(Jérusalem, 14 mai 2024) – Les forces israéliennes ont mené au moins huit frappes contre des convois humanitaires et des locaux de travailleurs humanitaires à Gaza depuis octobre 2023, bien que leurs organisations aient communiqué leur itinéraire ou emplacement aux autorités israéliennes pour assurer leur protection, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Les autorités israéliennes n’ont averti aucune des organisations humanitaires avant les frappes, qui ont tué ou blessé au moins 31 travailleurs humanitaires et autres personnes qui les accompagnaient. Plus de 250 travailleurs humanitaires ont été tués à Gaza depuis l'attaque du 7 octobre contre Israël, selon les Nations Unies.
L’une de ces attaques, menée le 18 janvier 2024, a blessé trois personnes qui résidaient dans une maison d'hôtes appartenant conjointement à deux organisations humanitaires ; elle a probablement été perpétrée avec une munition de fabrication américaine, selon l'une des organisations et un rapport rédigé par des enquêteurs de l'ONU ayant visité le site après l'attaque, et lu par Human Rights Watch. L'une des deux organisations humanitaires, Medical Aid for Palestine (MAP), a déclaré que les inspecteurs de l'ONU avaient conclu que la bombe avait été larguée par un avion F-16. Les avions F-16 (de fabrication américaine) utilisent certains composants de fabrication britannique, selon des activistes.
Les huit incidents révèlent des failles fondamentales dans le système de « déconfliction » (« deconfliction » en anglais - réduction de risques accidentels dans un conflit), censé protéger les travailleurs humanitaires et leur permettre de fournir en toute sécurité une aide humanitaire vitale à Gaza.
« La frappe israélienne qui a tué sept travailleurs humanitaires de World Central Kitchen était choquante, et n’aurait jamais dû se produire, en vertu du droit international », a déclaré Belkis Wille, directrice adjointe de la division Crises et conflits à Human Rights Watch. « Les alliés d’Israël devraient reconnaître que ces attaques qui ont tué des travailleurs humanitaires se sont produites à maintes reprises, et insister sur leur cessation. »
L'attaque israélienne du 1er avril contre le convoi de World Central Kitchen (WCK), qui a tué sept travailleurs humanitaires, loin d'être une « erreur » isolée, n’était que l’un de huit incidents de ce type, au moins, identifiés par Human Rights Watch. Dans chacun de ces cas, les organisations humanitaires et des agences des Nations Unies avaient transmis aux autorités israéliennes les coordonnées GPS du convoi humanitaire ou des locaux en question ; malgré cela, les forces israéliennes ont attaqué le convoi ou l'abri, sans aucun avertissement préalable.
Au cours de ces huit incidents, les forces israéliennes ont tué au moins 15 personnes, dont deux enfants, et ont blessé au moins 16 autres personnes. Cinq de ces attaques ont fait l’objet d’une récente enquête du New York Times, qui s’est appuyée sur des preuves visuelles et sur des communications internes entre les organisations humanitaires et l’armée israélienne.
Les sept autres attaques (hormis celle contre le convoi de World Central Kitchen) sont les suivantes :
- Attaque contre un convoi de Médecins Sans Frontières (MSF), 18 novembre 2023 ;
- Attaque contre une maison d'hôtes de l'Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), 9 décembre 2023 ;
- Attaque contre un bâtiment abritant des employés de MSF, 8 janvier 2024 ;
- Attaque contre un site abritant des employés du Comité international de secours (International Rescue Committee, IRC) et de Medical Aid for Palestine (MAP), 18 janvier 2024 ;
- Attaque contre un convoi de l'UNRWA, 5 février 2024 ;
- Attaque contre un bâtiment abritant des employés de MSF, 20 février 2024 ;
- Attaque contre une maison abritant un employé de l'American Near East Refugee Aid Organization (Anera), 8 mars 2024.
Toutes les organisations dont les structures et le personnel ont été touchés ont déclaré à Human Rights Watch qu'à leur connaissance, il n'y avait aucune cible militaire dans la zone au moment de l'attaque. Si cela était confirmé, cela rendrait les attaques illégales, compte tenu de leur caractère indiscriminé et/ou de l’absence de précautions suffisantes pour garantir que la cible était militaire. En outre, même s'il y avait eu des cibles militaires à proximité de certains sites attaqués, Israël n’a averti les civils dans aucun de ces cas. Ces incidents mettent donc en évidence le manquement d'Israël à son devoir de protéger les travailleurs humanitaires et les opérations humanitaires, et de manière plus générale, sa tendance à ignorer son obligation de minimiser les dommages causés aux civils, a déclaré Human Rights Watch.
L’ONU a signalé que 254 travailleurs humanitaires – dont 188 membres du personnel de l'UNRWA – ont été tués à Gaza entre le 7 octobre 2023 et le 30 avril 2024. Selon l'UNRWA, 169 installations de l’agence ont été touchées par les hostilités lors de 368 incidents, et au moins 429 personnes déplacées ont été tuées dans des abris de l'UNRWA. Les forces israéliennes, selon l'ONU, ont également mené des attaques (par tirs d’armes a feu ou tirs d’artillerie) contre des personnes rassemblées pour collecter de l'aide alimentaire, tuant et blessant des centaines de personnes. Ces attaques ont un effet dissuasif sur les efforts visant à fournir une aide vitale à Gaza.
En outre, les travailleurs humanitaires n’ont pas pu quitter Gaza depuis que les forces israéliennes ont pris le contrôle et fermé le point de passage de Rafah, le 7 mai.
Lors d'un récent voyage au Caire et dans le nord du Sinaï, près de la frontière entre l'Égypte et Gaza, Human Rights Watch a rencontré des représentants de 11 organisations humanitaires et agences d'aide des Nations Unies opérant à Gaza. Ces organisations et agences ont indiqué que les attaques israéliennes contre les travailleurs humanitaires les avaient contraintes à prendre diverses mesures, comme dans certains cas la suspension provisoire de leurs activités, la réduction de leurs effectifs à l'intérieur de Gaza, ou d’importantes restrictions de leurs activités d'aide employant d'autres moyens.
« Je ne peux pas prendre le risque d’envoyer davantage de personnel à Gaza, parce que je ne peux pas compter sur le système de “déconfliction” [mécanisme censé réduire le risque d’erreurs] pour assurer leur sécurité », a déclaré à Human Rights Watch un employé de haut niveau de l’une des organisations dont la maison d’hôtes a été attaquée. Il a ajouté que ceci était un facteur clé limitant la capacité de cette organisation à fournir des services médicaux. « Vous pouvez mettre en place des quais de chargement et procéder aux expéditions, mais sans un environnement opérationnel sûr, vous vous retrouverez avec une accumulation de colis expédiés, que [vos employés] ne pourront pas déployer en toute sécurité pour aider les gens. »
Cette série d’attaques, survenues malgré le fait que les autorités israéliennes aient été notifiées de manière appropriée, soulève de sérieuses questions quant à l’engagement et la capacité d’Israël à se conformer au droit international humanitaire ; certains pays, dont le Royaume-Uni, exigent le respect de ce droit pour continuer à autoriser les exportations d’armes vers Israël.
Human Rights Watch a par ailleurs constaté que les autorités israéliennes utilisent la famine comme méthode de guerre à Gaza. Conformément à une politique définie par les responsables israéliens et mise en œuvre par les forces israéliennes, les autorités israéliennes bloquent délibérément l'approvisionnement en eau, en nourriture et en carburant, entravant délibérément l'aide humanitaire ; des zones agricoles ont apparemment été rasées, privant la population civile de biens indispensables à sa survie. À Gaza, des enfants sont décédés en raison de complications sanitaires liées à la famine.
Le 1er mai, Human Rights Watch a transmis aux autorités israéliennes une lettre sollicitant des informations spécifiques sur les attaques contre les travailleurs humanitaires documentées dans ce rapport, mais n’a pas reçu de réponse a ce jour.
Les lois de la guerre interdisent les attaques ciblant des civils et des biens de caractère civil, ou qui ne font pas de distinction entre civils et combattants ; ces lois interdisent aussi les attaques qui sont susceptibles de causer aux civils ou aux biens de caractère civil des dommages disproportionnés par rapport à tout avantage militaire attendu. Parmi les attaques indiscriminées figurent celles qui ne sont pas dirigées contre une cible militaire spécifique, ou qui n'utilisent pas une méthode ou des moyens de combat dont les effets ne peuvent être limités, comme requis.
Les parties belligérantes doivent prendre toutes les précautions possibles pour minimiser les dommages causés aux civils, notamment en fournissant des avertissements préalables efficaces en cas d'attaque, sauf si les circonstances ne le permettent pas, et en épargnant les civils sous leur contrôle des effets des attaques. Les violations graves des lois de la guerre commises par des individus avec une intention criminelle – c’est-à-dire délibérément ou par imprudence – constituent des crimes de guerre.
Israël devrait rendre publics les résultats des enquêtes sur les attaques qui ont tué ou blessé des travailleurs humanitaires, ainsi que sur toutes les autres attaques ayant causé des victimes civiles. Toutefois, depuis plusieurs années l’armée israélienne tend à ne pas enquêter de manière crédible sur les crimes de guerre présumés, ce qui met en évidence l’importance de l’enquête de la Cour pénale internationale (CPI) sur les crimes graves commis par toutes les parties au conflit.
Les responsables israéliens et palestiniens devraient coopérer avec la CPI lors de son travail, a déclaré Human Rights Watch. Israël devrait également permettre à la Commission d'enquête internationale indépendante sur le Territoire palestinien occupé et en Israël d'accéder à Gaza, pour mener ses enquêtes.
Compte tenu de la série d’attaques contre des groupes humanitaires qui ont fourni aux autorités israéliennes des informations appropriées sur leurs emplacements, un groupe d’experts internationaux reconnus devrait mener un examen indépendant du processus de « déconfliction » humanitaire. Israël devrait accorcer à ces experts un accès total à ses processus, y compris à la coordination et aux communications qui ont lieu avant, pendant et après de telles attaques, ainsi qu'aux informations concernant toute cible militaire présumée à proximité et à toutes les mesures de précautions prises pour atténuer les dommages.
Les alliés d'Israël, y compris les États-Unis et le Royaume-Uni – les deux États ayant fourni a Israël des armes ou pièces d'armes apparemment utilisées dans au moins une des attaques documentées – devraient suspendre leur assistance militaire et leurs ventes d'armes à Israël, tant que ses forces commettent de manière systématique et généralisée des violations des lois de la guerre contre des civils palestiniens, en toute impunité. Les gouvernements qui continuent de fournir des armes au gouvernement israélien risquent de se rendre complices de crimes de guerre.
Les autres gouvernements devraient également user de leur influence, notamment par le biais de sanctions ciblées, pour faire pression sur les autorités israéliennes afin qu'elles cessent de commettre de graves abus et permettent la fourniture d'une aide humanitaire et de services essentiels à Gaza, conformément aux obligations d'Israël en vertu du droit international et de l’ordonnance émise par la Cour internationale de Justice (CIJ) dans le cadre de l'affaire intentée par l'Afrique du Sud concernant des violations présumées de la Convention sur le génocide.
« D’un côté, Israël bloque l’accès aux provisions humanitaires vitales à Gaza, et de l’autre, ses forces attaquent les convois qui tentent de livrer une partie de la petite quantité autorisée », a déclaré Belkis Wille. « Les forces israéliennes devraient immédiatement mettre fin à leurs attaques contre les organisations humanitaires, et il devrait y avoir une obligation de rendre des comptes pour ces crimes. »
Suite en anglais, comprenant des informations détaillées sur les attaques.
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Médias
Le Monde Libération L'Humanité
Sur X (New York Times)