de résidence, et que toute infraction pourrait faire l'objet de poursuites dans le cadre de la déclaration de l'état d'urgence qui prévoit jusqu'à six mois de prison ou jusqu'à 2500 dinars d'amende (1020 €). L'ordre écrit ne fournit aucune justification quant au confinement de la personne chez elle.

En l'absence de notification écrite, plusieurs personnes interrogées ont eu des difficultés à contester les ordres devant le tribunal administratif, l'autorité judiciaire autorisée à examiner les décisions administratives. Les règles du tribunal exigent du plaignant qu'il fournisse une copie de la décision administrative qu'il souhaite contester.

Néanmoins, dans deux cas récents au moins, le tribunal administratif tunisien a accepté les contestations sans copie écrite. Human Rights Watch a étudié l'une de ces décisions, datée du 17 mai, qui suspend l'assignation à résidence d'un homme appelé Mohamed Jilani.

D'après l'interprétation du tribunal, les assignations à résidence, pour être légitimes, doivent se limiter au confinement d'une personne dans une certaine zone et à la restriction de ses mouvements entre des villes, mais pas à un confinement total chez elle, car cela s'apparenterait à « mettre la personne en prison, ce qui constitue une infraction à ses droits fondamentaux protégés par la constitution ».

Mohamed Jilani, assigné à résidence le 28 novembre 2015, a dit à Human Rights Watch que la police de son quartier de Tunis avait refusé d'appliquer la décision du tribunal et qu'il avait été ensuite poursuivi et sanctionné d'une amende pour violation de son assignation à résidence.

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Informations complémentaires


Cas d'assignation à résidence

Mohamed Hanachi, 34 ans, sans emploi, a déclaré avoir reçu le 16 août 2016 un appel le sommant de se rendre au poste de police de son quartier à Ariana, dans la banlieue de Tunis. Là, les policiers l'ont informé qu'il était assigné à résidence. Ils lui ont expliqué qu'ils ne connaissaient pas les motifs de cette décision, qu'ils obéissaient simplement aux ordres, et ils ont refusé de le laisser lire l'ordre écrit du ministère de l'Intérieur. Ils l'ont averti que s'il enfreignait son assignation à résidence, il risquait la prison.

Mohamed Hanachi pense que son assignation à résidence est liée à son arrestation en 2014 pour cause d'affiliation à une organisation terroriste. Il a été incarcéré un an et quatre mois à la prison de Mornaguia avant que le juge d'instruction du tribunal compétent pour les affaires de terrorisme ne le libère provisoirement le 25 février 2016. L'affaire est toujours en cours.

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Marwen el Chaar, 31 ans, travaille au ministère de l'Éducation. Il a relaté que la police de Kairouan l'a convoqué le 13 août 2016 au poste de police de son quartier. Là, le commissaire lui a indiqué qu'il était « partiellement » assigné à résidence. Il a fait lire un document du ministère de l'Intérieur à Marwen el Chaar, mais a refusé de lui en laisser un exemplaire. D'après ses souvenirs, le document mentionnait un « ordre d'assignation à résidence » à son encontre dans le cadre de la déclaration de l'état d'urgence. Il était stipulé qu'il ne pouvait pas quitter le gouvernorat de Kairouan. Il pense que son assignation à résidence est liée à son ancienne affiliation à Ansar Chariaa. Il dit avoir cessé de fréquenter le groupe à la suite de son inscription sur la liste des organisations terroristes. Il a été arrêté à plusieurs reprises ensuite, mais libéré sans aucune charge contre lui. Il affirme qu'aucun chef d'accusation n'a pour l'instant été retenu contre lui.

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Ramzy Abderrahmane Ellafi, 34 ans, a expliqué que les policiers du commissariat d'El Mourouj, dans la banlieue sud de Tunis, l'ont informé en novembre 2015 qu'ils avaient reçu un ordre d'assignation à résidence à son encontre de la part du ministère de l'Intérieur. On ne lui a laissé que quelques instants pour lire cet ordre. Quand il a refusé de le signer, le commissaire l'a menacé de l'incarcérer. Selon Ramzy Abderrahmane Ellafi, il doit se présenter au commissariat d'El Mourouj deux fois par jour et rester chez lui le reste du temps. Au bout d'un mois, il s'est rendu à Matmata, au sud de la Tunisie. Là, la police l'a arrêté et l'a accusé d'enfreindre la loi décrétée dans le cadre de l'état d'urgence. Elle l'a fait comparaître devant le tribunal de première instance de Ben Arous à Tunis, où le juge d'instruction l'a libéré et n'a retenu aucune charge contre lui. Il a déclaré qu'il a de nouveau été arrêté le 18 mai 2016 lorsque la police venue le contrôler ne l'a pas trouvé chez lui. Le juge d'instruction de Ben Arous l'a une nouvelle fois relâché, ne retenant aucune charge à son encontre. Selon ses propres mots :

« Ma vie est ruinée. Avant, je travaillais comme boulanger ici et là, mais maintenant, je ne peux plus me déplacer sans risquer l'arrestation. Ma fiancée a préféré rompre avec moi, car elle ne supportait pas cette situation. Mes voisins ne m'adressent plus la parole, car ils croient que je suis un terroriste. Et pourtant, il n'y a aucune procédure judiciaire à mon encontre. »

Il pense que son assignation à résidence est liée à ses ennuis avec les autorités avant le départ du président Zine el-Abidine Ben Ali. Il déclare avoir étudié la loi islamique à l'université al-Azhar en Égypte en 2008. À son retour six mois plus tard, la police l'a arrêté et l'a détenu au secret pendant 18 jours dans les sous-sols du ministère de l’Intérieur. Il était accusé de chercher à rejoindre une organisation terroriste au Pakistan et en Égypte. Un juge a abandonné les charges et l'a libéré. Il dit avoir été harcelé par la police jusqu'à la révolution. Suite au renversement de Ben Ali, Ramzy Abderrahmane Ellafi a pu renouveler son passeport. Il est parti travailler un mois et demi en Libye comme boulanger dans un hôtel. Il est revenu en Tunisie fin 2011.

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Nizar Rayachi, 37 ans, était propriétaire d'une petite épicerie. Le 26 décembre 2015, le commissaire du poste de police de Sidi Daoud à La Marsa, dans la banlieue de Tunis, l'a informé de son assignation à résidence. Il lui a donné des papiers à signer, mais a refusé de lui en laisser une copie. Le commissaire lui a expliqué qu'il ne pouvait plus sortir de chez lui, sauf pour se présenter au commissariat deux fois par jour.

Selon lui, il a demandé en février 2016 la permission d'accompagner sa femme à l'aéroport d'Ennfidha, à une centaine de kilomètres de Tunis. Malgré le refus du commissaire, il a fait le voyage. À son retour, la police l'a arrêté et placé en détention à la prison de Bouchoucha, à Tunis, pendant trois jours. Le juge du tribunal de première instance de Tunis l'a sanctionné d'une amende de 150 dinars (61 €).

D'après lui, son assignation à résidence est liée à ses arrestations passées. Il a été incarcéré de novembre 2013 à avril 2014 après un raid chez lui de la brigade antiterroriste qui y a trouvé un ouvrage considéré comme de la propagande terroriste. Le 25 avril 2014, une cour d'appel l'a acquitté « en l'absence de preuves à son encontre » selon la décision de justice que Human Rights Watch s'est procurée. La Cour de cassation a confirmé son acquittement le 27 janvier 2015.

L'avocat de Nizar Rayachi a envoyé un courrier au ministère de l’Intérieur en mai 2016 pour demander la levée de l'assignation à résidence. Au 29 septembre, il n'avait selon ses dires reçu aucune réponse.                                             

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Farid Rhouma, 41 ans, possédait une entreprise de transport.

Le 28 novembre 2015, le commissaire du poste de police de Hammam Lif, dans la banlieue sud de Tunis où il habite, l'a informé qu'il était assigné à résidence et lui a présenté un mandat d'arrêt dont il a refusé de lui laisser un exemplaire :

« Je n'ai aucune preuve relative à mon assignation à résidence, rien pour étayer ma plainte. Mon bureau et ma société ont fermé pendant mon assignation à résidence. Même sans revenus, je devais bien payer mon loyer et mes dépenses quotidiennes. »

En mars dernier, la police l'a informé que le ministère de l’Intérieur avait en partie levé son assignation à résidence. Il a désormais le droit de travailler mais il n'est pas autorisé à quitter Hammam Lif sans l'autorisation de la police.

D'après lui, son assignation à résidence est liée aux accusations portées à son encontre en 2015. Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, il a été arrêté le 26 juin 2015, accusé d'être affilié à un groupe terroriste. Il dit avoir passé près de trois mois à la prison de Mornaguia avant que le juge d'instruction du tribunal de première instance de Tunis ne mette un terme aux poursuites à son encontre.

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Oussama Gammoudi, étudiant de 23 ans à l'institut supérieur de sport et d'éducation physique de Tunis, déclare que, le 28 novembre 2015, un homme habillé en civil est venu frapper à sa porte, se présentant comme membre de la garde nationale. Il lui a demandé de signer des documents, lui indiquant qu'il s'agissait de son ordre d'assignation à résidence. L'homme a refusé de le laisser lire le document avant qu'il ne le signe.

Oussama Gammoudi a expliqué que les officiers de la garde nationale viennent s'assurer tous les jours qu'il se trouve bien chez lui : « Depuis huit mois maintenant, je suis emprisonné chez moi. J'ai manqué une année de cours à cause de cette assignation à résidence. Je devais obtenir mon diplôme cette année. »

Oussama Gammoudi a précisé qu'il avait écrit au ministère de l’Intérieur en février dernier pour demander la levée de son assignation à résidence. En mars, il a déposé un recours au tribunal administratif pour annuler la décision. Il n'a reçu aucune réponse pour l'une et l'autre de ces requêtes.

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Hamed Bouteraa, 29 ans, qui était à la tête d'une épicerie, a relaté que, le 28 novembre 2015, des policiers, certains en civil, d'autres en uniforme, sont venus chez lui à Manouba, dans la banlieue de Tunis, pour lui demander de les accompagner au commissariat. Là, ils lui ont signifié qu'il était assigné à résidence et qu'il n'était pas autorisé à quitter son domicile sans l'autorisation de la police.

Selon lui, les policiers lui ont fait signer des documents qui, d'après ce qu'il a pu lire, lui signifiaient son assignation à résidence et précisaient qu'il risquait la prison en cas d'infraction. La police a refusé de lui en remettre une copie.

Entre novembre 2015 et le 21 février 2016, Hamed Bouteraa a déclaré que la police se présentait quatre fois par jour chez lui pour vérifier qu'il s'y trouvait bien. Désormais, les policiers viennent presque tous les soirs pour le contrôler.

D'après lui, son assignation à résidence est liée à ses activités d'imam à la mosquée de son quartier :

« En 2012, j'ai été imam à cette mosquée pendant moins de six mois, puis j'ai démissionné. Je n'ai rien fait d'extrême. »

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Hicham Harmi, 36 ans, fonctionnaire, vit à Tunis. Il a raconté que, le 28 novembre 2015, la police a arrêté le taxi dans lequel il se trouvait pour vérifier son identité. Les officiers l'ont ramené au commissariat de Jbel Jloud, où ils lui ont signalé qu'ils avaient ordre de l'assigner à résidence. Lorsqu'il en a demandé la raison, l'un des policiers a mentionné un voyage en Turquie en 2015 :

« J'ai expliqué au policier que je m'étais retrouvé en Turquie parce que la Grèce m'avait expulsé après une tentative d'immigration illégale. Le policier m'a répondu : "Je m'en fiche que vous soyez un harag [immigrant illégal] ou que vous ayez des ennuis aujourd'hui." Il m'a fait signer trois documents et m'a ordonné de rester chez moi. »

Selon ses dires, de novembre 2015 à février 2016, les policiers venaient en voiture jusqu'à chez lui quatre fois par jour pour le contrôler.

Il a également déclaré que sa femme a fait une fausse couche en décembre 2015 après l'irruption d'un policier chez eux.

« Un policier est monté au deuxième étage de la maison sans frapper. Ma femme a vu un homme en civil fondre sur elle dans l'escalier. Elle a crié "Où est Hicham ?" Elle a eu peur et elle est tombée dans l'escalier. Elle était enceinte et le bébé est décédé. »

Il indique que les modalités de l'assignation à résidence ont été assouplies depuis le 20 janvier. Le commissariat de Jbel Jloud l'a informé qu'il pouvait de nouveau travailler, mais qu'il n'avait pas le droit de quitter le gouvernorat de Tunis sans autorisation.

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Mohamed Ali Ghorzi, 22 ans, travaille au ministère de la Santé. D'après son témoignage, il s'est réveillé dans son lit le 11 décembre 2015 entouré de sept personnes en civil. Les officiers lui ont passé les menottes et l'ont emmené au poste de police de Carthage dans la banlieue de Tunis. Il dit avoir été interrogé sur son séjour en Turquie en 2013. Il leur a expliqué qu'il y avait passé cinq jours de vacances.

Ils lui ont signifié que le ministère de l’Intérieur l'assignait à résidence. Il a signé trois papiers qu'il a lus rapidement. Il devait se présenter deux fois par jour au commissariat de Birsa à Carthage. Mi-février, le commissaire de Birsa l'a informé de l'assouplissement de son assignation à résidence pour qu'il puisse aller travailler. Il doit néanmoins continuer à se présenter au poste de police deux fois par jour.

Mohamed Ali Ghorzi déclare : « L'assignation à résidence a détruit ma vie. Maintenant, mes voisins croient que je suis un terroriste. J'ai toujours peur d'être arrêté à tout moment et j'ai perdu mon emploi. »

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Hedi Hammami, 47 ans, est ambulancier. Le gouvernement américain l'a détenu à Guantanamo pendant huit ans. À son retour en Tunisie en 2012, il a bénéficié de la loi d'amnistie générale pour les prisonniers politiques.

Il dit avoir été harcelé par la police depuis son retour de Guantanamo et avoir été contraint de déménager trois fois, car elle a sommé ses propriétaires de ne pas louer à un « terroriste ».

Le 3 décembre 2015, la police l'a convoqué au commissariat de Zouhour, dans la banlieue sud de Tunis, pour l'informer qu'il était assigné à résidence, qu'il n'avait plus le droit de travailler et qu'il devait pointer au commissariat à 10h et 16h tous les jours. Il a déposé un recours pour annuler la décision devant le tribunal administratif le 14 décembre 2015 et il a envoyé des courriers au ministère de l’Intérieur pour demander la levée de l'assignation à résidence. Ces courriers sont restés sans réponse. Il a indiqué que le commissariat l'a informé en août dernier qu'il pouvait travailler sans quitter Tunis et qu'il n'avait plus à pointer au poste de police. Mais le 9 septembre, la police l'a rappelé pour lui notifier une nouvelle décision du ministère de l’Intérieur l'obligeant à se présenter au commissariat une fois par jour.

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Aymen Karoui, 34 ans, dirige une poissonnerie à Bou Mhel, dans la banlieue sud de Tunis. Il a déclaré qu'en novembre 2012, il s'est rendu en Libye pour y travailler au sein d'un grand groupe privé international avant de rentrer en Tunisie pour des raisons familiales le 14 janvier 2013. Quand il a voulu repartir en Libye en août 2013, la police aux frontières l'a empêché de quitter le pays. Il dit avoir essayé de franchir la frontière illégalement le 6 septembre 2013, mais la garde nationale l'a arrêté à Médenine. Elle l'a ramené jusqu'à ses baraquements à L'Aouina, à Tunis, où elle interroge parfois les personnes suspectées de terrorisme. Elle l'a accusé d'appartenir à une cellule terroriste et de chercher à rejoindre un groupe terroriste en Libye. Il a été détenu pendant six jours dans les baraquements avant d'être présenté au tribunal de première instance de Tunis. Le juge d'instruction de la 27e chambre l'a libéré provisoirement. Le 19 septembre 2013, le juge d'instruction a abandonné toutes les charges.

Il a expliqué avoir ouvert une poissonnerie à Bou Mhel en avril 2014 avec un ami, Fares Mahdaoui. Le 24 décembre 2014, alors qu'il se rendait avec Fares Mahdaoui dans une ville voisine pour s'approvisionner, la police les a arrêtés et leur a signalé que des « restrictions de déplacement » s'appliquaient à leurs passeports, citant la procédure « S17 ».

Le 28 novembre 2015, la garde nationale de Bou Mhel a convoqué Ayem Karoui pour lui signifier son assignation à résidence. Ayem Karoui a expliqué avoir lu l'ordre qui mentionnait qu'il n'était pas autorisé à quitter son domicile. Il a prévenu la police que l'ordre allait l'empêcher de travailler, mais le chef du poste de la garde nationale lui a indiqué qu'ils ne l'embêteraient pas s'il se rendait à sa poissonnerie et qu'il devait demander une autorisation pour aller autre part. En décembre 2015, il s'est rendu au poste de la garde nationale pour demander l'autorisation d'aller au marché aux poissons de Naassen, une ville voisine, mais on la lui a refusée.

D'après son récit, la garde nationale l'a ramené avec Fares Mahdaoui au poste de la garde nationale local le 30 janvier 2016, où elle leur a remis une citation à comparaître devant le tribunal de première instance de Ben Arous. Il a montré la décision du tribunal datée du 3 février 2016 à Human Rights Watch qui le sanctionne d'une amende de 100 dinars (40 €) pour avoir enfreint la loi décrétée dans le cadre de l'état d'urgence. Il dit être resté chez lui pendant un mois par crainte d'autres poursuites. Il a déclaré que la garde nationale de Bou Mhel l'a informé le 15 septembre de la levée partielle de son assignation à résidence sur ordre du ministère de l’Intérieur, un ordre qu'il a lu et qui stipule qu'il peut aller travailler, mais doit obtenir l'autorisation pour tout autre déplacement. Ayem Karoui a expliqué que son assignation à résidence a entraîné une perte de revenus puisqu'il a été contraint de fermer son échoppe à plusieurs reprises.

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Fares Mahdaoui, 24 ans, a déclaré s'être rendu en Syrie en octobre 2012 pour rejoindre l'armée de libération rebelle syrienne dans le gouvernorat d'Idlib. Il a séjourné en Syrie et en Turquie trois mois avant de rentrer en Tunisie en janvier 2013 en raison du « chaos » syrien. Il y a alors ouvert une poissonnerie avec Ayem Karoui. Il a raconté que les agents de la garde nationale d'Ezzahra se sont présentés à leur boutique le 16 avril 2014 pour l'arrêter et l'interroger sur son séjour en Syrie. Il a alors été accusé d'activités en lien avec une entreprise terroriste et condamné. Le tribunal l'a condamné le 7 juillet 2014 à la peine qu'il avait déjà effectuée et l'a libéré.

D'après lui, la garde nationale d'Ezzahra lui a signifié le 29 novembre 2015 qu'il était assigné à résidence. Lorsqu'il a évoqué ses inquiétudes par rapport à son travail, on lui a dit qu'on ne l'embêterait pas s'il se rendait à sa poissonnerie, mais qu'il devait demander une autorisation pour ses autres déplacements. En janvier 2016, le chef du poste de la garde nationale d'Ezzahra l'a convoqué pour lui notifier qu'il devait rester chez lui. En février dernier, l'unité de lutte contre le terrorisme de Ben Arous l'a fait comparaître, avec Ayem Karoui, devant le tribunal où le juge les a sanctionnés de 100 dinars (40 €) d'amende pour « infraction à la loi décrétée dans le cadre de l'état d'urgence ». Il est resté chez lui pendant quatre mois. Il a expliqué que la garde nationale l'a informé de la levée partielle de son assignation à résidence en septembre 2016. Il est maintenant autorisé à se rendre à sa poissonnerie :

« J'ai l'impression d'être dans une grande prison. Je ne peux pas me déplacer, je ne peux pas voir tous mes proches, ni rendre visite à mes amis. Nous avons perdu une grande partie de nos clients. Ils pensent que nous sommes des terroristes. Ma vie sociale tout entière est détruite. »

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Yassine el Aouni, 37 ans, travaillait au ministère de la Jeunesse et des Sports. Il a expliqué qu'il s'est rendu en février 2013 à la frontière entre la Turquie et la Syrie et qu'il y a travaillé pendant six mois. Il dit avoir été arrêté à son retour en Tunisie et poursuivi pour « franchissement illégal de la frontière ». Il a été détenu 27 jours à la prison de Mornaguia. Il a été relâché après la décision du tribunal de première instance de Tunis en août 2013 qui l'a condamné à une peine de six mois avec sursis.

Il a repris le travail mais, le 27 novembre 2015, les enquêteurs de la garde nationale de Manouba se sont présentés chez lui vers minuit pour lui signifier qu'il était assigné à résidence et qu'il n'était plus autorisé à quitter son domicile. Il a indiqué qu'ils ont refusé de lui remettre une copie de l'ordre et de lui en exposer les motifs. Yassine el Aouni a raconté que la garde nationale est venue deux fois par jour le contrôler chez lui pendant sept mois. Il a demandé l'autorisation d'assister aux funérailles de son beau-père le 3 juin 2016, ce qui lui a été refusé.

Il a expliqué que le ministère de la Jeunesse a pris la décision de le licencier le 19 février 2016. La décision, que Human Rights Watch a pu consulter, stipule que le ministère le démet de ses fonctions au sein des ressources humaines pour « abandon de poste » après lui avoir envoyé le 4 décembre 2015 une sommation de se présenter au travail qu'il n'a pas été en mesure d'honorer en raison des conditions de son assignation à résidence.

Obligations légales de la Tunisie

L'article 9 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ratifié par la Tunisie stipule que « Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut faire l'objet d'une arrestation ou d'une détention arbitraire. Nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n'est pour des motifs et conformément à la procédure prévus par la loi. »

Si le Pacte international relatif aux droits civils et politiques n'interdit pas aux États d'ordonner des assignations à résidence dans le cadre d'une déclaration d'état d'urgence, il impose certaines restrictions concernant son utilisation. Selon le commentaire général 35 sur l'article 9 rédigé par le Comité des droits de l'homme des Nations Unies à des fins d'interprétation du Pacte, les assignations à résidence sont considérées comme une forme de détention et elles doivent garantir certains recours considérés comme légaux. Il précise que les mesures de privation de liberté, y compris les assignations à résidence, ne doivent pas être arbitraires, qu'elles doivent être mises en œuvre dans le respect de l'état de droit et qu'elles doivent autoriser un examen prompt et pertinent de la détention par les tribunaux.

Conformément au Pacte, les gouvernements peuvent restreindre certains droits dans le cadre de l'état d'urgence, mais seulement « dans la stricte mesure où la situation l'exige ». Les gouvernements doivent veiller à ce que ces mesures soient strictement proportionnées au but légitime poursuivi et qu'elles n'imposent pas l'état d'urgence de manière discriminatoire ni stigmatisante à des personnes d'une ethnie, d'une religion ou d'une origine sociale particulière. Le droit à un examen par les tribunaux de la détention ne saurait être refusé, même en cas d'état d'urgence.

Les Directives et principes sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique stipulent :

Toute personne privée de sa liberté du fait d'une arrestation ou d'une détention doit être autorisée à déposer un recours devant une instance judiciaire afin que celle-ci décide sans délai de la légalité de sa détention et ordonne sa libération en cas de détention illégale.

L'article 49 de la constitution tunisienne stipule que toute restriction des droits de l'homme garantis par la constitution « ne doit pas porter atteinte à l'essence de ces droits, ne doit être imposée que par la nécessité que demande un État civil démocratique et pour protéger les droits des tiers ou pour des raisons de sécurité publique, de défense nationale, de santé publique ou de morale publique et avec le respect de la proportionnalité à l'objectif poursuivi. »

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