(Antakya, Turquie, le 25 mars 2012) - Les forces gouvernementales syriennes ont délibérément mis en péril la vie de civils en forçant les habitants à marcher devant l'armée au cours d’arrestations, de mouvements de troupes et d’offensives récentes contre des villes et des villages du nord de la Syrie, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui.
Des témoins dans les villes d'Al-Janoudyah, de Kafr Nabî, de Kafr Rouma et d’Ayn Larouz dans le gouvernorat d'Idlib, dans le nord de la Syrie, ont affirmé à Human Rights Watch qu'ils avaient vu des soldats et des miliciens armés pro-gouvernementaux (chabiha) forcer les habitants à marcher devant l’armée qui avançait, lors de son offensive en mars 2012 qui visait à reprendre le contrôle de zones qui étaient tombées entre les mains de l'opposition. Compte tenu des circonstances de ces incidents, il était clair pour ces témoins que le but était de protéger l’armée contre des attaques.
« En utilisant des civils comme des boucliers humains, l'armée syrienne fait preuve d’un mépris flagrant pour leur sécurité »,a déclaré Ole Solvang, chercheur auprès de la division Urgences au sein de Human Rights Watch. « L'armée syrienne devrait immédiatement mettre fin à cette pratique odieuse. »
Kafr Nabî
« Abdullah », un résident de Kafr Nabî, une ville située dans la région de Jabal al-Zawiya, a déclaré à Human Rights Watch que le 2 mars les soldats de l’armée syrienne l’avaient forcé, lui et plusieurs autres, à marcher devant leurs véhicules blindés alors qu’ils étaient à la recherche de militants de l’opposition. Comme la plupart des personnes interrogées, il a demandé à ne pas utiliser son vrai nom par crainte de représailles. Il a déclaré :
Comme nous allions à la prière du vendredi, les soldats basés près de la mosquée ont encerclé les gens. Ils ont pris environ 25 personnes dont je faisais partie. Il y avait aussi parmi nous huit enfants, âgés de 10 à 15 ans. Ils nous ont fait marcher devant et sur les côtés des véhicules militaires vers plusieurs maisons qu’ils suspectaient d’abriter des militants de l'opposition. Nous avons marché pendant environ 600 mètres et ils ne cessaient pas de nous insulter pendant la marche. Ils ont arrêté plusieurs personnes dans les maisons. Puis ils nous ont fait obliger de nouveau à marcher pour revenir à leur base. Après quoi ils nous ont relâchés, sauf les militants qu’ils avaient arrêtés. L'opération a duré environ deux heures.
Abdullah a déclaré que l'armée contraint souvent les habitant à marcher à leurs côtés pour protéger leurs flancs, en particulier quand ils ont besoin de s’approvisionner.
Raed Fares, militant de l'opposition de Kafr Nabî, a déclaré à Human Rights Watch que l'armée syrienne, qui a augmenté sa présence dans la ville quand les manifestations y ont débuté il y a sept mois, a commencé à utiliser des civils comme boucliers humains en janvier après avoir découvert un engin explosif la visant placé au bord de la route. Depuis, a-t-il dit, les soldats rassemblent les habitants et les forcent à marcher devant eux à chaque fois qu’ils veulent se déplacer dans la ville. « Ils prennent tous ceux qui ouvrent la porte quand ils frappent », a-t-il ajouté. « Peut leur importe si c’est une femme ou un enfant qui leur ouvre. »
Raed Fares a montré à Human Rights Watch deux vidéos qu'il a postées sur YouTube. Dans la première vidéo, filmée le 23 février, environ huit civils marchent devant plusieurs soldats armés et au moins un véhicule de combat d'infanterie.
Dans la deuxième vidéo, filmée le 28 février 28, quatre civils marchent devant une colonne de plusieurs véhicules de combat d'infanterie, apparemment à la périphérie de la ville. Fares dit que l'armée a forcé ces hommes à marcher devant pour protéger les soldats.
Human Rights Watch n'a pas été en mesure de vérifier de façon indépendante l'identité de ces civils. Il se pourrait aussi qu’ils aient été arrêtés, mais c’est peu probable, car ils ne sont pas menottés et leurs yeux ne sont pas non plus bandés, ce qui est souvent le cas en Syrie quand les gens sont conduits en détention.
« Ahmed », un résident de Kafr Nabî, a également déclaré que l'armée fait marcher les civils devant elle de façon régulière. Il a décrit comment quand il a été arrêté et transféré à la dans la ville de Ma’aret al_Nu’man, à cinq kilomètres de là :
Il y a deux mois, j'ai été arrêté dans une manifestation avec 15 autres personnes. Ils nous ont mis dans des cars de police. Pendant le parcours, j’ai pu voir une trentaine d’habitants marchant devant des chars. Quand nous sommes arrivés à Ma’aret al_Nu’man, l'armée a vérifié leur identité [et] a arrêté ceux qui étaient recherchés.
« Ibrahim », un résident de Kafr Rouma, une ville d'environ 20 000 personnes dans la région de Jabal al-Zawiya région, décrit des pratiques similaires de l'armée dans sa ville. L’armée, quand elle se déplace d'un point de contrôle à un autre — il y en a sept autour de la ville— à l’habitude d’arrêter les autobus et les voitures, force les passagers à descendre et les fait marcher devant les chars et ses véhicules. Selon Ibrahim, à AKafr Rouma comme à Kafr Nabî, on trouve parmi les personnes ainsi contraintes des femmes, des enfants et des personnes âgées. Quand ils ont atteint leur destination, les militaires vérifient les identités et libèrent ceux qui ne sont pas recherchés.
L'armée a également utilisé les habitants pour protéger ses postes de contrôle. « Mahmoud », un résident du village de Jarjanaz, dans le gouvernorat d'Idlib, décrit à Human Rights Watch un incident qui a eu lieu début mars :
Je circulais avec ma cousine à la sortie du village, en direction de Ma’aret al_Nu’man. Nous avons vu un point de contrôle avec deux chars et des soldats à 800 mètres devant nous. Nous sommes tous deux recherchés par la police et nous avons décidé de rebrousser chemin et de garer la voiture sur une petite route. Nous avons vu quelques temps après l'armée arrêter un autocar au point de contrôle. Les passagers sont sortis. Le conducteur a garé l’autocar en face de la tente des militaires et les passagers sont restés debout devant les chars. Nous sommes revenus au village et avons attendu pendant neuf heures, avec les villageois et les familles, le retour des passagers. Ils nous ont dit qu'ils avaient été contraints de rester debout devant les chars tout le temps.
Mahmoud a expliqué à Human Rights Watch que les combattants de l'opposition avaient attaqué le poste de contrôle environ une semaine plus tôt. Selon lui, les militaires voulaient se protéger de nouvelles attaques en interposant les habitants entre eux et de futurs assaillants.
Al-Janoudyah
« Mustafa », un habitant d'Al-Janoudyah, une ville juste au nord de Jisr al-Shughour, a raconté à Human Rights Watch que l'armée, à la mi-février, suite à une manifestation du vendredi, a forcé les habitants de la ville à protéger les soldats lors de perquisitions et d’arrestations :
Après une manifestation du vendredi, il y a un mois, vers 12h30, l'armée a fouillé les maisons. De la rue où j’étais, j'ai vu les soldats forcer les gens à sortir de leurs maisons. Les hommes ont dû monter dans des cars police. Les femmes, les enfants et les personnes âgées ont été forcés de marcher devant les chars suivis par les cars de police transportant les détenus.
Mustafa rapporte que l'armée avait arrêté des personnes dans la rue menant à l'école publique servant de centre de détention. Il a parlé à l'une des personnes contraintes de marcher devant les véhicules : toutes les personnes détenues ont été libérée une fois les militaires arrivés à l'école.
Quatre combattants de l'opposition précédemment basés dans la ville d'al-Janoudyah ont rapporté à Human Rights Watch, dans des comptes rendus détaillés distincts, que l'armée a placé des civils devant ses chars lors de l’assaut de la ville, le 10 mars 2012. Les combattants de l'opposition disent que l'armée a commencé son offensive vers 5h00, en avançant dans trois directions. Pendant deux heures, les soldats à une distance de trois à quatre kilomètres, ont mitraillé la ville avec leurs véhicules blindés et les mitrailleuses lourdes montées sur les chars. « Mokhtar », l'un des combattants de l'opposition a dit à Human Rights Watch ce qu'il a vu :
J'étais positionné près de la route al-Janoudyah et je regardais à la jumelle l'armée qui avançait sur le village. J’ai vu les shabeeha qui accompagnaientles soldats tirer les gens des premières maisons. Environ 20 personnes. Ils les sont rassemblés devant les chars pour se protéger de la FSA et ont repris leur mouvement. Ils les ont fait marcher pendant 600 à 700 mètres. Parmi eux se trouvaient des enfants et des personnes âgées. Ils sont ensuite sortis de mon champ de vision.
« Anas », un autre combattant de l'opposition, qui a observé l'entrée de l'armée dans le village d'une position plus élevée que Mokhtar, a donné un compte-rendu similaire :
Je les ai vus prendre environ 50 civils. Quand ils sont arrivés au rond-point au bout de la rue, ils ont relâché certains et fait monter d’autres dans des voitures et les ont emmenés dans la direction de la zone contrôlée par l'armée. Nous avons appris plus tard qu'ils ont été détenus à l'école, sous leur contrôle. Il y avait sept ou huit femmes parmi les personnes contraintes de marcher devant les véhicules et deux ou trois enfants. Nous n’aurions pas pu tirer sur l'armée sans blesser nos gens.
Les deux combattants de l'opposition ont donné des témoignages similaires.
« Ghali », un militant d'al-Janoudyah, en position sur une colline surplombant la route Yacoubya, le deuxième axe de l'avance de l'armée, a observé à la jumelle les soldats tirer les gens des premières maisons pour les forcer à marcher devant les chars.
Ayn Larouz
Trois témoins interrogés par Human Rights Watch ont déclaré que les forces gouvernementales ont placé des enfants sur des chars et à l'intérieur d’autobus utilisés par les forces de sécurité quand ils sont entrés dans Ayn Larouz, le 10 mars.
Deux femmes qui se trouvaient alors dans ce village ont déclaré à Human Rights Watch qu'elles avaient entendu des femmes crier dans la rue quand l'armée est entrée :
Quand nous sommes sorties dans la rue, nous avons vu plusieurs chars et des autobus. Il y avait trois ou quatre enfants sur chaque char et dans chaque autobus. Des femmes se sont approchées des soldats en criant et ont essayé de reprendre les enfants mais elles ont été repoussées à coup de pieds. Nous avons reconnu des enfants issus de tout le bourg, mais la plupart vivaient dans la rue principale. Nous avons appris des autres mères que les soldats étaient venus chez elles et avaient emmené les enfants. Lorsque les soldats sont partis, ils ont laissé les enfants au nord du bourg.
Un troisième témoin à la lisière du village a vu aussi les soldats mettre les enfants sur les chars et les autobus. Les trois témoins ont déclaré que l'assaut avait été mené par les forces de la base d’Arnaba, à un kilomètre au nord d’Aïn Larouz.
Selon le droit international des droits humains, les autorités étatiques qui exposent délibérément des personnes à un risque grave mettant leur vie en danger commettent une violation du droit à la vie, et de tels actes peuvent en outre constituer un traitement cruel, inhumain ou dégradant. Dans toute situation de conflit armé auquel le droit international humanitaire s'applique, le recours au « boucliers humains » est strictement interdit.
« L’utilisation par l’armée syrienne de boucliers humains est une raison de plus pour le Conseil de sécurité de déférer la Syrie devant la Cour pénale internationale » a conclu Ole Solvang. « Les responsables de ces violations des droits humains doivent répondre de leur actes. »