Les déplacements forcés peuvent être considérés comme des crimes de guerre, tout comme l’utilisation de la famine comme arme de guerre. Depuis le 1er octobre, l’armée israélienne a ordonné à environ 400 000 personnes dans le nord de Gaza de quitter leurs foyers, tout en bloquant l’acheminement d’aide humanitaire à ces personnes ; cette armée risque ainsi de se rendre responsable de ces deux crimes de guerre, de manière répétée.
Les opérations militaires israéliennes à Gaza durent depuis plus d’un an, suite aux crimes contre l’humanité du 7 octobre 2023, commis dans le sud d’Israël par des combattants du Hamas qui ont tué des centaines de civils et pris des dizaines d’otages. Dès le début, de hauts responsables israéliens ont affirmé qu’ils tenaient tous les habitants de Gaza pour responsables de l’attaque du 7 octobre. Ils ont fermé les points de passage vers Gaza, bloqué l’aide humanitaire et coupé l’approvisionnement en eau potable et en électricité. Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a juré de transformer la bande de Gaza en « villes de ruines ».
Depuis un an, en violation de trois ordonnances provisoires de la Cour internationale de justice, les autorités israéliennes n’ont autorisé l’entrée d’aide humanitaire dans la bande de Gaza qu’au compte-gouttes ; elles ont entravé les missions humanitaires, en particulier dans le nord de ce territoire. Les forces israéliennes ont décimé les infrastructures civiles de Gaza, et tué des travailleurs humanitaires. Presque tous les habitants à Gaza ont du mal à obtenir de la nourriture adéquate, et pour un demi-million de personnes, les pénuries sont catastrophiques. La malnutrition a tué des enfants, la plupart des hôpitaux ne sont plus opérationnels et des maladies infectieuses, dont la polio, se sont propagées.
Les autorités israéliennes affirment avoir adressé aux habitants du nord de Gaza ses quatre ordres d’évacuation, émis entre le 1er et le 12 octobre, afin de donner aux civils une chance de fuir vers un lieu sûr alors que l’armée israélienne cible le Hamas. Mais un nombre croissant de preuves indiquent plutôt que l’armée israélienne cherche illégalement à forcer les civils à quitter le nord de Gaza, sans endroit sûr où aller, sans moyen sûr d’y parvenir et apparemment sans certitude de pouvoir retourner ultérieurement chez eux.
Le droit international humanitaire interdit le transfert forcé ou la déportation d’une population occupée. Une exception applicable dans des cas restreints autorise l’évacuation temporaire en dernier recours, en cas de nécessité militaire impérative ou si cela nécessaire pour protéger les civils concernés. Mais même cette exception exige que l’armée israélienne veille à ce que les civils soient déplacés en toute sécurité, et qu’ils puissent accéder à un abri, à des biens de première nécessité tels que la nourriture et l’eau, ainsi qu’à des soins de santé ; en outre, ces personnes doivent être autorisées à rentrer chez elles dès que possible, après la fin des hostilités dans cette zone.
L’armée israélienne n’a toutefois pas rempli ces conditions au cours des douze derniers mois, et il y a peu d’espoir qu’elle commence à le faire. En octobre 2023, une semaine après le début du conflit, l’armée israélienne avait ordonné à plus d’un million de personnes dans le nord de Gaza de quitter leurs maisons, sans leur fournir de destination sûre et parfois même en attaquant des personnes qui fuyaient. Un médecin du camp de réfugiés de Jabaliya a déclaré à Human Rights Watch, où je dirige la division des Programmes, qu’il avait fui avec sa famille peu après que ces premiers ordres aient été donnés : « Dès que j’ai entendu l’ordre d’évacuation vers le sud, ma première réaction a été : je ne pars pas… mais ensuite les bombardements ont commencé et nos maisons ont été détruites. J’avais besoin de protéger ma famille. » Il a ajouté qu’il avait entamé sa fuite vers le sud avec 36 autres membres de sa famille, le long de la route d’évacuation désignée ; mais ils ont continué à être confrontés à des bombardements lors du trajet, et même après être arrivés dans la zone du sud, qui était pourtant censée être « sûre », et où les abris étaient déjà surpeuplés.
L’armée israélienne a jusqu’à présent empêché la plupart des résidents déplacés de retourner dans le nord de la bande de Gaza. De hauts responsables du gouvernement israélien ont publiquement suggéré que le territoire de Gaza allait diminuer, et que ses habitants devraient partir et être réinstallés ailleurs ; ceci laisse craindre que cette guerre pourrait être une nouvelle « nakba » (« catastrophe » en arabe), terme utilisé par des Palestiniens pour décrire les déplacements massifs de populations en 1948. Les attaques israéliennes au cours des douze derniers mois ont rendu la majeure partie de Gaza inhabitable, exacerbant les craintes que les déplacements des habitants soient permanents. Selon l’ONU, 87 % des logements et des écoles de Gaza ont été endommagés ou détruits, tout comme 68 % des terres cultivées, 80 % des installations commerciales et 68 % du réseau routier. Les infrastructures d’eau et d’énergie sont en ruines, et toutes les universités ont été détruites.
Les ordres d’évacuation couvrent désormais 85 % de la bande de Gaza. Environ 1,9 million des 2,2 millions de Palestiniens de ce territoire ont été déplacés, s’abritant chez des proches, dans des bâtiments publics, des tentes, des serres et sous des bâches. La saison des pluies devrait bientôt commencer.
Selon l’ONU, plus de 400 000 personnes se trouvent encore dans le nord de la bande Gaza. Certaines sont âgées ou handicapées, d’autres sont hospitalisées. Certaines personnes sont retournées dans le nord après des déplacements précédents. De nombreux habitants n’ont pas d’autre endroit où ils puissent se rendre, et ont déclaré qu’ils ne pensaient pas être plus en sécurité dans les zones dites humanitaires que l’armée israélienne a désignées. Le Dr Hussam Abu Safiya, directeur de l’hôpital Kamal Adwan dans le nord de la bande de Gaza, a averti que les pénuries « terrifiantes » de nourriture, de carburant et de fournitures médicales mettent en danger la vie des patients, y compris des nouveau-nés : « Il n’y presque plus de lait, de nourriture … Tous les stocks s’épuisent peu à peu. »
Ces derniers ordres d’évacuation et ces entraves à l’aide humanitaire ressemblent aux mesures proposées dans un plan que des généraux israéliens à la retraite auraient présenté récemment au gouvernement israélien, afin de forcer les civils à quitter le nord de Gaza en bloquant la livraison de nourriture, d’eau et d’autres biens essentiels. L’armée israélienne nie avoir mis en œuvre ce plan, mais n’a pas autorisé l’aide alimentaire à entrer dans le nord de Gaza depuis le 1er octobre. En même temps, elle a ordonné l’évacuation des hôpitaux de la région, dans un contexte d’attaques de plus en plus meurtrières, y compris contre un centre de distribution de nourriture. La plupart des puits d’eau, des boulangeries, des centres médicaux et des abris dans le nord de la bande de Gaza ne sont plus opérationnels. Les organisations humanitaires ont dû cesser de fournir des services dans cette zone.
Les habitants du nord de la bande de Gaza sont piégés entre la peur des attaques et de la famine, et la crainte de ne pas être autorisés à revenir s’ils quittent leurs domiciles. Un grand nombre d’entre eux sont des descendants de réfugiés qui en 1948 ont eux-mêmes fui ou été chassés de leurs foyers, situés dans un territoire qui fait aujourd’hui partie d’Israël, et qui n’ont jamais été autorisés à y retourner. Le maintien de la supériorité démographique juive dans de vastes zones du territoire entre la rivière Jourdain et la mer Méditerranée, notamment par le biais de déplacements forcés, constitue un élément clé du crime contre l’humanité d’apartheid perpétré par le gouvernement israélien, qui vise à maintenir la domination des Juifs israéliens sur les Palestiniens. Certains ministres du gouvernement israélien ont ouvertement appelé à l’établissement de colonies juives à Gaza, ce qui constituerait en soi un crime de guerre.
En vertu du droit international, les civils de Gaza doivent être protégés, qu’ils respectent ou non les ordres d’évacuation donnés par l’armée israélienne ; en tant que puissance occupante, Israël a l’obligation de veiller à ce qu’une aide adéquate parvienne à ces civils, où qu’ils se trouvent. Israël devrait autoriser la livraison d’aide humanitaire abondante, y compris de fournitures pour les hôpitaux, vers le nord de la bande de Gaza ; Israël devrait aussi s’abstenir de toute attaque illégale, et mettre fin aux déplacements forcés.
Le 13 octobre, le gouvernement américain a adressé au gouvernement israélien un courrier lui demandant d’autoriser l’entrée de davantage d’aide humanitaire dans la bande de Gaza. Ce n’est toutefois pas la première fois que les États-Unis formulent une telle demande, sans grand effet à ce jour. Il est temps que les États-Unis prennent des mesures concrètes et suspendent leur assistance militaire à Israël, pour éviter de se rendre eux-mêmes complices de la spirale des abus contre les civils dans la bande de Gaza, en particulier dans le nord du territoire.
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