(Berlin) – Les autorités russes ont menacé d'infliger des amendes à dix médias indépendants russes ou de les bloquer s'ils ne supprimaient pas certaines publications sur la guerre en Ukraine, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Les autorités ont déjà bloqué l'accès au site web d’un 11ème média russe, et ont limité l'accès à Facebook et à Twitter.
Le 26 février, Roskomnadzor, l’agence publique chargée de la règlementation des médias et des communications, a accusé les dix médias de diffusion de « fausses informations » sur la guerre. Parmi ces fausses informations présumées, figurent celles selon lesquelles l'armée russe bombarde des villes ukrainiennes et fait des victimes civiles, ainsi que des références au conflit armé comme une « attaque », une « invasion », ou le résultat d’une « déclaration de guerre ». Les autorités russes semblent exiger des médias qu’ils se désignent la guerre uniquement comme une « opération spéciale », conformément à la description officielle « opération spéciale en rapport avec la situation en République populaire de Louhansk et en République populaire de Donetsk ».
« Au cours de la dernière décennie, les autorités russes ont utilisé une panoplie de lois vagues et des prétextes spécieux pour intimider et harceler les voix indépendantes et dissidentes », a déclaré Hugh Williamson, directeur de la division Europe et Asie centrale de Human Rights Watch. « Maintenant les autorités imposent sans vergogne la censure, tout en formulant des messages trompeurs que les médias sont censés répéter comme des perroquets. »
L'avertissement de Roskomnadzor, publié via la plateforme de médias sociaux Telegram le 26 février, s'adressait aux médias suivants : Écho de Moscou, InoSMI, MediaZona, New Times, Dozhd, Svobodnay Pressa, Krym.Realii, Novaïa Gazeta, Journalist et Lenizdat. Les autorités avaient déjà désigné certains d’entre eux comme des médias « agents de l’étranger ».
Le rédacteur en chef de la station de radio Écho de Moscou a indiqué qu’elle avait retiré de son site certains reportages, en mettant en ligne une explication de ce qui avait été supprimé et pourquoi. Il a ajouté qu'Écho de Moscou pourrait chercher à contester l'ordonnance de Roskomnadzor devant un tribunal.
L'avertissement de Roskomnadzor a également précisé qu'il avait ouvert une enquête sur des « violations » présumées et qu'il pourrait infliger une amende pouvant aller jusqu'à 5 millions de roubles aux médias contrevenants. Le pouvoir de Roskomnadzor d'émettre de tels avertissements et d'imposer des mesures punitives en cas de non-respect découle d'une loi de 2012 qui a réprimé l'expression en ligne et a été étendue par d'autres lois au cours des années suivantes.
Le 24 février, Roskomnadzor avait déjà publié un premier avertissement aux médias de masse concernant la diffusion d'informations « non vérifiées » et « fausses », indiquant que seules les informations provenant de sources officielles peuvent être publiées lors de reportages sur ce que le gouvernement appelle une « opération spéciale » en Ukraine. Les autorités ont également déclaré que toutes les « fausses » informations seraient instantanément bloquées et ont averti que des amendes seraient infligées pour diffusion de « fausses nouvelles ».
Plus tôt, le 24 février, Roskomnadzor a menacé de bloquer le site d’informations en ligne Prospekt Mira (« Avenue de la paix »), basé à Krasnoïarsk, en Sibérie,, s'il ne supprimait pas les informations sur le bombardement des villes ukrainiennes, qui comprenaient une compilation de vidéos de CNN, de l'agence de presse russe « RIA Novosti » et de chaînes russes sur l'application de messagerie Telegram. L'agence n'a pas précisé quel aspect du contenu constituait une « fausse information », ont indiqué les rapports des médias.
Jusqu'au 27 février, le ministère russe de la Défense avait affirmé qu'il n'y avait eu aucune victime militaire russe et que l'offensive russe n'avait fait aucune victime civile, mais il a maintenant reconnu certaines pertes militaires russes. Pour se conformer à l'instruction de Roskomnadzor de ne rapporter que des informations provenant de sources officielles russes, les médias doivent accepter et répéter cette position.
Après l'avertissement de Roskomnadzor du 26 février, le ministère de la Défense a accusé Novaïa Gazeta de « promouvoir de fausses informations », préparées par l'Ukraine « sur des modèles approuvés par la ‘ propagande américaine’ et l'OTAN pour discréditer la Russie ».
Quelques heures plus tard, dans une interview aux médias, Kirill Martynov, rédacteur en chef adjoint de Novaïa Gazeta, a déclaré que le média s'en tenait à son rapport selon lequel les forces militaires russes bombardaient des villes ukrainiennes. Il a ajouté qu'avant les accusations du ministère de la Défense, Novaïa Gazeta avait demandé au ministère de fournir des informations sur les pertes militaires russes, mais n'avait pas encore reçu de réponse. Martynov a également indiqué qu'il a été menacé de poursuites pénales pour avoir signalé que les forces russes avaient tué des civils en Ukraine. Il a ajouté qu'éviter des poursuites pénales dans le journalisme n'était possible que si vous étiez prêt à « ignorer la réalité » et à « apprendre à dire que le noir est blanc, et le blanc est noir ».
Le 27 février, Roskomnadzor a notifié la direction de Current Time TV que ce site d’informations télévisées avait été bloqué, car il contenait de « fausses informations » sur les victimes militaires et les prisonniers de guerre russes. Roskomnadzor a ajouté que l’agence pourrait envisager de restaurer l'accès au site, si les informations incriminées étaient supprimées. Current Time TV a toutefois indiqué son intention de ne pas se conformer à cette directive.
Les autorités russes ont également pris d'autres mesures pour limiter l'accès aux informations en ligne. Le 25 février, l’agence Roskomnadzor a annoncé qu'elle restreindrait partiellement l'accès à Facebook en Russie, en représailles contre la décision de Meta, la société mère de Facebook, de bloquer quatre comptes de médias d'État russes. Le même jour, le vice-président de Meta, Nick Clegg, a tweeté : « Hier, les autorités russes nous ont ordonné de mettre fin à la vérification indépendante des faits et à l'étiquetage du contenu publié sur Facebook par quatre médias publics russes. Nous avons refusé. ». Après que Meta a refusé d’obtempérer, le gouvernement russe a annoncé qu'il restreindrait l'accès aux services de Meta.
Le 26 février, Twitter a annoncé que les autorités russes avaient restreint l'accès à ses services en Russie. Des rapports de groupes de surveillance en ligne confirment que certains utilisateurs de Twitter en Russie ont connu de graves interruptions dans l'utilisation de la plateforme.
Meta et Twitter ont annoncé les mesures que ces sociétés prenaient en rapport avec l'invasion de l'Ukraine par la Russie.
En tant que partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques et à la Convention européenne des droits de l'homme, la Russie a l'obligation de respecter et de protéger les droits à la liberté d'opinion et d'expression, qui comprennent les droits « de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées par tous les médias et sans considération de frontières ». Bien que des restrictions nécessaires et proportionnées à ces droits puissent être imposées pour des raisons légitimes, notamment la sécurité nationale, l'intégrité territoriale ou la sécurité publique, la portée de la censure russe ne répond pas aux critères d'ingérence légale dans ces droits, a déclaré Human Rights Watch.
La liberté d'expression et l'accès à l'information peuvent également faire l'objet de restrictions supplémentaires en cas d'urgence, notamment en temps de guerre. Cependant, les autorités russes n'utilisent pas leurs pouvoirs prévus en temps de guerre, et la Russie n'a pas non plus déclaré qu'elle cherchait à déroger – à suspendre temporairement et partiellement – ses obligations en matière de droits humains, en raison d’un état d'urgence. Le niveau de contrôle et de censure que les mesures de la Russie cherchent à atteindre prive la liberté d'expression et le droit d'accès à l'information d'un contenu significatif et ne peut être justifié au regard du droit international, même en temps de guerre, selon Human Rights Watch.
« Les États ont des intérêts légitimes à empêcher la diffusion de fausses informations en temps de guerre, mais les autorités russes vont bien au-delà de tout objectif légitime », a conclu Hugh Williamson. « Les efforts visant à imposer efficacement un vide d'information publique sont erronés et peuvent être dangereux. Les médias et les journalistes doivent pouvoir effectuer leur travail de manière responsable, sans crainte de sanctions ni de poursuites judiciaires. »
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