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Les événements de ces dernières semaines en Côte d’Ivoire ont montré comment les élites politiques continuent de placer des obstacles sur la voie de la réconciliation nationale. Les dirigeants des deux côtés de la fracture politico-ethnique qui divise le pays semblent réticents à tirer les enseignements essentiels d’une décennie marquée par deux conflits internes dans lesquels des milliers de civils ont été tués. En fin de compte, plutôt que d’assumer la responsabilité pour le rôle qu’ils ont joué quand le pays a sombré dans la violence, les deux camps s’accrochent à la certitude qu’ils ne sont que des victimes, et même les seules victimes.

Le dernier épisode dans l’échange régulier d’invectives politiques a démarré le 8 juillet, quand le président Alassane Ouattara s’est rendu dans le nord de la Côte d’Ivoire. Il a commencé par lancer un appel anodin au Front populaire ivoirien (FPI), le parti de l’ancien président Laurent Gbagbo, à « entrer dans le processus de paix». Le refus de Laurent Gbagbo d’accepter les résultats de l’élection présidentielle de 2010, reconnus par la communauté internationale, a déclenché des violences qui ont duré six mois. Gbagbo se trouve actuellement en détention à La Haye, dans l’attente d’une décision des juges de la Cour pénale internationale qui doivent confirmer ou non son inculpation pour crimes contre l’humanité.

Dans son discours, le président Ouattara a appelé les dirigeants du FPI à «demander pardon aux victimes, aux parents de victimes.... [J]e demande ce geste fort, la repentance pour le pardon. Les Ivoiriens en ont besoin.» Il s’agissait d’une demande raisonnable. Le FPI a refusé d’assumer la moindre responsabilité pour les violences postélectorales, exigeant sans cesse que ses partisans soient libérés de prison – quels que soient les éléments de preuve sur leur implication dans des crimes graves.

Et pourtant la déclaration du président Ouattara est en même temps le reflet d’une certaine hypocrisie de la part du gouvernement. Les responsables gouvernementaux font souvent des déclarations – ce fut encore le cas lors de ces dernières semaines – dans lesquelles ils semblent considérer que les forces pro-Gbagbo ont été responsables de la mort de la totalité des quelque 3 000 personnes tuées durant la crise. Mais le gouvernement devrait relire le rapport présenté en août 2012 par sa propre commission nationale d’enquête, dans lequel étaient documentés 1 452 meurtres commis par les forces pro-Gbagbo et 727 perpétrés par les Forces républicaines du camp Ouattara. Le gouvernement devrait donc lui aussi demander pardon à de nombreuses victimes et familles de victimes.

La myopie du gouvernement se reflète également dans ses démarches judiciaires. Le 10 juillet, des magistrats ivoiriens ont confirmé les charges de 84 personnes pour des crimes commis lors de la période postélectorale, ouvrant la voie à des procès. Ces 84 personnes appartiennent toutes au camp Gbagbo. Dans un rapport daté du 26 juin, le Secrétaire général des Nations Unies a relevé que « seuls les membres fidèles au précédent régime ont dû répondre de leurs actes devant la justice » et que « sur les 207 enquêtes ouvertes depuis [le rapport de la commission nationale d’enquête], 204 concernent des personnes fidèles à l’ancien président Laurent Gbagbo». Les autorités ivoiriennes devraient certes poursuivre en justice les membres du camp Gbagbo qui se sont rendus responsables de crimes graves, mais le caractère à sens unique des enquêtes et des poursuites fait craindre que la justice ne soit en fait qu’un instrument aux mains des vainqueurs pour punir leurs adversaires.

Le 15 juillet, le FPI a répondu à l’appel du président Ouattara d’une manière tristement prévisible, refusant tout « repentir» et affirmant que les « vrais criminels» se trouvaient au gouvernement. Le FPI a exprimé son indignation au sujet de la décision de juger les 84 accusés, démontrant ainsi que ses dénonciations de la « justice des vainqueurs » ne reflètent guère un quelconque intérêt pour une justice impartiale. Au contraire, le FPI semble avoir pour seul but la libération de tous les membres du camp Gbagbo – quelle que soit leur responsabilité pénale.

Les deux camps se querellent sur la question insoluble de savoir lequel des deux partis politiques a déclenché les conflits, plutôt que d’endosser la responsabilité des crimes terribles que leurs forces ont commis. Le camp Gbagbo met l’accent sur la rébellion de 2002 qui a divisé le pays pendant toute la durée restante de la présidence Gbagbo. Il affirme que Ouattara a « introduit la violence [et] le tribalisme nauséeux» dans la vie politique ivoirienne.

Toutefois, une telle position revient à ignorer le rôle joué par les dirigeants du FPI dans les violations des droits humains à la suite de leur victoire électorale de 2000, lorsque Ouattara s’est vu refuser le droit de participer aux élections présidentielle et législatives et les forces de sécurité ont violemment réprimé des manifestations de ses partisans. Elle ne tient pas non plus compte des discriminations exercées par le gouvernement Gbagbo à l’encontre des Ivoiriens du Nord et des populations immigrées, au nom du concept de « l’ivoirité ». Elle revient aussi à passer sous silence la relation étroite qui existait entre le FPI et plusieurs milices violentes pro-Gbagbo. Elle omet enfin les discours de haine prononcés par des dirigeants du FPI à la télévision et dans les journaux, dont Human Rights Watch a constaté qu’ils étaient immédiatement suivis de pics de violence pendant la crise postélectorale contre des personnes considérées comme des partisans de Ouattara.

Pour sa part, le gouvernement actuel affirme que si Gbagbo n’avait pas refusé d’abandonner le pouvoir en 2010, les violences postélectorales auraient pu être évitées. Mais quelle que soit l’origine de la crise postélectorale et les crimes commis par les forces pro-Gbagbo, il n’y avait aucun fondement légal ou moral pour les nombreux crimes commis par les forces pro-Ouattara à l’encontre de personnes considérées comme des partisans de Gbagbo. Le gouvernement omet également de mentionner les graves crimes commis pendant et après la rébellion de 2002. De nombreux dirigeants du mouvement rebelle des Forces nouvelles, qui a aidé Ouattara à prendre le contrôle du pays en 2011, occupent maintenant des postes clés au sein de l’armée et du gouvernement civil. Certains d’entre eux sont impliqués dans des crimes de guerre et peut-être des crimes contre l’humanité, mais ils demeurent intouchables, au-dessus de la loi.

Dans son discours, le président Ouattara a déclaré que « [l]e pardon grandit. Les Ivoiriens attendent ce geste d’humilité de la part de certains du FPI pour tourner la page ». Il avait entièrement raison; reconnaître son rôle dans la crise qui a secoué le pays pendant dix ans ferait beaucoup pour restaurer une part de la crédibilité perdue du FPI. Mais de nombreux Ivoiriens attendent le même geste de la part de l’actuel gouvernement.

La réconciliation ne progressera que si les membres de l’élite politique des deux côtés acceptent enfin de reconnaitre leurs responsabilités dans les conflits et les violences qui ont déchiré la Côte d’Ivoire pendant une décennie et de soutenir les efforts de toutes les victimes qui cherchent à obtenir justice.

Matt Wells est chercheur sur la Côte d’Ivoire à Human Rights Watch.

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