(New York) – La junte militaire au Myanmar empêche l'aide humanitaire, urgemment requise, d'atteindre des millions de personnes déplacées ou en danger dans le pays, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Les Nations Unies, l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) et les gouvernements concernés devraient exhorter la junte, qui dirige le Conseil administratif d’État, à autoriser de toute urgence l’acheminement de l’aide jusqu’aux personnes qui en ont besoin.
Au cours des derniers mois, la junte et ses forces de sécurité ont imposé de nouvelles restrictions aux déplacements des humanitaires, bloqué les routes d'accès et les convois d'aide, détruit des fournitures non militaires, attaqué des travailleurs humanitaires et interrompu les télécommunications. Le coup d’État militaire du 1er février 2021 a également causé un effondrement généralisé des infrastructures et une forte dévaluation de la monnaie birmane, engendrant une crise bancaire et des difficultés d’approvisionnement de plus en plus aiguës, ainsi que des pénuries de nourriture, de médicaments et d’autres produits essentiels.
« La junte birmane a aggravé la catastrophe humanitaire qu’elle a elle-même engendrée, en provoquant le déplacement de centaines de milliers de personnes, puis en bloquant l’acheminement d’aide essentielle à leur survie », a déclaré Shayna Bauchner, chercheuse auprès de la division Asie à Human Rights Watch. « Depuis la prise du pouvoir par l’armée, les généraux privent cruellement les personnes touchées par le conflit d'une aide vitale, apparemment en guise de punition collective. »
Depuis le coup d’État, la junte exerce, dans le pays tout entier, une répression contre ses contestataires et contre l’opposition politique, avec des mesures équivalentes à des crimes contre l’humanité, et commet d’autres abus. Les combats se sont intensifiés dans certaines régions peuplées par des minorités ethniques, engendrant des crimes de guerre. La crise a causé le déplacement de plus de 284 000 personnes et, selon les estimations, 22 000 personnes se seraient réfugiées en Inde et en Thaïlande.
Alors que les autorités du Myanmar entravaient déjà de longue date l’accès de l’aide aux groupes vulnérables, la junte militaire est venue ajouter de nouvelles restrictions, créant ainsi une catastrophe humanitaire à l’échelle du pays. Selon les estimations de l’ONU, le nombre de personnes nécessitant une aide passera de 1 million avant le coup d’État à 14,4 millions d’ici 2022, dont plus de 5 millions d’enfants. Environ 25 millions de personnes, soit la moitié de la population, vivraient potentiellement en dessous du seuil de pauvreté national.
Un homme déplacé en 2011 et vivant désormais dans un camp en périphérie de Laiza (État de Kachin) a raconté à Human Rights Watch : « Depuis le coup d’État, les ONG [organisations non gouvernementales] qui distribuent de la nourriture ne peuvent plus se rendre facilement dans le camp et ont du mal à transférer des fonds. Avant, beaucoup de gens quittaient le camp pour aller travailler la journée et pour aider leur famille, mais à cause du coup d’État et du Covid-19, il ne reste plus beaucoup d’emplois disponibles. »
En interférant avec les opérations de secours, la junte a ignoré les appels de l’Assemblée générale, du Conseil des droits de l’homme, et du Conseil de sécurité des Nations Unies, ainsi que du Parlement européen et des pays donateurs pour que soit assuré un accès humanitaire sans entrave. Le 8 novembre, le chef des opérations humanitaires de l’ONU, Martin Griffiths, a annoncé que « l’accès à de nombreuses personnes dans le besoin à travers le pays reste extrêmement limité en raison des obstacles bureaucratiques mis en place par les forces armées ». Il a appelé la junte à « faciliter un accès humanitaire sûr, rapide et sans entrave ».
Le 10 novembre, le Conseil de sécurité des Nations Unies a publié une déclaration sur le Myanmar, dans laquelle il demande « un accès humanitaire complet, sûr et sans entrave à toutes les personnes qui sont dans le besoin ainsi que la pleine protection, sécurité et sûreté du personnel humanitaire et médical ».
Les Nations Unies, les organisations régionales et les donateurs devraient faire pression sur la junte pour qu’elle garantisse la santé et le bien-être de la population, conformément aux obligations qui incombent au Myanmar en vertu du droit international relatif aux droits humains et du droit international humanitaire, a déclaré Human Rights Watch.
Par ailleurs, la réponse internationale à la situation humanitaire au Myanmar n’a pas été à la hauteur. L’ONU et d’autres agences humanitaires n’ont reçu que 18 % des 109 millions USD demandés pour faire face à l’urgence humanitaire après le coup d’État. Les besoins en financement pour 2022 ont plus que doublé à cause de la crise, atteignant 826 millions USD. Les donateurs, dont les États-Unis, l’Union européenne et le Royaume-Uni, devraient augmenter leur contribution tout en acheminant l’aide à travers des groupes locaux de la société civile au lieu de passer par les autorités militaires, compte tenu de leurs antécédents de corruption et de détournement de fonds et de matériel humanitaires. Pour une fourniture d’aide efficace, il faut mobiliser des partenaires locaux indépendants et impartiaux disposant des réseaux et de l’expérience nécessaires pour se frayer à travers un environnement difficile.
Dans les régions du Myanmar en proie au conflit armé, l’obstruction de l’aide humanitaire par la junte constitue une violation du droit international humanitaire. Toutes les parties à un conflit armé doivent autoriser et faciliter le passage rapide et sans encombre de secours humanitaires destinés aux personnes civiles dans le besoin, et n’ont pas le droit de refuser leur consentement aux actions de secours pour des motifs arbitraires. Retarder inutilement l’acheminement de l’aide ou l’entraver peut également constituer des violations aux droits à la vie, à la santé et à un niveau de vie suffisant, y compris à la nourriture et à l’eau. En outre, l’armée a attaqué des infrastructures de santé et du personnel médical, en violation du droit international.
Les pays voisins du Myanmar, dont l’Inde, la Thaïlande et la Chine, devraient faciliter l’acheminement transfrontalier de secours d’urgence jusqu’aux personnes déplacées au Myanmar et offrir une protection, un soutien et une aide humanitaire à l’ensemble des réfugié·e·s, notamment en permettant au Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés d’accéder à leur territoire pour recenser les personnes en quête d’asile.
Le Conseil de sécurité des Nations Unies ne devrait pas seulement publier des déclarations, mais se hâter d’adopter une résolution qui instaurerait un embargo mondial sur les armes au Myanmar, qui déférerait à la Cour pénale internationale les crimes graves commis par les militaires avant et après le coup d’État, et qui imposerait des sanctions ciblées aux dirigeants de la junte et aux conglomérats détenus par l’armée.
« Les gouvernements devraient exhorter la junte au Myanmar à faciliter, et non entraver, la fourniture d’aide aux millions de personnes dont la survie en dépend », a conclu Shayna Bauchner. « Les organisations régionales et les donateurs devraient collaborer étroitement avec des groupes locaux et des initiatives transfrontalières pour veiller à ce que l’aide parvienne aux personnes dans le besoin et ne soit pas détournée par les généraux impliqués jusqu’au cou dans des atrocités. »
Informations complémentaires
Crise humanitaire et obstacles à l’aide humanitaire
Alors que l’opposition au coup d’État du 1er février allait croissant, les forces de sécurité du Myanmar, notamment l’armée et la police, ont mené une répression violente contre les manifestations pacifiques à travers le pays. Les militaires ont lancé de nouvelles offensives dans les régions peuplées par des minorités ethniques, engendrant des violations à l’encontre des civil·e·s. Dans certaines zones, des groupes armés anti-junte nouvellement formés se sont alliés aux armées ethniques établies de longue date pour combattre les forces de la junte. En novembre, des affrontements ont été signalés dans tous les États et toutes les régions du Myanmar.
Les Nations Unies ont rapporté que l’armée avait livré des attaques parfois aveugles, parfois ciblées contre les civil·e·s, recourant notamment à des frappes aériennes et à des barrages d’artillerie lourde. D’après les comptes-rendus de personnes déplacées et de personnel humanitaire, il semblerait que la junte continue d’appliquer la stratégie des « quatre coupes » largement utilisée dans le passé. Cette méthode consiste à isoler et terroriser la population civile pour maintenir le contrôle sur une zone.
Selon les estimations, le nombre de personnes déplacées au Myanmar serait de 638 000. Ces chiffres comprennent les personnes ayant dû quitter leur domicile plusieurs années avant le coup d’État. Les civil·e·s déplacé·e·s par les combats, en particulier dans le nord-ouest et le sud-est du Myanmar, ont subi des restrictions sévères en termes d’accès à la nourriture, à de l’eau propre, aux installations sanitaires, à un abri et aux soins de santé, ce qui les place aujourd’hui face à un risque important de maladie et de malnutrition.
Les forces militaires ont intercepté les livraisons alimentaires en route vers les camps de déplacés et ont arrêté des personnes soupçonnées de participer aux opérations humanitaires. Dans un rapport publié en septembre, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme au Myanmar a déclaré que « la junte [était] directement responsable du manque d’accès humanitaire aux déplacés, l’armée ayant délibérément bloqué les routes d’accès et refoulé les convois d’aide ».
La procédure à suivre pour obtenir les autorisations de déplacement nécessaires aux opérations humanitaires était déjà extrêmement bureaucratique et arbitraire, mais elle est devenue encore plus compliquée depuis les restrictions imposées par la junte, qui ont gravement entravé l’acheminement de l’aide, en particulier pendant la mousson et les inondations. Une grande partie des mémorandums d’accord entre les organisations d’aide humanitaire et le gouvernement ont été signés avant le coup d’État et ont expiré depuis, suscitant des préoccupations concernant les autorisations de déplacement nécessaires à l’acheminement de l’aide. En outre, les visas des travailleuses et travailleurs humanitaires ont pris du retard ou ont été refusés.
Dans un rapport publié en octobre, le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) a déclaré que « l’obligation d’obtention d’une autorisation de déplacement demeurait un frein majeur à l’accès des partenaires humanitaires et un facteur de contrainte important pour leur capacité à atteindre les personnes dans le besoin ». Ainsi, tandis qu’un résultat de test Covid-19 négatif suffisait auparavant pour demander une autorisation, les autorités ont commencé à exiger que tout personnel présente un certificat de vaccination et une lettre de recommandation de l’officier de santé de la ville pour pouvoir faire une demande d’autorisation de déplacement, sachant qu’à ce moment-là, seuls 3 % de la population étaient vaccinés.
Depuis février, la junte a coupé l’accès aux données mobiles internet et bloqué le réseau Wi-Fi public, ainsi que la plupart des services internet à haut débit. Elle a maintenu le blocage des communications, en particulier dans les zones d’hostilités actives. En août et en septembre, la junte a coupé les services téléphoniques et internet dans des dizaines de villes dans les États Chin et Kachin et dans les régions de Mandalay, Magway et Sagaing. « Nous n’avons pas internet et parfois le réseau mobile est indisponible », a expliqué un humanitaire travaillant dans l’État Chin.
La perturbation des chaînes d’approvisionnement, la hausse des prix, le manque de produits et d’accès aux moyens de subsistance agricoles ont aggravé les pénuries alimentaires à travers le pays. La monnaie du Myanmar, le kyat, a perdu plus de 60 % de sa valeur depuis le coup d’État, ce qui a encore accentué les crises alimentaires dans les zones urbaines et périurbaines, notamment à Rangoun (Yangon) et Mandalay.
Selon le Programme des Nations Unies pour le développement, les taux de pauvreté urbaine risquent de tripler d’ici 2022. Les agences humanitaires et les experts en droits humains de l’ONU ont récemment exprimé de sérieuses préoccupations concernant les besoins de nourriture, d’abri et d’argent liquide de milliers de familles expulsées de force depuis fin octobre, à Mandalay et à Rangoun, notamment dans les townships de Hlaing Tharyar et Dagon Seikkan.
Nord-ouest du Myanmar
Le nombre de personnes déplacées en raison du conflit depuis mai est estimé à 93 000 dans l’État Chin et les régions de Magway et Sagaing, dans le nord-ouest du Myanmar. Dans l’État Chin, les combats ont redoublé d’intensité entre les formes armées et la Force de défense du Chinland (Chinland Defense Force, CDF), groupuscule antijunte. D’après le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le Myanmar, après avoir déclaré la loi martiale à Mindat en mai, les forces de la junte ont lancé des offensives aériennes et terrestres, commettant des attaques sans discrimination, utilisant les civil·e·s comme boucliers humains et se livrant à des violences sexuelles. D’après les estimations, 30 000 personnes auraient fui la zone de conflit.
Après s’être emparées de Mindat, les forces de sécurité ont imposé des mesures drastiques à la population civile. Elles ont bloqué l’accès routier à la ville pour empêcher l’acheminement de l’aide et le moindre approvisionnement, elles ont refoulé des convois d’aide, elles ont pillé et détruit des biens, interrogé et arrêté des civil·e·s entrant dans la ville pour se procurer des denrées et ont coupé l’accès à internet. En mai, les forces militaires ont tiré sur des camps de fortune où s’étaient réfugiés des déplacé·e·s, et qui arboraient pourtant des drapeaux blancs. D’après certaines sources, au moins six personnes seraient mortes dans la jungle par manque d’accès à des soins de santé.
Les associations d’aide locales et les communautés hôtes qui ont essayé d’apporter de la nourriture ou d’autres provisions aux personnes déplacées ont été la cible de harcèlement, de détention arbitraire, de violences et d’une surveillance constante par les forces de sécurité. Des travailleuses et travailleurs humanitaires ont été arrêtés et accusés d’incitation au titre de la section 505A du code pénal. Un agent humanitaire travaillant à Mindat a déclaré que, lorsqu’un membre de son équipe et un membre du personnel international avaient été arrêtés, leurs « opérations sur le terrain étaient devenues bien plus compliquées ». Il a fait remarquer qu’en octobre, les forces de sécurité avaient même arrêté des personnes se rendant à Mindat pour acheter des produits ménagers.
En juillet, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés a reçu une autorisation de déplacement pour acheminer des secours d’urgence vers les camps de déplacés de Mindat, mais les personnes déplacées dans cette région ont rapporté que l’aide ne leur était jamais parvenue, car les forces de la junte ont empêché les humanitaires de sortir de la zone sous le contrôle de l’armée.
À la fin octobre, l’armée a déployé des dizaines de milliers de soldats dans le nord et le nord-ouest du pays, suggérant une préparation à des opérations de grande envergure contre les forces de résistance. Des images satellite ont révélé que le mois suivant, des centaines de bâtiments ont été incendiés à Thantlang, dans l’État Chin, ce qui a été corroboré par des vidéos et des témoignages.
L’agent humanitaire de l’État Chin a raconté que les forces de la junte confisquaient les colis humanitaires que des groupes d’aide locaux avaient essayé d’acheminer jusqu’aux camps de déplacés. Depuis que la loi martiale a été déclarée à Mindat, les forces de sécurité ont pris en charge la vente des produits en ville, et les revendent au prix fort, a-t-il ajouté. Quiconque tente d’acheter plus que la ration de nourriture ou de médicaments allouée est accusé de soutenir la CDF ou les Forces de défense du peuple (People’s Defense Forces, PDF), et risque d’être arrêté.
Environ 3 000 enfants ont été déplacés de la ville de Mindat, mais les humanitaires locaux ont indiqué ne pas avoir réussi à se procurer des fournitures scolaires en raison des points de contrôle des forces de sécurité et du risque d’arrestation.
Dans un rapport publié en décembre, le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA) a prévenu que la nourriture ne tarderait pas à manquer à Mindat et que « la population commençait à perdre espoir ». Les associations humanitaires continuent de plaider pour un accès urgent à la région : « La communauté humanitaire a élaboré un plan détaillant les secours qu’elle serait en mesure de fournir immédiatement à 26 000 personnes dans le township de Mindat à condition de pouvoir y accéder. Elle plaide ainsi à tous les niveaux pour que les autorisations de déplacement requises soient accordées sans délai. »
Sud-est du Myanmar
Depuis le coup d’État, un climat d’insécurité générale règne dans le sud-est du Myanmar en proie à des affrontements violents, plus particulièrement dans la région de Bago et dans les États de Kayin (anciennement Karen) et Kayah (anciennement Karenni). Depuis février, plus de 173 000 personnes ont été déplacées. La junte a instauré des restrictions de déplacement drastiques dans l’ensemble de la région, imposant aux personnes souhaitant se déplacer d’être munies de lettres d’autorisation émises par les administrateurs locaux du Conseil d’administration de l’État. Elle a également multiplié les points de contrôle et les patrouilles des forces de sécurité.
Dans le compte-rendu d’une réunion entre agences onusiennes datant du mois de mai, on apprend que le Conseil d’administration de l’État a rejeté la demande du Programme alimentaire mondial, qui se proposait d’offrir un mois d’aide alimentaire à environ 4 500 personnes déplacées récemment dans le village de Myaing Gyi Nyu, dans l’État de Kayin. Des représentants de la junte ont, en outre, suggéré de se charger de la distribution alimentaire dans le camp.
En juin, les médias ont signalé que les forces militaires avaient brûlé 80 sacs de riz, des bidons d’huile de cuisson, d’autres denrées alimentaires et des médicaments à Pekon, dans le sud de l’État Shan. Ces produits avaient été amassés par la population locale pour venir en aide aux 3 000 personnes déplacées récemment à cause des conflits.
Dans l’État de Kayin, un travailleur humanitaire a déclaré que la circulation avait été entravée à la fois par l’armée régulière et par l’Armée karen de libération nationale (Karen National Liberation Army, KNLA), organisation ethnique armée. Sur le territoire contrôlé par la KNLA, les humanitaires locaux devaient obtenir une autorisation pour livrer des vivres ou bien les remettre à la KNLA, qui se chargerait de les distribuer. Les groupes d’aide locaux ont localisé les points de contrôle tenus par l’armée du Myanmar dans la région, afin de les éviter lorsqu’ils transportent de la nourriture ou des fournitures médicales compte tenu du risque de détention, de harcèlement ou de confiscation.
Lors d’un rassemblement humanitaire national an août, UNICEF s’est penché sur un plan d’urgence pour les personnes déplacées en raison des frappes aériennes et des combats terrestres à Hlaingbwe, dans l’État de Kayin. L’agence a notamment fait un inventaire des fournitures « pour pouvoir intervenir très rapidement avant que l’accès routier soit bloqué », d’après le compte-rendu examiné par Human Rights Watch.
Déplacement prolongé
Avant le coup d’État, il y avait déjà environ 370 000 personnes déplacées à l’intérieur du Myanmar, vivant pour la plupart en situation prolongée de déplacement depuis des années dans l’État de Rakhine, l’État Kachin et dans le nord de l’État Shan. En octobre, des organisations humanitaires ont signalé que l’accès humanitaire avait « significativement diminué » dans les camps de déplacés préexistants et que les partenaires opérationnels et leurs activités étaient soumis à une « surveillance plus étroite ».
Dans un rapport publié en août, l’OCHA a indiqué que, depuis le coup d’État, les contraintes, notamment les « nouvelles restrictions administratives et les limitations d’accès liées à la procédure d’autorisation de déplacement », ont entravé plus de la moitié des activités dans l’État de Rakhine, « nuisant à la fourniture de services et d’aide humanitaire attendus par quelque 440 000 personnes dans le besoin ». Un compte-rendu de réunion entre l’ONU et d’autres agences internationales fait état des procédures fastidieuses mises en place par la junte pour obtenir une autorisation : « Chaque mois, le gouvernement de l’État de Rakhine change sa procédure d’attribution des autorisations de déplacement. »
Environ 600 000 Rohingyas sont confinés dans des camps et des villages de l’État de Rakhine, privés de toute liberté de circulation au nom d’un système d’apartheid, sans accès adéquat à de la nourriture, aux soins de santé et à l’éducation. Selon les estimations, 130 000 Rohingyas auraient été détenus arbitrairement dans des camps à ciel ouvert dans le centre de l’État de Rakhine, depuis 2012.
Plusieurs documents d’agences humanitaires font état du manque d’eau critique dans l’État de Rakhine, et mentionnent les facteurs nuisant à l’approvisionnement en eau, à savoir les limitations d’accès, la crise bancaire, le faible financement du transport et de la distribution de l’eau, ainsi que la hausse des prix et les pénuries de carburant. Au mois de septembre, seuls 12 % de la population du nord de l’État de Rakhine reconnue comme nécessitant une aide humanitaire avaient accès à de l’eau potable saine, et seuls 14 % avaient accès à des latrines fonctionnelles.
Dans les camps et les villages, les pénuries alimentaires se sont aggravées après juin, lorsque le Programme alimentaire mondial a dû interrompre sa distribution mensuelle d’argent liquide et de vivres. Dans le nord de l’État de Rakhine, la junte fait même obstacle aux tentatives d’évaluation de l’étendue des manques et des besoins. « L’étendue totale des besoins en eau, assainissement et hygiène dans le nord de l’État de Rakhine reste majoritairement inconnue en raison des limitations d’accès », ont écrit les agences humanitaires dans leur contribution à l’Aperçu des besoins humanitaires 2022.
Au début du mois de novembre, avec la montée des tensions entre l’armée régulière et l’Armée de l’Arakan (Arakan Army, AA) — organisation ethnique armée, la junte a fermé la route entre Ponnagyun et Rathedaung, obligeant les habitant·e·s de 60 villages alentour à emprunter les voies fluviales.
Restrictions d’accès aux services d’eau, d’assainissement et de santé
La vie des personnes déplacées au Myanmar est menacée par le manque cruel d’accès à l’eau, à l’assainissement et à l’hygiène, comme l’ont révélé des données humanitaires récentes. Des documents émis par des agences onusiennes indiquent que « des cas de diarrhée aqueuse aiguë ont été signalés en 2021, en conséquence de l’accès réduit à l’eau, l’assainissement et l’hygiène dans de nombreux camps dans les États de Rakhine et Kachin. » À la fin du mois de mai, au moins 9 enfants musulmans seraient morts dans le centre de l’État de Rakhine après une flambée d’un mois de diarrhée aiguë.
« Il leur est difficile de trouver de l’eau potable, des toilettes et des produits hygiéniques », a expliqué le travailleur humanitaire de l’État Chin. « Les enfants du camp souffrent de maladies de la peau à cause de l’eau insalubre. Ils n’ont même pas de réservoirs pour stocker de l’eau, ils se servent de bâches en plastique pour fabriquer des réserves d’eau. » Il a raconté que les camps de Kyaukhtu dans la région de Magway étaient en proie à des crises sanitaires aiguës :
Des enfants sont morts de malnutrition, ont souffert de maladie cutanée. Des personnes sont mortes pour ne pas avoir reçu des soins médicaux à temps. Il n’y a pas assez de médicament ou de fournitures médicales dans les camps. Des médecins se sont rendus dans les territoires contrôlés par la CDF pour procurer des soins aux personnes déplacées, mais ils ne peuvent pas faire grand-chose compte tenu du manque de matériel médical.
« Les personnes déplacées ont du mal à accéder à de la nourriture, à de l’eau salubre et à des abris », a déclaré une personne du secteur humanitaire travaillant dans l’État de Kayin. « Désormais, il ne reste que l’eau de pluie… Il y a des cas de grippe saisonnière, de diarrhée à cause de l’absence d’eau potable, et de Covid-19 dans les villages. »
Le système de soins de santé du Myanmar s’est complètement effondré après le coup d’État. Depuis que la junte s’est attaquée aux professionnels de santé pour leur rôle dans le mouvement de désobéissance civile, le Myanmar est devenu l’un des pays les plus meurtriers au monde pour les travailleur·euse·s de la santé, d’après des données de l’Organisation mondiale de la santé et de la Coalition de protection de la santé dans les conflits (« Safeguarding Health in Conflict Coalition » en anglais).
Entre le 1er février et le 30 septembre, les forces de la junte auraient tué au moins 29 professionnel·le·s de santé et en auraient arrêté 210, avec 580 mandats d’arrêt de plus déposés contre des médecins et des infirmièr·e·s. On compte 297 attaques à l’encontre du système de santé, la quasi-totalité ayant été livrée par l’armée régulière, dont 87 raids et 56 occupations militaires dans des établissements de santé.
Les forces de sécurité s’en sont prises au personnel de santé venu aider les manifestant·e·s blessé·e·s, les passant à tabac et leur tirant dessus. Elles ont également obligé les cliniques tenues par des associations non gouvernementales à fermer, forçant les équipes médicales et les bénévoles à travailler dans le secret dans des cliniques mobiles de fortune disposant de peu de ressources. Bien qu’ils se déplacent souvent, ces établissements clandestins ont subi des attaques meurtrières des forces de la junte. Des policiers et des militaires ont tiré sur des ambulances et en ont confisqué un certain nombre. Au moins 31 véhicules médicaux ont été attaqués depuis le coup d’État.
Médecins Sans Frontières (MSF) a décrit l’impact du déploiement militaire de la junte dans tout le pays sur l’accès aux soins de santé. Selon le communiqué de MSF :
Les habitants du Myanmar sont contraints d’effectuer des déplacements plus longs pour recevoir des soins. Les forces de sécurité aux points de contrôle fouillent les personnes qui se déplacent et contribuent à créer un climat de peur. L’insécurité permanente et les retards dans l’accès aux médicaments mettent la vie des patients atteints du VIH, de la tuberculose et de l’hépatite C en danger.
Outre l’effondrement du système de santé, le Myanmar a dû faire face à une troisième vague de Covid-19 – la plus grave – vers le milieu de l’année. Les forces de sécurité ont bloqué l’accès aux soins d’urgence dans les hôpitaux et ont mis la main sur les stocks d’oxygène. Elles ont arrêté des volontaires ayant tenté de livrer de l’oxygène aux communautés touchées par le virus. En septembre, le ministère de la Santé sous le contrôle de la junte aurait rejeté la requête d’un haut représentant de l’OCHA en visite dans le pays, qui avait appelé à garantir un meilleur accès aux humanitaires afin de remédier à la crise de Covid-19, laquelle avait atteint des sommets à la fin juillet avec un taux de positivité de 38 %.
En mai, l’équipe de pays des Nations Unies en Myanmar a indiqué que les attaques à l’encontre des travailleur·euse·s de santé avaient compromis la riposte face au Covid-19, ainsi que la prestation de services de santé essentiels, « avec des conséquences potentiellement dévastatrices ». En outre, la pandémie a servi de prétexte pour imposer des restrictions de plus en plus sévères en matière de déplacement et d’aide humanitaire.
Quelques jours avant le coup d’État, le Fonds monétaire international (FMI) avait transféré 372 millions USD à la Banque centrale du Myanmar en soutien d’urgence face au Covid-19. Jusqu’à ce jour, nul ne sait ce que la junte a fait de ces fonds. Lors d’un briefing de presse, le FMI a déclaré qu’« il lui était impossible de garantir que le régime actuellement au pouvoir utilisait les fonds du FMI aux fins prévues, à savoir pour faire face à la pandémie de Covid-19 et pour venir en aide aux populations les plus à risque. » COVAX, le système mondial de partage des vaccins, a par ailleurs retardé une livraison de vaccins, invoquant le manque de transparence de la junte en ce qui concerne la distribution et son refus de traiter en priorité les populations à risque.
Dans la résolution 2286, le Conseil de sécurité des Nations Unies condamne les attaques visant les installations médicales et le personnel médical en temps de conflit et appelle toutes les parties à un conflit armé à respecter le droit international, à prévenir les attaques et à veiller à ce que les auteurs des attaques soient tenus responsables. Par cette résolution, le Conseil prie également le Secrétaire général des Nations Unies de « porter à son attention les situations dans lesquelles les parties à un conflit armé font obstacle à la fourniture d’une assistance médicale aux populations dans le besoin ».
-----------------