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Côte d'Ivoire: Lettre concernant l'impact sur les droits humains de la déclaration de politique de préservation et de réhabilitation des forêts

26 octobre 2017

S.E.M Alain-Richard DONWAHI
Ministre des Eaux et forêts
Abidjan, Côte d’Ivoire

Monsieur le Ministre,

Nous vous écrivons pour vous faire part de nos commentaires sur la Déclaration de politique de préservation et de réhabilitation des forêts distribuée le 15 septembre 2017.

Nous soutenons pleinement les efforts du gouvernement ivoirien pour lutter contre les effets dévastateurs de la déforestation que le pays a subie au cours des dernières décennies et nous remercions le gouvernement d'avoir permis aux organisations de la société civile d'offrir leur point de vue sur la nouvelle politique dans laquelle il s'est engagé.

En tant qu'organisations de défense des droits humains, notre analyse des orientations politiques de la Déclaration se concentre principalement sur ses implications pour les communautés qui vivent aux alentours ou à l'intérieur des parcs nationaux et forêts classées.

Nos commentaires visent essentiellement trois aspects du projet de politique tel qu'il figure dans la Déclaration :

  1. L'introduction dans le Code forestier d'un nouveau statut d'« agro-forêt ».
  2. La transformation des forêts classées dont la couverture forestière reste importante en « aires protégées » relevant de la compétence de l'Office ivoirien des parcs et réserves.
  3. L'application stricte des lois interdisant l'occupation et l'exploitation agricole non autorisées de forêts classées ayant peu souffert de la déforestation (par exemple, celles qui n'ont pas été reclassées en agro-forêts).

Introduction du statut d'agro-forêt

La décision d'attribuer à des entreprises privées la gestion de la catégorie des agro-forêts comporte des risques importants pour les droits des occupants des forêts classées et pour les forêts elles-mêmes si l'action des entreprises ne fait pas l'objet d'une réglementation et d'un contrôle adéquats par le gouvernement ivoirien.

Nombre d'occupants des forêts classées sont des petits agriculteurs qui y vivent depuis des décennies. Bien qu'ils soient nombreux à accepter le fait de n'avoir, légalement, aucun droit sur les sols, ils occupent néanmoins des terres sur lesquelles leurs familles comptent depuis des générations pour se nourrir et se procurer un revenu. Il est fréquent que ces agriculteurs ne connaissent pas d'autre mode de vie et l'État ivoirien a, dans bien des cas, fait peu ou pas d'efforts pour les déloger.

Le transfert de la gestion des forêts classées des mains du gouvernement ivoirien vers celles des entreprises privées signifie que ces petits agriculteurs doivent désormais compter sur ces entreprises privées pour les protéger des atteintes à leurs droits à se nourrir, à disposer de leurs propres moyens de subsistance, et à accéder à l'éducation ou à la santé.

Nos recherches ont montré que les grandes entreprises agricoles privées négligent souvent les droits des communautés locales directement touchées par leurs activités, en particulier quand la réglementation n'est pas claire ou quand elle n'est pas appliquée. Human Rights Watch a publié un rapport à ce sujet le 25 octobre en Zambie.

D'autres organisations ont également fait part de leurs préoccupations quant au fait que le modèle agro-forestier ne protégerait pas adéquatement la biodiversité, qui peut ensuite impacter les droits humains. Les entreprises privées peuvent détruire des écosystèmes complexes en transformant des forêts naturelles dégradées en plantations industrielles destinées à la monoculture.

Dans son commentaire sur le projet, l'Observatoire ivoirien pour la gestion durable des ressources naturelles a déclaré :

Il y a de grands risques que les acteurs du secteur privé industriel mettent leurs intérêts économiques agricoles au-dessus de la restauration du couvert forestier qui doit rester en définitif, l’objectif à atteindre. Rien, en effet, ne garantit que l’Etat ait les moyens de contrôler le respect des cahiers des charges des opérateurs industriels agréés dans les agro-forêts classées.[1]

Au final, il revient au gouvernement ivoirien de définir le modèle approprié de gestion durable des forêts et d'adopter les réglementations nécessaires pour protéger les forêts et les communautés qui y vivent. Mais nous pensons que le gouvernement devrait étudier la possibilité d'adopter un modèle de gestion des agro-forêts qui s'aligne sur les principes de « gestion communautaire des forêts », où la gestion des forêts est confiée aux communautés qui les occupent et en dépendent.

Des recherches ont montré que, correctement réglementée et supervisée par les institutions gouvernementales, la gestion communautaire des forêts peut encourager la conservation forestière et la réduction des émissions de carbone dues à la déforestation. Neuf pays d'Afrique centrale se sont récemment réunis pour élaborer une feuille de route définissant les actions prioritaires à entreprendre pour toutes les parties prenantes, afin de renforcer et d'intensifier la gestion communautaire des forêts dans la sous-région.

Si le gouvernement persiste dans la voie du modèle agro-forestier, nous sommes d'avis que tout reclassement de la forêt en agro-forêt devrait s'accompagner d'une législation plus élaborée spécifiant de manière détaillée les mécanismes de supervision gouvernementale de la gestion privée des agro-forêts. Cette législation devrait prévoir :

  • D’exiger des entreprises privées, avant la signature d'un contrat de Concession agro-forestière d’aménagement durable, qu'elles produisent une étude de faisabilité détaillée avec une évaluation d'impact environnemental et social (et une discussion sur des questions clefs relatives aux droits humains);
  • Un processus qui permette l'analyse et l'approbation par le gouvernement de l'étude de faisabilité, y compris l'évaluation d'impact environnemental et social;
  • Des normes détaillées en matière environnementale, sociale et de droits humains que les entreprises devront respecter dans leur gestion des agro-forêts, notamment l'interdiction du travail des enfants et des expulsions forcées;
  • Des procédures de contrôle gouvernemental du respect de ces normes par les entreprises et des sanctions en cas de non-respect de ces normes.

Aucun accord ne devrait être conclu sur l'attribution d'agro-forêts à des acteurs privés tant que le gouvernement n'a pas avancé dans sa réflexion sur les mesures appropriées de contrôle et de supervision de la gestion des agro-forêts par des entreprises privées.

Expulsions

Nous reconnaissons et respectons la nécessité pour le gouvernement ivoirien de protéger les forêts qui lui restent, notamment en empêchant par des moyens légaux de nouvelles infiltrations.

Nous notons, cependant, que la transformation des forêts classées en zones protégées où l'agriculture et l'habitat ne sont pas autorisés, et l'application stricte de la loi dans les forêts classées restantes pourraient déboucher sur l'expulsion des petits agriculteurs qui y vivent. Le droit international protège toute personne qui occupe une maison ou un terrain de l'expulsion forcée, quand celle-ci n'est pas accompagnée d'un préavis suffisant ou ne respecte pas la dignité et les droits des personnes affectées, qu'elles occupent ou non légalement cette terre.

Nous sommes encouragés par le fait que le gouvernement de Côte d'Ivoire s'engage, dans le cadre de son projet de politique forestière, à respecter les droits des personnes vivant dans des forêts classées intactes (forêts non dégradées, p.3 de la Déclaration), un engagement qui devrait également s'appliquer aux forêts classées qui seront renommées « aires protégées ».

Au cours des 18 derniers mois, nos recherches ont souligné les menaces qui pèsent sur les moyens de subsistance, la santé et l'hygiène de ceux qui vivent dans des forêts classées et parcs nationaux et risquent d'en être expulsés, les obligeant à compter pendant plusieurs mois sur l'assistance humanitaire. Nous avons également documenté le risque d'autres violations des droits humains liés aux opérations d'expulsion, qu'il s'agisse d'extorsion, de vol de biens personnels et même de violences physiques.

Si le gouvernement décide finalement de procéder à des expulsions à grande échelle, nous sommes convaincus que plusieurs mesures pourraient être prises pour tirer les leçons des opérations d'expulsion passées. Ces mesures ne doivent pas empêcher le gouvernement de prendre des décisions immédiates pour protéger les forêts menacées d'infiltration et de destruction, comme celle de Cavally dans l'ouest de la Côte d'Ivoire, mais doivent être le précurseur de toute opération d'expulsion à grande échelle des habitants de longue durée de ces forêts.

  1. Adopter une politique, dans l'idéal codifiée par la loi, qui détaille les protections accordées aux occupants des forêts pendant les opérations d'expulsion. Cette politique serait l'occasion pour le gouvernement de définir la façon dont il conciliera la nécessité d'empêcher d'autres infiltrations et la destruction des forêts classées avec la nécessité de respecter les droits des occupants de longue durée de la forêt. Cette politique relative aux expulsions devrait :
     
    • Préciser les circonstances dans lesquelles des expulsions de communautés résidant dans des forêts classées et des zones protégées peuvent se produire, ainsi que les protections requises pour les occupants, notamment s'agissant des avis d'expulsions et de l'adéquation des délais de mise en œuvre de telles expulsions.
    • Exiger du gouvernement qu'il offre aux familles qui dépendent actuellement des forêts classées pour se nourrir et se loger des alternatives en matière de logement, d'hygiène, d'éducation et de soutien de leurs moyens de subsistance.
    • Établir un cadre pour évaluer l'indemnisation des biens éventuellement détruits pendant les opérations d'expulsion.
    • Donner des orientations sur la manière de gérer la présence de nouveaux arrivants ou de personnes récemment installées dans les forêts classées, notamment en définissant les droits procéduraux élémentaires en cas d'arrestation ou de détention.
       
  2. S'engager explicitement à vérifier par un audit la capacité de la Société de développement des forêts (SODEFOR) et de l'Office ivoirien des parcs et réserves (OIPR) à superviser la surveillance des forêts classées et notamment les opérations d'expulsion. Cela devrait inclure la prise en compte de la lutte contre la corruption à tous les niveaux au sein de ces deux agences.
     
  3. Reconnaître plus explicitement les défis sécuritaires auxquels est confronté le gouvernement ivoirien dans de nombreuses forêts classées, notamment dans l'ouest de la Côte d'Ivoire où la violence intercommunale a causé de nombreux morts en 2017. Pour protéger la sécurité des occupants et des agents de l'Etat dans les forêts classées, le gouvernement devra s'attaquer au problème que pose la présence dans ces forêts de groupes armés non étatiques et à celui du manque de contrôle des forces de sécurité de l'État sur de vastes zones de forêts classées.
     
  4. Fournir plus de précisions sur le calendrier et le séquençage de toute expulsion à grande échelle d'occupants d'aires ou de forêts classées. Cette politique doit par exemple permettre de clarifier si les expulsions doivent intervenir avant l'achèvement de l'Inventaire national des ressources forestières et fauniques, prévu pour décembre 2018.
     
  5. Exiger du gouvernement qu'il établisse un plan clair pour chaque opération d'expulsion, semblable à un plan d'aménagement agroforestier, qui détermine pour chaque forêt comment les droits des occupants seront protégés. L'exécution d'un tel plan devrait faire l'objet d'un projet pilote à petite échelle qui serait ensuite déployé dans d'autres zones. Ce plan devrait inclure un suivi et une évaluation de l'impact sur les expulsions des personnes affectées.
     
  6. Inclure un engagement à réaliser un suivi indépendant des actions de l'État et des opérateurs privés dans les forêts classées, notamment par la création, dans le Code forestier, d'un observateur et auditeur indépendant. Les organisations de la société civile devraient également être impliquées dans le suivi des actions publiques ou privées qui ont cours dans les forêts classées.

Nous vous remercions pour l'intérêt que vous portez à notre analyse et à nos recommandations sur la politique proposée. 

Nous vous prions de croire, cher Monsieur, à l'expression de nos meilleurs sentiments.

Bamba Sindou
Coordonnateur général
Regroupement des Acteurs Ivoiriens des Droits de l'Homme en Côte d'Ivoire (RAIDH) 

Jim Wormington
Chercheur, Division Afrique
Human Rights Watch

 

[1] Commentaires de la plateforme OI-REN sur la « Déclaration de politique de préservation et de réhabilitation des forêts », p. 2.

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