Eric Goldstein's June 2005 interview with el-Watan newspaper discussing accountability and human rights developments during Human Right Watch's recent visit to Algeria
Les droits humains ont-ils évolué par rapport à 2002, date de votre dernière visite en Algérie ?
La situation sécuritaire est meilleure. Les gens se sentent plus à l’aise. Même si certains craignent la répression d’un camp ou de l’autre. Evolution également dans le dossier des disparitions forcées. Le fait que le gouvernement a créé un comité ad hoc est une forme de reconnaissance. C’était un dossier qui était tabou avant 1997. Autre évolution : la couverture de ce dossier par les médias.
Avez-vous eu accès au dossier remis au président de la République par le comité adhoc sur les disparus ?
Non. Selon Me Ksentini, la diffusion est laissée à l’appréciation du président de la République. Il y a d’autres rapports qui n’ont pas été rendus publics. Ce rapport d’une instance étatique peut provoquer, s’il est publié, un débat approfondi sur la manière de traiter ce dossier. On aimerait bien qu’il soit rendu public. Le dossier des disparitions forcées gêne les autorités algériennes et elles le disent ouvertement. L’évolution est qu’elles ne disent plus que les disparus sont un problème qui concerne les terroristes. On parle aujourd’hui d’un problème qui est le résultat de dépassements des agents de l’Etat. La question qui se pose est de savoir si le problème des disparus relevait d’une pratique systématique ou de bavures isolées. Il est important d’établir la vérité pour faire en sorte que ce genre de choses ne se reproduise plus. Lors de l’éclatement du scandale d’Abou Ghraïb, les Américains ont eu la même démarche en parlant de bavures. Nous avons dit que ces pratiques étaient répandues dans d’autres lieux de détention gérés par les Américains et que la chaîne de commandement était impliquée soit par les pratiques soit par les défaillances. Il fallait enquêter avec transparence et identifier le système qui permet l’existence de ces pratiques abominables. C’est la démarche qu’on souhaite à l’Algérie. Le comité ad hoc admet qu’il n’a pas le pouvoir d’enquêter. Les réponses individuelles données aux familles étaient les mêmes que celles préparées par l’ONDH de Kamel Rezag Bara. Des réponses sans précisions.
Que signifie, à vos yeux, le recours à la théorie de « l’Etat responsable, pas coupable » développée par Me Ksentini par rapport à ce dossier ?
On ne cherche pas à polémiquer. On a déjà relevé dans nos rapports que ce genre de conclusions peut être produit à la fin d’une véritable enquête. Mais le fait de l’avoir dit avant qu’une enquête ne soit entamée veut dire que c’est un « préjugement » qui, à mon avis, a porté atteinte à la crédibilité du comité. On ne peut avoir une réponse pour chaque crime commis. Ce qu’il faut avoir, c’est la volonté politique. Par exemple, inviter les experts et les ONG étrangères à aider les autorités dans l’analyse des fosses communes. On ne sait pas grand-chose de ce qui existe dans ces fosses. Impliquer les ONG algériennes des victimes dans ce travail serait révélateur d’une volonté d’arriver à des vérités. On le peut même s’il y a une solidarité de silence dans les deux camps. Certains n’ont pas intérêt à s’exposer à des risques. En dépit des spécificités, des pays ont lancé des processus pour regarder le passé y compris en Amérique latine, et ce, après une rupture véritable avec l’ancien système.
Vous avez soulevé, à la fin de votre visite, des observations sur l’éventuel projet d’amnistie générale. N’y a-t-il pas des craintes que l’on cherche à blanchir des criminels à travers ce projet ?
On ne connaît pas les détails du projet d’amnistie générale. Je ne veux pas commenter un projet inexistant. Le texte de la concorde civile était plutôt bien. Mais dans l’application, on a cherché à réintégrer des membres des groupes armés sans enquêter sur les crimes commis. C’est une forme d’impunité, laquelle ne se pose pas uniquement du côté des forces de l’ordre, mais aussi de celui du traitement réservé aux groupes armés (...). Les commissions de probation ont travaillé dans l’opacité. Elles étaient là pour approuver la réintégration des repentis sans entrer dans les détails ou elles n’ont, tout simplement, pas fonctionné. Des bâtonniers de chaque région siégeaient dans ces commissions. Or des avocats nous ont dit ne rien connaître sur le bilan de ces structures. Si les familles de victimes n’ont pas la possibilité de savoir qui a été présenté devant ces commissions, cela veut dire qu’on n’a pas vraiment cherché à enquêter d’une manière approfondie. Au ministère de la Justice, on nous a dit que ce n’était pas le cas et que plusieurs repentis sont en prison parce qu’ils sont passés par les commissions de probation. Or ni les détails ni les noms n’ont été publiés. A propos de l’amnistie générale, on espère que cela ne touchera pas les auteurs de crimes et de violations graves qui doivent être traduits en justice. Les coupables doivent être identifiés et obligés de rendre des comptes. On espère bien que cette loi se fera après un débat entre Algériens (...). A signaler que ce n’est pas la première amnistie en Algérie. En 1988, une amnistie, adoptée par le Parlement, a été décrétée après les événements d’octobre. L’amnistie peut donner des résultats, mais blanchir des responsables de crimes graves est un facteur qui déstabilise les projets pour l’avenir. Des pays ont adopté des lois de l’amnistie, cela n’a pas mis fin à la violence.
Vous avez été critique vis-à-vis de la justice algérienne...
La justice actuelle pose problème. Exemple : l’affaire du vice-président de l’APW de Laghouat. Le juge a mis ce responsable en prison en attendant un procès bidon pour offense au Président. A quoi peut-on s’attendre de juges qui ont devant eux des agents de l’Etat mis en cause pour disparition ? Aussi faut-il réformer d’abord la justice pour qu’elle puisse jouer son rôle dans la lutte contre l’impunité. On a observé le déroulement d’un procès et nous avons eu des discussions avec les avocats. On a examiné des jugements, des PV de police et ceux des juges d’instruction... On a soulevé le problème de la détention provisoire. Ahmed Benaoum a été acquitté après 11 mois en prison. Un journaliste n’est pas quelqu’un qui risque de s’évader. Pourquoi le mettre en prison ? C’est juste pour le punir et le faire taire. J’ai lu des dossiers de détenus au sud du pays. Je cite le cas de Ksar El Hirane. Il y a eu des destructions. On a raflé arbitrairement des jeunes de cette ville. On les a mis en prison puis condamnés pour attroupement. Dans le dossier, il n’y a que le PV de la police dont il n’y avait aucun détail qui identifiait ces accusés comme ayant participé à ces actes. Il fallait donc faire payer les gens de cette ville. Alors, dans ce cas précis, le juge a condamné ceux qui étaient devant lui, mais sans que les preuves soient présentes. C’est une condamnation politique (...). On a beaucoup traîné sur l’application des réformes. Ces réformes n’aboutiront pas sans qu’il y ait une volonté politique de laisser les magistrats faire leur travail correctement. Il y en a ceux qui le font, mais ils ne sont pas nombreux.
Vous avez relevé dans votre communiqué que les juges n’ont pas enquêté sur les crimes commis par les groupes armés. Vous avez rencontré des proches des victimes, que vous ont-ils dit ?
Des victimes des groupes armés nous ont dit que la police n’a pas fait d’enquête pour faire entendre les témoins. D’abord, la police avait peur parce que ce n’était pas sécurisé. En même temps, on avait l’impression qu’on les avait pas instruits pour cela. Et ils pensent que cela va contribuer à l’impunité. Il y a le cas, celui du père de l’avocat Adnane Bouchaïb, bâtonnier à Médéa, qui a été enlevé. Après avoir déclaré l’enlèvement de son père, la justice n’a jamais pris contact avec la famille. Un jour, il apprend par un greffier que les personnes qui ont enlevé son père ont été condamnées. La famille Bouchaïb n’a pas été convoquée au procès et dans le dossier, il n’y avait pas la moindre preuve que ces personnes ont commis cet acte. Selon l’avocat, on cherchait à clore le dossier. Les familles des victimes cherchent des aides sociales. Dans la Mitidja, ce sont les pauvres qui sont victimes de cet acharnement. Ils trouvent des difficultés à bénéficier des indemnisations. Mais ils sont aussi contre l’impunité. Il y en a ceux qui veulent que ceux qui sont responsables de l’assassinat de leurs proches soient punis à de lourdes peines. Comme il y en a ceux qui demandent qu’ils soient identifiés, qu’ils se présentent devant eux et qu’ils reconnaissent les crimes, puis on verra.
Les Algériens ont-ils la possibilité de saisir les instances internationales pour obtenir des réparations ou exiger la vérité en cas d’amnistie générale ?
Même si les amnisties ne sont pas reconnues par la loi internationale, les perspectives ne sont pas bonnes. D’abord, l’Algérie n’a pas ratifié le traité portant sur la Cour pénale internationale (CPI). Ce qui fait que cette juridiction ne pourra pas instruire les crimes en Algérie, sauf si le Conseil de sécurité ordonne à la CPI d’ouvrir une instruction malgré la non-reconnaissance algérienne. La non-rétroactivité de la compétence de la CPI pose un deuxième obstacle. Les crimes les plus graves ont été commis avant la création de cette instance en 2002. Et la CPI n’a pas accepté la notion comme quoi un acte de disparition constitue un crime continu tant que la personne n’est pas retrouvée. Pour ce qui est des actes de tortures et des crimes contre l’humanité et l’application d’une juridiction universelle, une victime peut chercher un pays où ces concepts sont intégrés dans la législation nationale et si l’accusé se trouve dans le territoire de ce pays, la victime peut déposer plainte contre lui. Ce qui s’est produit pour Khaled Nezzar en France, pour des actes de torture. Si un terroriste responsable de massacres successifs se trouve dans un pays qui applique la juridiction universelle pour des crimes contre l’humanité, les rescapés peuvent déposer plainte en prétendant qu’il est responsable de crimes contre l’humanité.
Vous vous êtes intéressés à la situation de la liberté de la presse. Quel état en faites-vous ?
La pénalisation du délit de presse pose problème. L’article lié à cela est utilisé pour condamner les journalistes à la prison. On est contre des codes qui condamnent à des peines de prison pour diffamation. C’est une atteinte à la liberté d’expression. En Algérie, on abuse de cet article de loi pour emprisonner des journalistes. C’est une menace à la liberté d’expression pour tout le monde. Parce qu’on ne sait jamais où se trouve la ligne rouge. L’état d’urgence n’est pas le seul problème. Même si cela consolide la tendance des autorités à vouloir réprimer les voix discordantes. C’est le cas de l’interdiction des salles à la Ligue des droits de l’homme. Cela n’a rien à voir avec la sécurité. Le but est de faire taire une voix qui déplaît.
Cette fois, vous n’avez pas demandé à rencontrer des responsables de l’armée. Un choix délibéré ?
Il est normal de vouloir rencontrer les responsables de l’armée pour mieux comprendre leur préoccupation. Demander de rencontrer les militaires n’est en aucune manière dire que ce sont eux qui dirigent le pays. On le fait en Israël et personne ne dit que c’est un Etat militaire. Dans les pays où l’armée est impliquée dans la situation interne des droits de l’homme, il possible de demander des entretiens avec des responsables. Cette fois-ci, on n’a pas demandé à rencontrer les responsables militaires. Il est envisageable de le demander si on a la possibilité de faire plus de visites en Algérie (...).