(Tunis) – Depuis le 22 février, les autorités tunisiennes ont arrêté trois personnes critiques à l’égard du président Kais Saied, portant à au moins 12 le nombre de personnalités publiques jugées critiques envers lui derrière les barreaux, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Le président les a accusés d’être des « terroristes » et des « traîtres ».
Ces interpellations sont les plus importantes depuis que Saied s'est arrogé des pouvoirs extraordinaires le 25 juillet 2021, et a annoncé qu’il prenait en charge la supervision du ministère public. Cela a commencé par une première vague d'arrestations entre le 11 et le 15 février, qui visait au moins neuf personnes. Les autorités ont arrêté trois autres dirigeants de l'opposition, Chaima Issa et Issam Chebbi le 22 février, et Jouahar Ben Mbarek le 24 février.
Le 14 février, dans une allocution télévisée, le président Saied a qualifié sans les nommer les personnes arrêtées de « terroristes » et de « traîtres » et les a accusées, avant même qu'elles ne soient formellement inculpées, de « complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l'État », des propos qui portent atteinte à la présomption d'innocence. Saied a également averti le 22 février que « quiconque ose les disculper est leur complice », surenchérissant une fois de plus dans ses attaques contre l'indépendance des procureurs et des juges.
« Après s'être attribué la supervision du ministère public et limogé des juges à droite et à gauche, le président Saied s'en prend désormais à ses détracteurs en toute liberté », a déclaré Salsabil Chellali, directrice du bureau de Human Rights Watch à Tunis. « Saied les traite de terroristes et sans même prendre la peine de prétendre réunir des preuves crédibles. »
Dans l'après-midi du 22 février, des agents de la brigade antiterroriste ont arrêté Chebbi, chef du parti Jomhouri (républicain), dans la rue à Tunis et ont perquisitionné son domicile sans présenter de mandat d'arrêt, selon ce qu’a expliqué son épouse à Kashf TV.
Issa, qui milite au sein du Front de salut national, une coalition d'opposition, a été arrêté le 22 février par les forces antiterroristes. Le 24 février, une autre figue de l’opposition et membre du Front du salut national, Ben Mbarek, a été arrêté.
Les autorités n'ont pas encore révélé les charges précises retenues contre Chebbi, Issa et Ben Mbarek.
La première vague d'arrestations entre le 11 et le 15 février concernait au moins neuf personnes, dont cinq opposants ou personnalités critiques des autorités, deux magistrats, un homme d'affaires et le directeur d'une radio. Tous sont toujours détenus, dont un juge qui est incarcéré dans un hôpital psychiatrique. Trois des avocats de la défense des personnes arrêtées ont déclaré à Human Rights Watch que les graves accusations portées contre leurs clients ne sont pas étayées par les preuves contenues dans les dossiers.
Parmi les personnalités de l'opposition arrêtées figurent Khayam Turki et Abdelhamid Jelassi, arrêtés à leur domicile le 11 février. Tous deux ont été arrêtés en vertu d'une loi antiterroriste qui ne protège pas suffisamment les détenus contre les abus : celle-ci prévoit une garde à vue d’une durée pouvant aller jusqu’à 15 jours dont 48 heures sans accès à un avocat.
Khayam Turki, ancien membre du parti d'opposition Ettakatol, a été interrogé sur ses activités politiques et sur le fait qu’il ait rencontré des diplomates états-uniens chez lui, a déclaré son avocat, Samir Dilou. Les policiers interrogeant Abelhamid Jelassi, un ancien responsable du parti Ennahda, lui ont posé des questions sur ses rencontres avec des chercheurs étrangers et sur des déclarations critiques qu'il a faites aux médias à propos du coup de force du président Saied en juillet 2021, que Jelassi a qualifié de « coup d’État », a expliqué sa famille à Human Rights Watch.
Nourredine Bhiri, dirigeant du parti Ennahada et ministre de la Justice de 2011 à 2013, a été arrêté le 13 février et accusé de « chercher à changer la nature de l'État » en vertu de l'article 72 du code pénal, qui prévoit la peine capitale, en lien avec des déclarations qu'il a faites aux médias le 8 janvier, lors d'une manifestation du Front de salut national, selon Dilou. Bhiri avait été détenu arbitrairement pendant deux mois début 2022 et libéré sans être inculpé.
Le directeur de la radio Mosaïque FM, Nourredine Boutar, arrêté le 13 février, fait face à des accusations de blanchiment d'argent et « d'enrichissement illicite ». Le Syndicat national de journalistes tunisiens a dénoncé les poursuites à l’encontre de Boutar comme une affaire politique visant à intimider les journalistes et à restreindre la liberté de la presse. Son arrestation est directement liée au ton cinglant de la radio et notamment de son émission quotidienne phare, le « Midi Show », très critique à l'égard de Saied, a déclaré à Human Rights Watch son avocate, Dalila Msaddek, affirmant que la police a interrogé son client sur la ligne éditoriale de Mosaïque, dont le recrutement de journalistes au sein de la radio.
L'avocat, militant et ancien ministre Lazhar Akremi a également été arrêté dans la soirée du 13 février après que la police a fait une descente chez lui et perquisitionné son domicile, a déclaré Dilou. Également arrêté par la police antiterroriste, Akremi est toujours en garde à vue au centre de détention de Bouchoucha à Tunis. Aucune accusation n'a encore été portée contre Akremi, mais le mandat de perquisition de son domicile par la police -partagé sur les réseaux sociaux- fait référence à des soupçons de « complot contre la sécurité intérieure et extérieure de l'État ».
Walid Jalled, ancien membre du parlement – dissous en mars 2022 par Saied – et président d'un club de football local, a été placé en garde à vue le 15 février. Le 22 février, il a été officiellement inculpé de blanchiment d'argent et « d'enrichissement illicite », a déclaré son avocat, Mabrouk Korchid, à Human Rights Watch. Cependant, Korchid a noté que Jalled avait été interrogé par la brigade antiterroriste sur ses activités politiques et ses liens avec les détracteurs de Saied, suggérant que le véritable motif de son arrestation est politique.
« Le message envoyé par ces arrestations est que si vous osez parler, le président peut vous faire arrêter et vous dénoncer publiquement, pendant que ses sbires essaient de monter un dossier contre vous sur la base de propos que vous avez tenus ou de personnes que vous avez rencontrées », a conclu Salsabil Chellali.
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