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Éthiopie : Tortures dans une prison de la région Somali

De hauts responsables sont impliqués dans le cycle incessant d’abus

(Nairobi) – Des responsables du système carcéral et des forces de sécurité ont détenu arbitrairement et torturé des prisonniers pendant des années dans la prison régionale tristement célèbre sous le nom de « Jail Ogaden », a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui. Le nouveau Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, devrait ordonner de toute urgence des enquêtes sur cette situation horrifiante et le gouvernement devrait veiller à ce que les forces de sécurité et les responsables régionaux en rendent compte devant la justice.

Ce rapport de 88 pages, intitulé ‘We are Like the Dead’: Torture and other Human Rights Abuses in Jail Ogaden, Somali Regional State, Ethiopia (« ‘Nous avons l’air d’être morts’ : Torture et autres atteintes aux droits humains à Jail Ogaden, dans l’État régional Somali d’Éthiopie »), décrit la récurrence systématique de brutalités et  d’abus – notamment la torture, le viol et l’humiliation – ainsi qu’un accès limité aux soins médicaux, aux proches, aux avocats et même parfois à la nourriture. Les forces de sécurité de la prison sont impliquées, dont la force paramilitaire de la région Somali, dite « police Liyu », de triste réputation. Ces unités sont placées sous l’autorité du président de la région Somali, Abdi Mohamoud Omar, alias Abdi Illey. La plupart des prisonniers sont accusés d’appartenir d’une façon ou d’une autre au Front national de libération de l’Ogaden (FNLO), un groupe d’opposition interdit, mais la plupart ne sont jamais inculpés ni traduits en justice.

« Le nouveau Premier ministre dÉthiopie a admis que les forces de sécurité avaient torturé des Éthiopiens, mais il doit désormais sattaquer à la culture de limpunité qui règne dans le pays et faire en sorte que les forces de sécurité rendent des comptes pour leurs abus », a déclaré Felix Horne, chercheur senior sur l’Afrique à Human Rights Watch. « Leffroyable situation dans la Prison Ogaden exige une enquête immédiate et transparente sur les agissements du président régional, dautres hauts responsables de la région Somali et de la police Liyu. »

Image satellite de la Prison Ogaden, à Jijiga, en Éthiopie, enregistrée le 27 mai 2016. © CNES 2018 - Airbus DS 2018; Source Google Earth

Rompant de façon remarquable avec l’attitude de déni usuelle du gouvernement, le Premier ministre éthiopien a reconnu, dans un discours au Parlement le 18 juin, que des agents des forces de sécurité étaient impliqués dans la torture. Il n’a pas évoqué spécifiquement les abus commis dans la Prison Ogaden, ni précisé ce que ferait le gouvernement pour s’assurer que les auteurs de tortures rendent des comptes ou que justice soit rendue aux victimes.

Human Rights Watch a interrogé près de 100 personnes, dont des membres des forces de sécurité et des responsables du gouvernement, ainsi que 70 anciens détenus, rassemblant ainsi toute une documentation sur les abus commis dans la Prison Ogaden entre 2011 et début 2018.

« Ils mont gardé en isolement, dans lobscurité totale, pendant la majorité de ma détention [de trois ans] », a déclaré un ancien prisonnier. « On ne me sortait de là que la nuit, pour me torturer. » Ils [les agents de la prison] me faisaient subir toutes sortes de choses  ils mélectrocutaient les testicules, les comprimaient à laide de câbles, ou me mettaient sur la tête un sac plastique rempli de piment. Javais souvent un bâillon sur la bouche pour que je ne crie pas trop. »

Les détenus ont également rapporté qu’ils étaient entièrement dénudés et battus devant toute la population carcérale et forcés à accomplir des actes humiliants devant les autres prisonniers afin d’instaurer la peur.

« Une fois ils mont obligé à me coucher tout nu sur le sol devant tout le monde et à me rouler dans la boue, pendant quils me frappaient avec des bâtons », a déclaré Hodan, 40 ans, qui a été emprisonné sans inculpation pendant cinq ans. « Une fois ils ont forcé un homme âgé à rester debout tout nu avec sa fille... Après avoir été traité comme ça devant tous les autres prisonniers, on avait tellement honte ! »

Les prisonniers ont déclaré que les hauts responsables de la prison, y compris des officiers de la police Liyu, non seulement ordonnaient la torture, le viol et la privation de nourriture, mais prenaient part personnellement aux viols et aux tortures. Dans les cellules surpeuplées, la nuit, des « chefs prisonniers » continuaient à interroger violemment les détenus, faisant passer des notes aux dirigeants de la prison, qui ensuite choisissaient ceux qui subiraient des châtiments supplémentaires.

La grave surpopulation, la torture, la faim, les épidémies, l’eau et la nourriture insalubres ainsi que le manque de soins médicaux et d’hygiène ont causé de nombreux décès en détention.

Par ailleurs de nombreux enfants sont nés dans la Prison Ogaden. Certains sont issus de viols par des gardiens de prison, selon les témoignages. Des prisonnières ont rapporté qu’elles avaient dû accoucher à l’intérieur de leur cellule, souvent sans soins médicaux et même sans eau.

Presque tous les anciens prisonniers interrogés ont déclaré qu’ils n’avaient pas été présentés au tribunal ni même inculpés de quoi que ce soit. D’anciens juges ont déclaré à Human Rights Watch que des dirigeants de région Somali avaient exercé des pressions sur eux pour qu’ils prononcent des peines de prison à l’encontre de détenus qu’ils n’avaient jamais rencontrés et au sujet desquels ils n’avaient vu aucune preuve à charge.

En 2007-08, l’armée éthiopienne a commis des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre lors de ses opérations contre l’insurrection du FNLO, dont des exécutions extrajudiciaires, des tortures et des viols. La police Liyu, mise en place après cette période, a commis à plusieurs reprises des crimes similaires dans la région Somali, sur le même modèle de punition collective. Les incursions de la police Liyu dans l’État régional d’Oromia à partir de 2016 ont fait des centaines de morts. Environ un million de personnes de ces zones ont été déplacées.

Le gouvernement fédéral devrait réformer en profondeur la police Liyu de la région Somali et traduire ses officiers supérieurs en justice, a déclaré Human Rights Watch.

La torture est un grave problème dans toute l’Éthiopie et Human Rights Watch reçoit régulièrement des témoignages d’interrogatoires abusifs de toutes les régions du pays. La Commission éthiopienne des droits de l’homme a inspecté la Prison Ogaden de nombreuses fois depuis 2011, mais les rapports sur ces visites ne sont pas publics et on ne sait pas exactement quelles mesures ont été prises pour lutter contre les abus, s’il y en a eu.

Selon de nombreux témoignages de détenus, avant les visites de la commission, les blessés les plus flagrants, les enfants et les femmes enceintes étaient gardés dans des cellules secrètes ou déménagés hors de la prison. D’autres ont rapporté qu’on leur avait expliqué ce qu’ils devaient dire aux responsables de la commission. Ceux qui leur parlaient ouvertement s’exposaient à de brutales représailles.

Le Premier ministre éthiopien devrait mettre en place une commission fédérale d’experts afin d’enquêter sur les abus dans la Prison Ogaden. Cette commission pourrait identifier les responsables, quel que soit leur rang, qui doivent être mis en examen pour les crimes commis dans la prison. La commission devrait également développer un processus pour examiner le dossier de tous les prisonniers actuellement détenus dans la Prison Ogaden, pour soit les libérer, soit les inculper éventuellement d’un crime en se basant sur des preuves crédibles.

« Létendue de la torture et des abus dans la Prison Ogaden dépasse lentendement », a conclu Felix Horne. « Sil veut montrer à quel point il est sérieux lorsquil parle de mettre fin à la torture et à limpunité, Abiy Ahmed doit continuer à condamner publiquement la torture et prendre des mesures en ce qui concerne la Prison Ogaden. »


Sélection de témoignages (tous les noms sont des pseudonymes)

Sur le cycle d’abus incessants (Abdusalem, 28 ans) :

Ils m’ont gardé en isolement, dans l’obscurité totale, pendant la majorité de ma détention [de trois ans]. On ne me sortait de là que la nuit, pour me torturer. Ils [les agents de la prison] me faisaient subir toutes sortes de choses – ils m’électrocutaient les testicules, les comprimaient à l’aide de câbles, ou me mettaient sur la tête un sac plastique rempli de piment. J’avais souvent un bâillon sur la bouche quand ils faisaient ça, pour que je ne crie pas trop. Pendant la journée, on me donnait très peu de nourriture – un pain et de temps en temps un peu de ragoût. Ils ont aussi violé ma femme [qui était également détenue à Jail Ogaden]. Elle a accouché sur place d’un enfant qui n’était pas le mien.

Sur les techniques de torture avec l’eau (Fatuma, 26 ans) :

Ils me liaient les mains avec de la corde, nous plongeaient la tête entièrement dans le bassin et nous maintenaient sous l’eau. Ils mettaient une dizaine de personnes à la fois dans ce bassin. ... Puis ils vous posent les questions habituelles. « Qui est-ce que tu connais au FNLO ? Comment est-ce que tu les aidais ? » Certaines personnes, quand ils les sortaient, ne bougeaient plus du tout. Je ne sais pas si elles sont mortes.

Sur les autoévaluations nocturnes (Ali, 32 ans) :

Quand la nuit tombe, les évaluations commencent. Ce sont uniquement des détenus qui infligent ça à d’autres, et le matin le rapport est remis aux gardiens. Plus vous niez, plus la torture est dure. Plus les aveux leur plaisent, moins on vous frappe. Plus vous avouez lors de l’évaluation, plus les gens applaudiront votre autoévaluation, mais si vous n’avouez pas, le kabbas [chef prisonnier] ou les autres prisonniers vous passeront à tabac dans l’instant.

Sur le fait de déshabiller et d’humilier les détenus (Mohamed, 28 ans) :

J’ai vu des centaines d’hommes se faire déshabiller complètement. C’était la nuit, il pleuvait et il y avait de la boue. Ils nous avaient appelé hors de cellule, nous avaient ordonné de nous dénuder, de nous coucher et de nous rouler dans la boue. Puis certains d’entre nous étaient ramenés aux cellules tout nus. D’autres devaient marcher en file indienne, l'un avec la main sur les parties génitales de l’autre. Une fois revenu dans la cellule, vous pouviez les lâcher. Les gardiens prenaient des photos de tout ça en riant.

Sur la torture psychologique du fait d’être forcé à commettre des abus sur d’autres prisonniers (Abdirahman, 31 ans) :

On nous obligeait tout le temps à nous humilier les uns les autres, mais le pire, ça a été le jour où ils ont rassemblé un groupe de prisonniers et que chacun d’entre nous a reçu l’ordre de battre quelqu’un à mort. Ils nous ont donné des barres de métal pour ça. On m’a dit que si je refusais, alors il fallait que je me tue moi-même. Quand nous avons refusé, finalement ils nous ont juste passés à tabac – mais c’est ça, le pire, cette constante punition psychologique.

Sur les accouchements en détention (Ayan, 31 ans) :

Aucun enfant né pendant que j’étais là-bas n’a reçu d’assistance [médicale], sauf de la part des prisonnières. J’ai demandé un traitement [médical] pour la naissance car je savais que j’allais accoucher bientôt. Les policiers Liyu ont dit : « Jetez-le [le bébé] aux toilettes, ceux-là, ils ne servent à rien, ils ne deviendront que des sympathisants du Front national de libération de l’Ogaden (FNLO). » J’ai demandé qu’on m’amène à l’hôpital pour accoucher. Ils m’ont ri au nez. J’ai demandé un peu plus d’eau. Ils ont refusé. Alors j’ai accouché dans la cellule. Les femmes avaient un morceau de métal aiguisé dont elles se sont servies pour couper le cordon ombilical, puis elles l’ont ligaturé elles-mêmes.

Sur l’état de peur permanent et les décès réguliers en détention (Hodan, 30 ans) :

Chaque nuit, je les entendais frapper les gens. J’ai entendu tellement de cris et de pleurs ! Le matin, alors que les gens étaient assis devant chez moi, prenant leur petit-déjeuner, tout le monde parlait à voix basse de ceux qui avaient été emmenés pendant la nuit : « Mr. Untel a été battu à mort la nuit dernière, telle ou telle personne a été violée, ou battue, la nuit dernière... » Chaque matin, nous faisions le décompte de ceux qui étaient morts ou qui simplement n’étaient pas revenus dans leur cellule. Nous vivions dans la crainte permanente d’être le suivant sur la liste.

Sur les visites de la Commission éthiopienne des droits de l’homme (Amina, 34 ans) :

Lorsque la commission des droits de l’homme vient, ils retirent les cas les plus graves et laissent seulement les nouveaux arrivants. J’ai fait partie des personnes qu’ils cachaient. Ils m’ont emmenée au camp militaire, Garbassa. La première fois, j’y suis restée sept jours. Ils y emmenaient les femmes les plus âgées, celles qui avaient été frappées au visage ou avaient des blessures, et celles qui avaient de jeunes enfants.

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Dans les médias :

OLJ       Boursorama/Reuters    AfricaNews

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