(Nairobi, le 21 mai 2013) – Au cours des deux années qui se sont écoulées depuis l’investiture du président Alassane Ouattara le 21 mai 2011, le gouvernement de Côte d’Ivoire a fait peu de progrès dans le traitement des causes profondes des violences politico-militaires qui ont ébranlé le pays pendant une décennie, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Ces problèmes menacent la stabilité à long terme du pays, en dépit de sa forte reprise économique, a ajouté l’organisation.
Dans l’année à venir, le gouvernement ivoirien devrait s’occuper en priorité de ces questions, notamment du fait que les forces de sécurité n’ont toujours pas été amenées à rendre des comptes, de la nécessité de mener à bien un désarmement et une réforme du secteur de la sécurité, ainsi que du problème des conflits fonciers, a affirmé Human Rights Watch. Le gouvernement devrait aussi poursuivre ses efforts pour s’assurer que la croissance économique conduise à une meilleure protection des droits économiques, sociaux et culturels, ainsi que des droits civils et politiques.
« Le gouvernement Ouattara a fait des progrès significatifs en restaurant l’économie et l’infrastructure après des années de dévastation dues au conflit et à la mauvaise gestion», a déclaré Matt Wells, chercheur sur l’Afrique de l’Ouest à Human Rights Watch. « Mais l’absence d’une justice impartiale et le non-traitement d’autres problèmes qui sous-tendent une décennie d’exactions, pourraient compromettre les perspectives à long terme de stabilité et de développement.»
Les résultats du scrutin présidentiel de novembre 2010, reconnus internationalement, avaient donné Ouattara vainqueur, mais Laurent Gbagbo, son rival, avait refusé de quitter la présidence. Une crise de cinq mois s’en était ensuivie, au cours de laquelle au moins 3 000 personnes avaient été tuées et 150 femmes violées, souvent dans le cadre d’attaques perpétrées par les forces des deux camps en fonction de critères politiques, ethniques et religieux. Gbagbo a été arrêté le 11 avril 2011 et transféré par la suite à La Haye, en vertu d’un mandat d’arrêt délivré par la Cour pénale internationale (CPI). Il y demeure en détention, dans l’attente d’une décision judiciaire établissant s’il existe suffisamment d’éléments de preuve pour intenter un procès contre lui pour quatre chefs de crimes contre l’humanité.
En dépit des destructions causées par la guerre et de menaces plus récentes pour la sécurité, le gouvernement Ouattara a fait des progrès notables dans un certain nombre de domaines. Le Fonds monétaire international a fait état d’un taux de croissance économique de presque 10 % en Côte d’Ivoire en 2012. Le gouvernement est largement crédité d’avoir amélioré le réseau routier. De vastes projets d’infrastructure ont été annoncés, afin d’accroître les possibilités d’accès à l’électricité et à de l’eau potable. Le gouvernement a augmenté le budget de la justice, et la Côte d’Ivoire est devenue un État partie à la CPI. En outre, le président Ouattara a pris de fermes engagements en faveur de la lutte contre la corruption. Il assure également, depuis février 2012, la présidence de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), orchestrant en cette capacité la réponse de la région à la crise du Mali, entre autres initiatives.
Mais de graves défis demeurent, a souligné Human Rights Watch. Il est d’une importance vitale que la croissance économique, ainsi que le soutien accru du gouvernement aux efforts de modernisation du système judiciaire et de développement des ressources énergétiques et en eau, conduisent à des améliorations tangibles des droits des Ivoiriens. Ceux-ci comprennent des droits essentiels comme la justice, l’eau et la sécurité.
Le président Ouattara a promis à plusieurs reprises que tous les responsables de crimes internationaux graves commis par les deux camps durant la crise postélectorale seraient amenés à rendre des comptes, quelle que soit leur appartenance politique. Les procureurs ont inculpé plus de 150 personnes appartenant au camp Gbagbo de tels crimes, dont au moins 55 de crimes de sang tels que génocide, crimes contre la population civile et meurtre. Mais aucun membre des forces pro-Ouattara n’a encore été inculpé de crimes commis durant cette crise.
Le 18 mai, les autorités ivoiriennes ont placé en détention Amadé Ouérémi, un planteur de cacao burkinabé et chef de milice. Human Rights Watch l’a désigné comme ayant eu une responsabilité de commandement dans le massacre de Duékoué en mars 2011, dans lequel des centaines de personnes, appartenant à des groupes ethniques traditionnellement pro-Gbagbo, ont été exécutées sommairement. Ses hommes ont combattu aux côtés des Forces républicaines du président Ouattara lors de leur offensive visant à destituer Gbagbo. Il n’a pas encore été possible d’établir clairement si l’arrestation de Ouérémi est liée à son implication éventuelle dans des crimes graves commis durant la crise ou si elle est la conséquence de son refus de quitter la forêt classée du Mont Péko, en dépit des demandes répétées du gouvernement.
« Des personnes soupçonnées de crimes internationaux graves ne devraient pas bénéficier de clémence au seul motif qu’elles sont proches du gouvernement au pouvoir», a ajouté Matt Wells. « Ce qui va se passer maintenant concernant Amadé Ouérémi sera révélateur. Une enquête crédible et, si les éléments de preuve disponibles le permettent, des poursuites en justice feraient beaucoup pour atténuer les profondes divisions intercommunautaires dans l’ouest de la Côte d’Ivoire et démontrer que les victimes des deux camps peuvent enfin obtenir justice.»
La décision des autorités ivoiriennes d’enquêter sur les crimes graves commis par les forces de Gbagbo et de rejeter les nombreux appels du parti de Gbagbo en faveur d’une amnistie générale a été positive, a déclaré Human Rights Watch. Mais de nombreux membres du camp Gbagbo qui ont été inculpés sont en détention préventive depuis plus de deux ans. Les autorités ivoiriennes devraient faire en sorte que ces dossiers passent sans tarder au stade du procès et s’assurer que les accusés bénéficient de leurs pleins droits, a ajouté Human Rights Watch.
Le gouvernement ivoirien devrait aussi coopérer pleinement avec la CPI. Le 22 novembre 2012, la CPI a brisé les scellés apposés sur un mandat d’arrêt datant de février 2012 à l’encontre de Simone Gbagbo, l’épouse de l’ancien président, qui est toujours en détention préventive en Côte d’Ivoire, où elle est officiellement accusée de génocide, entre autres crimes.
Les autorités ivoiriennes n’ont pas encore répondu officiellement au mandat d’arrêt émis par la CPI. Lors d’une conférence de presse le 29 avril, le ministre de la Justice, Gnénéma Coulibaly, a déclaré: « Quand on aura fini de réfléchir, on dira à la CPI ce qu’on entend faire. Plus on prend de temps, plus la réflexion se bonifie. »
Cependant, l’absence de réponse du gouvernement constitue une violation de son obligation légale qui consiste, soit à livrer Simone Gbagbo à la CPI, soit à contester officiellement la recevabilité de son cas par la CPI, au motif que la Côte d’Ivoire a déjà entamé des poursuites à son encontre pour des crimes similaires.
« Plus d’un an après la date à laquelle les autorités ivoiriennes ont probablement été informées de l’émission du mandat, elles ont eu largement assez de temps pour décider du lieu où elles estiment que Simone Gbagbo doit être jugée», a affirmé Matt Wells. « Le fait que la Côte d’Ivoire se soit abstenue d’honorer son obligation légale de coopérer avec la CPI dans ce cas particulier est d’autant plus surprenant quand on considère la décision positive du gouvernement de faire de la Côte d’Ivoire un État partie à la CPI. »
Depuis l’investiture du président Ouattara, la Côte d’Ivoire a été confrontée à des menaces sécuritaires régulières, marquées par une série d’attaques contre des installations militaires et contre des civils, perpétrées par des militants restés loyaux envers Gbagbo. Un rapport d’avril 2013 du Groupe d’experts des Nations Unies sur la Côte d’Ivoire a renforcé les précédentes constatations faites par Human Rights Watch et par l’International Crisis Group, en documentant des liens entre des financiers au Ghana, des miliciens pro-Gbagbo et des mercenaires au Liberia menant des attaques le long de la frontière ivoirienne, ainsi que d’autres militants à l’intérieur de la Côte d’Ivoire.
Toutefois, en riposte à ces menaces sécuritaires, des membres de l’armée nationale ont souvent commis de graves violations des droits humains, dont des détentions illégales massives, des traitements inhumains, des actes de torture et, dans quelques cas au moins, des exécutionsextrajudiciaires. Certains des commandants impliqués dans ces exactions avaient été précédemment impliqués par Human Rights Watch pour avoir eu un rôle de commandement dans des crimes graves commis durant la crise postélectorale. Les efforts inadéquats du gouvernement ivoirien pour faire face aux violations des droits humains qui se poursuivent encore augmentent la probabilité que certains militaires continuent à recourir à de telles méthodes pendant les périodes de tension, a averti Human Rights Watch.
L’impunité dont jouissent les forces de sécurité s’est également manifestée dans leur implication dans des activités criminelles dont les civils sont souvent les victimes. Le Groupe d’Experts de l’ONU a constaté, dans son rapport d’avril, qu’en consolidant leur pouvoir pour faire face aux menaces sécuritaires, des officiers de l’armée avaient créé dans tout le pays un « réseau militaro-économique», qui se livre à la perception de taxes illégales, à des extorsions de fonds ainsi qu’à de la contrebande de biens, et récolte ainsi des millions de dollars. Depuis 2002, de nombreux anciens commandants rebelles qui occupent désormais des postes-clés au sein de l’institution militaire, ont supervisé des opérations tout aussi lucratives de taxation illégale et de contrebande dans le nord de la Côte d’Ivoire, comme cela a été documenté par Human Rights Watch et par l’ONU.
Les violations des droits humains et les profits illégaux empochés par certains militaires démontrent la nécessité urgente d’accélérer le désarmement et la réforme du secteur de la sécurité, a déclaré Human Rights Watch. Le président Ouattara a joué un rôle direct, digne d’être noté, dans le traitement de ces questions depuis qu’il s’est nommé lui-même ministre de la Défense, en mars 2012. Mais peu de progrès ont été réalisés en ce qui concerne le désarmement et la réinsertion dans la vie civile de dizaines de milliers de jeunes qui avaient pris les armes durant la crise. Des responsables de la société civile ivoirienne, des anciens combattants et des civils qui ont subi des violences et des extorsions de fonds de la part d’anciens combattants, ont tous exprimé leur irritation devant le manque de progrès dans les opérations de désarmement.
Le gouvernement ivoirien devrait aussi s’employer sans tarder à traduire dans les faits la déclaration faite par le président Ouattara, lors d’une visite dans l’ouest de la Côte d’Ivoire début mai, selon laquelle la réforme agraire serait une priorité du gouvernement en 2013. Pendant plus d’une décennie, des litiges fonciers ont été à la source de sanglants affrontements intercommunautaires. Plusieurs attaques perpétrées le long de la frontière entre la Côte d’Ivoire et le Libéria en mars semblent avoir un rapport direct avec les conflits fonciers, notamment des disputes résultant de la confiscation ou de la vente illégales de terres appartenant à des personnes qui avaient fui la région durant le conflit postélectoral.
« La prolifération des armes légères, les faiblesses persistantes du système judiciaire, les divisions politico-ethniques et les litiges fonciers ont constitué un cocktail explosif en Côte d’Ivoire pendant plus de dix ans, et ce sont les civils qui ont le plus souffert», a conclu Matt Wells. « Il est urgent que le gouvernement Ouattara règle ces problèmes s’il veut honorer sa promesse de faire de ce pays un pilier de la région respectueux des droits humains. »
Contexte
La crise postélectorale de 2010-2011 a été le point culminant d’une décennie de conflit politico-ethnique lors duquel les forces de sécurité, les rebelles et les milices alliées à un camp ou à l’autre ont commis régulièrement et en toute impunité des crimes graves contre les civils. Des organisations nationales et internationales, dont les Nations Unies et Human Rights Watch, ont documenté des crimes de guerre et de possibles crimes contre l’humanité perpétrés par les forces pro-Gbagbo et par les forces pro-Ouattara durant la crise postélectorale.
Peu après son investiture, le président Ouattara a créé trois institutions chargées d’établir la vérité et de garantir la justice concernant la crise post-électorale: une Commission nationale d’enquête; une Commission dialogue, vérité et réconciliation; et une Cellule spéciale d’enquête. Dans un rapport daté d’août 2012, la commission nationale d’enquête a émis des constatations comparables à celles faites par les organisations de défense des droits humains, en documentant des centaines d’exécutions sommaires commises par les forces des deux camps.
En avril 2013, Human Rights Watch a publié un rapport dans lequel l’organisation analysait le travail de ces trois institutions nationales de justice, se concentrant particulièrement sur la Cellule spéciale d’enquête, chargée de mener des enquêtes judiciaires. Le rapport présentait des recommandations en vue d’améliorer les mesures prises par le gouvernement pour soutenir les procureurs et les juges civils qui enquêtent sur ces crimes et poursuivent leurs responsables. Parmi les mesures importantes recommandées, figuraient la mise au point d’une stratégie en matière de poursuites; la protection des juges, des procureurs, des avocats de la défense, ainsi que des témoins; la réforme du code de procédure pénale afin de mieux protéger les droits des accusés; l’amélioration de l’indépendance des procureurs et des juges; et le recrutement d’agents de police judiciaire provenant de toutes les communautés affectées.
Le 3 mai, Human Rights Watch a reçu par fax la « réaction officielle » du gouvernement à son rapport, de la part du ministre de la Justice, Gnénéma Coulibaly. Dans cette réponse, M. Coulibaly a déclaré que le gouvernement ivoirien partageait une « convergence de vues » avec Human Rights Watch concernant plusieurs recommandations contenues dans le rapport, et s’efforçait de les mettre en œuvre.
Toutefois, dans une lettre adressée le 17 mai au ministre de la Justice, Human Rights Watch a exprimé sa préoccupation au sujet de plusieurs déclarations contenues dans la réponse du gouvernement, qui constituent une présentation erronée de la situation actuelle concernant les investigations et les poursuites judiciaires. Le ministre de la Justice a suggéré que les 150 personnes appartenant au camp Gbabgo qui ont été inculpées n’étaient accusées que de crimes économiques. Or beaucoup d’entre elles ont été inculpées de crimes de sang.
L’expert indépendant du Conseil des droits de l’homme de l’ONU sur la situation des droits humains en Côte d’Ivoire a noté, dans son rapport de janvier, que les procureurs ivoiriens avaient inculpé au moins 55 personnes appartenant au camp Gbagbo de graves crimes de sang, dont 48 de génocide. D’autres chefs d’accusation retenus comprennent des meurtres et des crimes contre la population civile. Par contraste, l’expert indépendant, tout comme Human Rights Watch, a relevé que les procureurs ivoiriens n’avaient intenté aucune action contre des membres des Forces pro-Ouattara pour des crimes de sang commis durant la crise postélectorale.
Human Rights Watch est parfaitement conscient du fait que les enquêtes et les poursuites judiciaires prennent du temps et, comme l’a souligné le ministre de la Justice, elles sont actuellement en cours. Cependant, alors que les deux camps ont été impliqués dans de crimes internationaux graves durant la crise, seul un camp est actuellement amené à rendre des comptes pour ces crimes, a souligné Human Rights Watch.
En octobre 2011, la CPI a ouvert une enquête sur la Côte d’Ivoire, à la suite de demandes successives du gouvernement ivoirien – d’abord en 2003 par le gouvernement Gbagbo, puis de nouveau en décembre 2010 et en mai 2011 par le gouvernement Ouattara. La Côte d’Ivoire est devenue un État partie au Statut de Rome, le traité fondateur de la CPI, en février.
La CPI a émis publiquement des mandats d’arrêt contre deux personnes seulement, Laurent et Simone Gbagbo, mais le Bureau du Procureur de la Cour a indiqué que ses investigations se poursuivaient et étaient impartiales.