(Beyrouth, le 1er novembre 2022) – Les Forces démocratiques syriennes (FDS) opérant dans le nord-est de la Syrie ont détruit ou endommagé au moins 140 bâtiments privés abritant 147 familles en janvier et février 2022, en essayant de capturer des détenus évadés et des combattants de l’État islamique (EI) qui venaient d’attaquer une prison située à proximité, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Des témoins ont affirmé que les FDS avaient utilisé des bulldozers pour démolir des maisons dans les quartiers de Ghweran-Est et de Zohour, dans la ville de Hassaké (Al-Hasakah).
Des témoins et une Commission d’enquête des Nations Unies ont affirmé que les combattants de l’EI s’étaient introduits dans des maisons lors de l’opération militaire, et les FDS ont affirmé à Human Rights Watch que lors de leur opération, elles avaient fait détoner des charges explosives placées là par l’EI. Les FDS devraient indemniser les personnes dont elles ont illégalement endommagé ou détruit la maison et offrir des compensations financières ou autres à tous les autres résidents affectés par ces destructions. Elles devraient aussi expliquer pourquoi elles ont estimé n’avoir pas d’autre choix que de détruire des habitations afin de les sécuriser. Les membres de la coalition formée contre l’EI et dirigée par les États-Unis, qui ont aidé les FDS à reprendre le contrôle de la prison, devraient encourager et aider celles-ci à offrir des réparations.
« Les Forces démocratiques syriennes n’ont toujours pas expliqué clairement et publiquement pourquoi elles ont jugé nécessaire de détruire des dizaines d’habitations pour capturer les hommes qui avaient attaqué la prison et sécuriser le secteur », a déclaré Gerry Simpson, directeur adjoint de la division Crises et conflits à Human Rights Watch. « Entretemps, elles devraient aider les familles affectées à reconstruire leurs vies. »
Le 20 janvier, des combattants de l’EI ont attaqué la prison de Sinaa dans le quartier de Ghweran à Hassaké, déclenchant une bataille de 10 jours avec les FDS, lesquelles étaient soutenues par des forces terrestres et aériennes américaines et britanniques, en tant que participantes à la Coalition mondiale pour vaincre Daech (autre nom de l’EI). Les États-Unis fournissent aux FDS des centaines de millions de dollars d’aide technique et financière.
La prison comptait environ 4 000 suspects d’appartenance à l’EI de sexe masculin ou membres de leurs familles, dont 700 garçons, originaires de Syrie et d’une vingtaine d’autres pays. Les FDS ont déclaré le 31 janvier qu’elles avaient repris totalement contrôle de la prison et des zones alentour, et que les affrontements avaient fait plus de 500 morts. L’ONU a affirmé que les combats avaient initialement déplacé au moins 45 000 habitants.
Entre le 21 janvier et le 11 février au plus tôt, les FDS et des forces de sécurité locales connues sous le nom d’Asayish se sont déployées dans divers quartiers de la ville afin de retrouver les détenus évadés et les combattants de l’EI qui avaient attaqué la prison, notamment dans les quartiers de Ghweran, Mufti, Nasiré et Zohour. La Commission d’enquête des Nations Unies sur la Syrie a affirmé que certains combattants de l’EI « ont cherché refuge dans des zones résidentielles », provoquant le lancement de l’opération, dénommée le « Marteau du peuple » et, à la date du 23 janvier, 6 000 habitants de Ghweran et de Zohour avaient fui leurs domiciles.
Entre le 2 février et le 20 juin, Human Rights Watch s’est entretenu par téléphone avec 18 personnes du quartier de Ghweran, qui ont déclaré que les opérations avaient abouti à la destruction de leurs maisons. Si une partie des dommages peut avoir résulté d’affrontements armés entre les FDS et des membres présumés de l’EI, trois habitants ont affirmé avoir vu ou entendu des véhicules lourds, qu’ils ont décrits comme étant des bulldozers, détruisant leur maison ou celles d’autres personnes. Onze autres personnes ont déclaré que lorsqu’elles étaient retournées dans leur quartier et avaient trouvé leur maison détruite, leurs voisins leur avaient dit que les FDS l’avaient rasée au bulldozer, en même temps que celles d’autres personnes. L’ONU affirme que ses analyses d’images satellite concernant 40 bâtiments affectés dans les quartiers proches de la prison avaient révélé que certains avaient été détruits à l’aide de « bulldozers de type militaire ».
Une étude effectuée par des activistes locaux dans la ville et dans les villages proches a permis de conclure que l’opération avait résulté en la destruction, totale ou partielle, de 140 bâtiments entre le 21 janvier et le 11 février.
Une femme du quartier de Ghweran-Est s’est enfuie le 21 janvier, avec toute sa famille qui vivait avec elle. Elle y est retournée le 2 février et a ensuite décrit ce qu’elle a constaté : « Notre maison, et une dizaine d’autres alentour, avaient été rasées. Rien n’avait été laissé intact … Les débris y sont toujours [à la mi-mars] et nous sommes sans domicile fixe. »
Elle a précisé que des voisins lui avaient dit que des combattants de l’EI s’étaient introduits dans sa maison et quand ils ont refusé d’en sortir, les FDS ont amené des bulldozers et ont détruit la maison et d’autres alentour.
Le 28 juin, Human Rights Watch a envoyé aux FDS un résumé de ses constatations, ainsi que des questions afférentes. Dans une réponse datée du 21 juillet, le commandant général du groupe, Mazloum Abdi, a affirmé que des membres de l’EI avaient utilisé les maisons « comme refuges et dépôts d’armes », pris des civils en otages, tué des civils, refusé de se rendre et planté dans les maisons des mines et des engins explosifs, que les FDS ont par la suite fait détoner « lors d’[opérations] de recherche rendues nécessaires pour des raisons militaires et de sécurité ».
Abdi a également affirmé que le groupe n’avait utilisé que des armes de petit et moyen calibre lors de cette opération et avait agi avec « précision et précaution, afin de protéger des vies et des biens civils. » Le commandant a conclu en affirmant que la communauté internationale, « en particulier les pays dont des ressortissants sont détenus dans le nord et l’est de la Syrie, portait la plus lourde responsabilité dans des [événements] comme l’attaque de la prison de Sinaa. »
Human Rights Watch n’a pas été en mesure de corroborer l’affirmation selon laquelle les combattants de l’EI avaient planté des explosifs dans les maisons et n’a pas pu identifier non plus d’enquête criminelle ou de poursuites judiciaires relatives aux destructions de propriétés. Les FDS n’ont pas informé les habitants affectés de quelconques plans d’indemnisation, de reconstruction ou de relogement.
Le 7 octobre, Human Rights Watch a également écrit aux départements d’État et de la Défense américains, présentant un résumé de ses conclusions et demandant des détails sur l’implication de la coalition dans des opérations militaires ayant résulté en l’endommagement ou à la destruction de maisons à Hassaké. Human Rights Watch n’a pas reçu de réponse.
Toutes les parties au conflit armé intérieur syrien sont tenues de respecter le droit international humanitaire, qui interdit les attaques visant des biens civils, tels que les résidences privées. Si un établissement civil tel qu’un immeuble est utilisé à des fins militaires, et devient ainsi un objectif militaire, les attaques qui le ciblent ne doivent pas être menées sans discernement ou de manière disproportionnée ; c’est-à-dire que les décès prévisibles de civils, les blessures et les dommages infligés aux établissements civils ne doivent pas être hors de proportion avec les avantages militaires concrets et directs escomptés. La destruction ou la saisie de propriété civile est interdite, sauf pour des raisons de nécessité militaire impérative.
Il incombe également aux FDS et à l’Administration autonome du nord-est de la Syrie (AANES) de respecter les droit humains, y compris le droit à un logement adéquat, qui inclut la protection contre la destruction et la démolition arbitraire d’une habitation, et l’obligation de fournir une compensation adéquate et un abri aux personnes affectées lorsque cela se produit. Les FDS devraient mener une enquête afin de déterminer si la destruction de maisons était conforme au droit humanitaire et aux normes en matière de droits humains, et offrir réparation à toutes les personnes dont l’habitation a été illégalement endommagée ou démolie, a affirmé Human Rights Watch.
Le gouvernement américain est autorisé et a les ressources nécessaires, en vertu de la section 1213 de sa Loi de programmation militaire pour l’année fiscale 2020, pour effectuer des paiements « à titre gracieux » à des civils lésés lors d’opérations militaires menées par les États-Unis ou auxquelles ils ont participé, n’importe où dans le monde. Ces versements à titre gracieux peuvent être faits par un particulier, par une organisation ou par le gouvernement à un autre gouvernement, sans que Washington ne soit obligé d’admettre sa responsabilité. Le gouvernement américain est également autorisé, aux termes de son accord d’assistance en matière de sécurité avec les FDS, à les aider à effectuer de tels paiements.
« Les FDS devraient fournir des réparations aux victimes de l’opération ‘Marteau du peuple’ et les membres de la coalition pour vaincre l’EI dirigée par les États-Unis devraient leur apporter leur appui », a affirmé Gerry Simpson. « Entretemps, les familles affectées ont besoin d’une aide immédiate, en particulier à l’approche de l’hiver. »
Communiqué complet en anglais comprenant des informations supplémentaires :
https://www.hrw.org/news/2022/11/01/syria-civilian-homes-demolished-security-operation