(Nairobi) – Les graves allégations d’abus commis lors des élections du 20 mai 2020 au Burundi devraient conduire à l’ouverture d’enquêtes et les responsables devraient être amenés à rendre des comptes.
À l’issue de la campagne en amont de ces élections présidentielle, législatives et communales entachée de violences et marquée par des arrestations de membres de l’opposition, y compris de candidats, et par la limitation de la liberté d’expression, la commission électorale nationale a annoncé des résultats provisoires le 25 mai. Elle a annoncé qu’Évariste Ndayishimiye, le candidat à la présidentielle du parti au pouvoir, le Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces de défense de la démocratie (CNDD-FDD), avait remporté 68,72% des voix, mais le 28 mai, le président de la commission a déclaré que des résultats sous forme de « draft » qui n’avaient pas été « officiellement publiés » devaient être retirés. Le 30 mai, elle a déclaré Évariste Ndayishimiye vainqueur de la présidentielle, bien que la Cour constitutionnelle doit encore valider les résultats.
« Les élections se sont déroulées dans un climat extrêmement répressif, sans observateurs internationaux indépendants », a déclaré Lewis Mudge, directeur pour l’Afrique centrale de Human Rights Watch. « Les informations faisant état de meurtres, d’arrestations arbitraires, de passages à tabac et d’actes visant à intimider les électeurs lors de la campagne ne devraient pas être ignorées. »
Le principal parti d’opposition, le Congrès national pour la liberté (CNL), a rejeté les résultats, qualifiant le vote de « fiasco. » Il s’est notamment plaint de l’arrestation de membres et de candidats du parti, de manœuvres d’intimidation d’électeurs, de fraudes et de parti-pris de la part des responsables électoraux lors de la période pré-électorale et le jour du vote.
Les élections ont eu lieu en l’absence de mission internationale d’observation et le jour du vote, l’accès aux réseaux sociaux et aux applications de communication a été bloqué dans tout le pays, restreignant les possibilités d’effectuer des reportages de manière indépendante et de faire circuler l’information. Depuis l’annonce des résultats provisoires, Human Rights Watch a reçu des informations fiables selon lesquelles des membres de l’opposition avaient été menacés et battus, en particulier dans des zones rurales. Les médias locaux ont également fait état de l’arrestation de membres de l’opposition, accusés d’atteinte à la sûreté de l’État.
Le CNL a affirmé aux médias locaux que plus de 600 de ses membres avaient été arrêtés lors de la campagne et le jour des scrutins, et les organisations burundaises de défense des droits humains ont fait état de multiples abus, notamment d’arrestations arbitraires et de passages à tabac de membres du CNL et d’autres partis d’opposition. Human Rights Watch a également documenté des meurtres et des arrestations arbitraires de membres du CNL pendant la période pré-électorale.
Le CNL a dénoncé de graves irrégularités, notamment des bourrages d’urnes et a affirmé que ses mandataires s’étaient vu refuser l’accès aux bureaux de vote et, dans certains cas, avaient été arrêtés. Human Rights Watch s’est entretenu avec plusieurs électeurs, journalistes et défenseurs des droits humains qui ont affirmé que dans certaines zones rurales, les jeunes du parti au pouvoir étaient présents aux bureaux de vote et ont intimidé les électeurs, tandis que les responsables de la commission électorale et la police détournaient le regard.
Un électeur de la commune de Mwumba, dans la province de Ngozi, a déclaré : « Quand je suis arrivé au bureau de vote, les Imbonerakure [la ligue de jeunes du parti au pouvoir] ordonnaient aux gens de voter pour le CNDD-FDD. Ils ont pris les cartes d’électeur de certaines personnes et ont voté à leur place. »
Pendant toute la période pré-électorale, les membres des Imbonerakure ont commis des abus systématiques, en particulier contre des personnes perçues comme étant des opposants au parti au pouvoir, y compris des meurtres, des disparitions forcées, des arrestations arbitraires, des passages à tabac, des extorsions d’argent et des actes d’intimidation. « J’avais peur d’aller voter », a déclaré un membre du CNL de la commune de Kiremba, dans la province de Ngozi. « J’ai entendu dire que nos membres étaient arrêtés par des Imbonerakure, et que d’autres étaient battus le jour de l’élection. La situation est très tendue. »
Un journaliste, qui a visité des bureaux de vote dans les provinces de Bubanza et Cibitoke, a affirmé avoir été témoin d’arrestations et de passages à tabac de membres de l’opposition le jour de l’élection, ainsi que de plusieurs cas de fraude et d’irrégularités. Le Conseil des évêques catholiques, qui a déployé des observateurs dans 2 716 bureaux de vote, a également fait état d’irrégularités. Lors de sa conférence de presse du 28 mai, le président de la commission électorale a rejeté ces allégations.
Les médias ont vu leur couverture sérieusement limitée. La Loi portant modification à la loi sur la presse de 2018 et un nouveau « Code de conduite pour les médias et les journalistes pour la période électorale de 2020 » exigent des journalistes qu’ils fournissent des informations « équilibrées », sous peine de poursuites pénales, et leur interdit de publier des informations sur les élections ou sur leurs résultats qui ne proviendraient pas de la commission électorale nationale. Certains journalistes indépendants ont fait état de difficultés à accéder aux bureaux de vote et à obtenir des informations sur les opérations de vote, et l’accès bloqué aux réseaux sociaux a restreint leur capacité de travail.
La Commission nationale indépendante des droits de l’homme du Burundi, la CNIDH, qui est pro-gouvernement, a affirmé que les élections se sont déroulées dans un contexte de paix et de sécurité et a loué les forces de sécurité pour avoir protégé les droits humains. Le porte-parole du ministère de la Sécurité, Pierre Nkurikiye, a déclaré que les opérations de vote avaient eu lieu sans incident de sécurité.
Le 18 mai, le procureur général, Sylvestre Nyandwi, a écrit une lettre au président de la commission électorale nationale, dans laquelle il affirmait que 59 candidats du CNL aux élections législatives et communales devaient être retirés des listes électorales car des poursuites judiciaires étaient engagées contre eux. Dans certains cas, selon cette lettre, les accusés étaient en fuite. Dans la période précédant les élections, des groupes de membres de l’opposition ont été déférés devant des tribunaux et jugés lors de procès sommaires, en vertu d’une disposition du Code de procédure pénale du Burundi qui permet de recourir à des procédures accélérées à l’encontre de prévenus qui auraient été pris sur le fait (« en flagrance »).
La campagne et le vote se sont déroulés en pleine pandémie de Covid-19. Ces dernières semaines, des sources médicales et humanitaires ont exprimé à Human Rights Watch leur préoccupation du fait que les autorités faisaient très peu d’efforts pour limiter la propagation du virus. Bien que le Burundi n’ait déclaré que 63 cas confirmés, des médecins et des infirmières ont affirmé aux médias que le gouvernement minimisait l’ampleur de la crise et dissimulait le vrai nombre des morts.
Le 12 mai, le gouvernement du Burundi a déclaré le représentant dans le pays de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et trois de ses experts persona non grata, sans donner d’explication. Le 16 avril, le ministre des Affaires étrangères a annoncé la suspension du vote de la diaspora burundaise dans les ambassades, en raison des mesures prises dans divers pays pour contrer la propagation du Covid-19.
Le 14 mai, la Commission d’enquête sur le Burundi, mandatée par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, s’est déclarée alarmée par l’accroissement des violences politiques, notamment des affrontements entre membres du CNDD-FDD et du CNL, ayant fait des morts et des blessés des deux côtés. Elle a également évoqué les discours de haine et les incitations à la violence contre les opposants politiques, ainsi qu’une vague d’arrestations de membres du CNL, y compris de candidats. Dans des déclarations, les responsables gouvernementaux ont rejeté sur l’opposition la responsabilité de la majorité des incidents sécuritaires.
Ces dernières années, Human Rights Watch a documenté une tendance continue au harcèlement, à l’arrestation et à la détention arbitraires de membres de l’opposition, d’activistes et de journalistes.
Agathon Rwasa, le candidat du principal parti d’opposition à la présidentielle, a accusé le parti au pouvoir de fraude électorale et a déposé le 28 mai un recours devant la Cour constitutionnelle, conformément aux procédures prévues par le code électoral. Dans sa déclaration, la Commission d'enquête sur le Burundi a mis en garde contre le fait que la politisation du système judiciaire et l’absence de confiance dans l’indépendance de la Cour constitutionnelle exacerbent la méfiance de l’opposition et d’une partie de la population.
La Communauté d’Afrique de l’Est, dont la mission d’observation des élections n’a pas été effectuée, a fait une déclaration le 26 mai dans laquelle elle se félicite « du caractère pacifique et du succès » du processus électoral, affirmant qu’il avait été « mené à bien par les finances propres [du pays]. » Les élections ont été financées en partie grâce à des « contributions » extorquées de force aux citoyens entre 2017 et 2019, ce qui a ouvert la porte à des abus généralisés alors que les membres des Imbonerakure et les administrateurs locaux renforçaient leur contrôle sur la population, a déclaré Human Rights Watch.
Les missions diplomatiques au Burundi, l’Union européenne, le coordinateur résident des Nations Unies et le secrétaire exécutif de la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs ont pris note des résultats provisoires dans une déclaration publiée le 27 mai, dans laquelle ils encouragent toutes les parties à « préserver un climat pacifique » et à résoudre tous les différends électoraux en suivant les procédures juridiques existantes. Des élections sénatoriales sont prévues au Burundi pour le 20 juillet et des élections locales pour le 24 août.
L’article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), que le Burundi a ratifié, stipule que « Tout citoyen a le droit et la possibilité … de voter et d’être élu, au cours d’élections périodiques, honnêtes, au suffrage universel et égal et au scrutin secret, assurant l’expression libre de la volonté des électeurs. »
« Répondre aux allégations de graves violations des droits humains et de fraude électorale par davantage de répression risquerait d’enflammer une situation déjà tendue et pourrait avoir des répercussions désastreuses », a affirmé Lewis Mudge. « Le gouvernement, ses partenaires internationaux et les acteurs régionaux devraient se souvenir que les élections sont l’expression du droit des électeurs – pas des individus au pouvoir – de choisir eux-mêmes leurs dirigeants. »