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Mémorandum de HRW à deux Rapporteurs spéciaux de l'ONU au sujet du Rwanda

Mémorandum au Rapporteur spécial sur le droit à un logement convenable et au Rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté

Mémorandum concernant la dépénalisation du sans-abrisme et de l’extrême pauvreté

Ce mémorandum examine la façon dont le gouvernement du Rwanda, à travers des détentions arbitraires et des mauvais traitements, sanctionne et criminalise dans la pratique de nombreuses personnes vivant dans la pauvreté, y compris celles appartenant à des communautés marginalisées, qui subissent la pauvreté et le vagabondage.

Introduction

Depuis 2006, Human Rights Watch documente comment des vendeurs ambulants, des travailleuses du sexe, des personnes sans abri, des personnes suspectées de petite délinquance et des enfants des rues au Rwanda ont été arbitrairement détenus dans de soi-disant « centres de transit », où les conditions sont effroyables et où un grand nombre de personnes font l’objet de mauvais traitements. Le gouvernement affirme[1] que cette pratique fait partie de sa stratégie de réhabilitation.[2] 

Alors que le « vagabondage » et la « mendicité » ne figurent plus comme des infractions  pénales dans le Code pénal du Rwanda révisé de 2018, une législation adoptée en 2017 a instauré un Service national de réhabilitation et a introduit le concept de « comportements déviants » qui incluent « la prostitution, l’usage des stupéfiants, la mendicité, le vagabondage, le commerce ambulant informel ou tout autre comportement qui porte atteinte au public ».[3] Ces « comportements » sont dans les faits considérés comme criminels : les personnes suspectées d’avoir commis ces actes sont arrêtées arbitrairement et détenues dans des centres de transit ou de « réhabilitation ».[4]

En janvier 2020, un rapport de Human Rights Watch a documenté comment le centre de transit de Gikondo à Kigali opère toujours comme un établissement de détention de fait, où des enfants –certains d’à peine 11 ans – sont sous-alimentés, frappés et détenus pendant des périodes allant jusqu’à six mois dans des pièces surpeuplées et insalubres, sans avoir été inculpés ou vu un juge, un avocat ou un tuteur.[5] En février 2020, le Comité des droits de l’enfant (CRC) des Nations Unies a appelé le Rwanda à mettre fin à la détention d’enfants dans des centres de transit, à enquêter sur les allégations de mauvais traitements et à modifier les lois qui régularisent ces abus.[6]

En septembre 2021, Human Rights Watch a publié un nouveau rapport documentant comment les autorités rwandaises ont raflé et détenu arbitrairement plus d’une dizaine de personnes homosexuelles et transgenres, de travailleuses du sexe, d’enfants des rues et autres personnes considérées comme « indésirables » dans une volonté de « nettoyer » les rues dans les mois précédant une conférence internationale très médiatisée prévue en juin 2021.[7] Les personnes arrêtées ont été détenues dans le centre de transit à Gikondo, connu pour ses conditions rudes et inhumaines, qui semblent s’être détériorées en raison du nombre accru de détenus enfermés là et de la pandémie. La Réunion des chefs de gouvernement du Commonwealth (Commonwealth Heads of Government Meeting, CHOGM), d’abord prévue en juin 2020 puis reprogrammée en juin 2021, a finalement été reportée indéfiniment en mai.

Contexte

Gikondo est utilisé comme un centre de détention depuis au moins 2005. Un rapport de 2006 de Human Rights Watch a documenté le manque d’alimentation appropriée, d’eau et de soins médicaux, et les abus contre les enfants commis par les détenus adultes au centre et a appelé à sa fermeture immédiate.[8]

Pendant de nombreuses années, les centres de transit au Rwanda ont fonctionné en dehors de tout cadre légal. Dans son courrier à Human Rights Watch en novembre 2014, le ministre de la Justice de l’époque a concédé que « malheureusement, en raison de la manière dont le centre a été établi comme un centre de réhabilitation temporaire et d’urgence, il n’y a actuellement aucun cadre légal pour son administration. Cette lacune a cependant été reconnue ; un projet de loi et une politique sont en cours de finalisation par le ministère du Genre et de la Promotion de la famille. »[9]

En novembre 2015, le Conseil de la ville de Kigali a adopté une nouvelle directive concernant le Centre de transit de réhabilitation de Kigali – nom officiel du centre de transit de Gikondo à l’époque – stipulant les objectifs et les procédures du centre.[10] La directive répertorie les droits de celles et ceux qui sont conduits au centre, y compris le droit de ne pas faire l’objet de sévices corporels, de harcèlement ou de discriminations, le droit à l’accès à l’hygiène et aux soins médicaux et le droit à des visites.

En 2015 et en 2016, la Commission nationale des droits de la personne ainsi que des membres du parlement rwandais ont aussi conclu que tous les centres de transit manquaient de cadre légal et ont approuvé une recommandation pour un cadre légal actualisé pour tous les « centres de transit ».[11]

Nouveau cadre légal pour les centres de transit et Service national de réhabilitation : les « comportements déviants » comme base juridique de criminalisation

De nombreux détenus dans le centre de transit de Gikondo sont qualifiés de « vagabonds », « mendiants » ou « délinquants », même si le vagabondage et la mendicité ont été supprimés en tant qu’infractions pénales[12] du Code pénal en août 2018.[13] Un « délinquant » est une personne accusée de délit, une infraction passible d’une peine d’emprisonnement allant de six mois à cinq ans.[14] Une infraction passible d’une peine de cinq ans de prison, en raison de son objectif, son caractère ou sa sévérité, est considérée comme un délit pénal en vertu du droit international, indépendamment des dénominations nationales.[15]

Alors que le « vagabondage » et la « mendicité » ne sont plus caractérisés comme des délits pénaux, un arrêté ministériel d’avril 2018 sur la mission, l’organisation et le fonctionnement des centres de transit a réintroduit les termes dans sa définition des « comportements déviants » comme des « exercices ou mauvais comportements tels que la prostitution, l’usage des stupéfiants, la mendicité, le vagabondage, le commerce ambulant informel ou tout autre comportement qui porte atteinte au public ».[16] Ce faisant, le gouvernement rwandais a essentiellement criminalisé tout ce qu’il considère comme « comportement déviant qui porte atteinte au public ».

L’arrêté stipule qu’une « personne compétente » peut appréhender un individu sur cette base, que les hommes, les femmes, les enfants de sexe masculin et de sexe féminin devraient tous être placés dans des locaux distincts et que personne ne peut rester enfermé pendant plus de deux mois dans un centre de transit.[17]

Quelle que soit la dénomination donnée à ces centres par les autorités rwandaises, aux fins du droit international relatif aux droits humains et des obligations du Rwanda en découlant, les centres de transit et de réhabilitation sont des lieux de détention, où des personnes sont privées de leur liberté et où leur capacité à quitter l’établissement est entièrement contrôlée par les autorités.

D’après l’arrêté d’avril 2018, lorsque la police arrête des individus accusés de présenter des « comportements déviants », elle peut les conduire à un centre de transit et enregistrer leur identité et leur comportement présumé dans un procès-verbal. La décision concernant leur admission dans un centre de transit doit être prise dans les 72 heures, à compter du moment où les personnes ont été transférées au centre. L’individu arrêté a le droit d’inclure ses observations dans le procès-verbal.[18] L’arrêté est muet sur la procédure régulière à laquelle a droit un individu pendant l’admission. En particulier, le droit d’accès à un avocat n’est pas stipulé.

Le 4 décembre 2020, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples a soutenu que les lois permettant la détention de personnes qui, souvent par pauvreté, sont contraintes de vivre dans la rue violent le droit relatif aux droits humains.[19] Le jugement a conclu que les lois permettant le déplacement de force ou l’arrestation sans mandat d’une personne déclarée comme « vagabonde » enfreignent la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et d’autres instruments des droits humains.

Enfants vivant dans les rues pris pour cible

Depuis 2017, dans le contexte d’une stratégie plus large visant à « éradiquer la délinquance » et résoudre le problème des enfants qui vivent dans les rues,[20] le gouvernement rwandais a instauré le Service national de réhabilitation et adopté une législation régissant les centres de transit.[21] Le rapport de juillet 2018 du gouvernement rwandais au Comité des droits de l’enfant a déclaré que « [l]e centre de Gikondo n’est pas un centre de détention, mais plutôt un centre de transit destiné à identifier les enfants des rues avant de les renvoyer chez eux ou de les placer dans des centres de rééducation où ils sont réadaptés pour corriger les comportements déviants en leur inculquant des comportements positifs ; ils y reçoivent un enseignement scolaire et/ou professionnel ».[22]

Le directeur du Service national de réhabilitation de l’époque a annoncé dans un discours en juin 2018 que « d’ici deux ans à compter d’aujourd’hui, il n’y aura plus d’enfants des rues au Rwanda. Nous demandons l’assistance du gouvernement et de la police pour prendre d’autres mesures afin de mener une opération spéciale visant à éradiquer ce problème. »[23]

Dans un rapport de 2019, la Commission nationale pour les enfants a présenté sa stratégie pour résoudre la situation des enfants vivant dans les rues. Elle indiquait que la police était chargée de récupérer les enfants dans les rues et de les conduire dans le centre de transit du district, où ils risquaient d’être enfermés pendant un maximum de sept jours, une période significativement plus courte que les deux mois permis par l’arrêté ministériel sur les centres de transit. Cependant, les détentions documentées par Human Rights Watch ont souvent duré plusieurs semaines ou mois. Détenir un enfant sans chef d’inculpation et sans accès à un tuteur ou un avocat pendant des jours, des semaines ou des mois d’affilée viole l’obligation du Rwanda de s’assurer que les enfants sont détenus uniquement en dernier recours et pendant la durée la plus courte possible.

Après une visite à Gikondo en juillet 2019, la Commission nationale des droits de la personne a aussi soulevé des inquiétudes sur les détentions prolongées d’enfants, l’absence de prise de contact avec les tuteurs ou les parents par les autorités du centre et le manque de respect de la procédure régulière.[24]

Arrestation et transfert à Gikondo

Arrestation

La police et les membres de l’Organe d’appui à l’administration du district pour le maintien de la sécurité (District Administration Security Support Organ, DASSO) ont l’autorité légale pour arrêter des personnes.[25] Tous les anciens détenus interrogés par Human Rights Watch entre janvier 2019 et mai 2021 ont expliqué qu’ils ont été embarqués par la police ou le DASSO.

Dans certains cas, des enfants ont décrit avoir été battus pendant leur arrestation, notamment lorsqu’ils tentaient de s’échapper. Un garçon de 15 ans vivant dans les rues du district de Nyagatare, qui a été arrêté une nuit en septembre 2018, a raconté : « La police m’a frappé et a tenté de me forcer à monter dans le camion. Je me suis fait mal au poignet, j’ai dû attendre trois jours avant de voir un médecin... Ils m’ont juste bandé le bras. »[26]

Quand une fille âgée de 15 ans a été arrêtée en avril 2019, elle a été conduite au poste de police de Muhima. D’après son témoignage, la police a refusé de contacter sa mère et l’a frappée : « Le capitaine de police avec trois étoiles sur son uniforme m’a frappée au moins 20 fois avec sa matraque. Il a dit que tant que nous serons dans les rues, il continuera à nous frapper. »[27]

Presque toutes les personnes interrogées ont indiqué qu’elles ont été conduites aux postes de police locaux ou aux bureaux de secteur et de cellule dans Kigali, le plus souvent aux postes de police des quartiers de Nyabugogo, Nyarugenge, Muhima et Nyabirambo. Elles ont été détenues pendant des périodes allant de quelques heures à une semaine, parfois dans des cellules bondées. Certaines ont aussi rapporté avoir été battues pendant leur détention au poste de police.

Un garçon de 16 ans qui a passé six mois à Gikondo a expliqué qu’il a été arrêté en mars 2019 par des agents du DASSO :

Le DASSO est venu arrêter 26 d’entre nous qui dormions dans les rues. Ils nous ont mis les menottes et conduits à leur bureau à Nyabugogo, où nous avons passé la nuit. Lorsque nous avons demandé à appeler nos parents, ils nous ont frappés... Ils ne nous ont pas laissés voir d’avocat et à la place, ils m’ont donné un procès-verbal indiquant que j’étais un voleur. Ensuite, nous avons tous été conduits à Gikondo.[28]

Certaines personnes interrogées ont expliqué qu’on leur a remis un procès-verbal officiel au poste de police avec l’accusation portée contre elles, mais la plupart ont affirmé que les agents du DASSO ou les policiers ne leur ont jamais fourni un tel document. Un enfant âgé de 12 ans qui a été détenu à Gikondo pendant deux semaines en 2019 a raconté à Human Rights Watch qu’il a été emmené par des agents du DASSO au poste de police local : « Nous n’avons pas été interrogés et nous n’avons pas vu de juge. La police est venue en pick-up et nous a conduits à Gikondo. Ils ont dit : “Le président ne veut pas d’enfants dans les rues à Kigali”. »[29]

Dans certains cas, les enfants interrogés ont indiqué que la police a proposé d’appeler leurs parents. Une adolescente a expliqué à Human Rights Watch qu’elle a été frappée au poste de police de Nyarugenge. La police a appelé son père, mais celui-ci aurait refusé de venir la chercher, disant qu’elle était « trop difficile à éduquer ». Elle a ensuite été transférée à Gikondo. Dans la majorité des cas, les enfants ont affirmé que la police n’avait pas contacté de membre de leur famille. Aucun des enfants n’a eu accès à un avocat.

Arrivée à Gikondo

À Gikondo, de nombreuses personnes interrogées ont indiqué que des agents de l’Office rwandais d’investigation (Rwanda Investigation Bureau, RIB) ou de la police étaient chargés de les enregistrer. Le RIB a été créé en 2017 comme un organisme spécial autonome ayant pour rôle d’enquêter, de réunir des preuves et d’aider les agences locales d’application de la loi. [30] D’après l’arrêté ministériel sur les centres de transit, « [l]’Office Rwandais d’Investigation, les autorités locales, la famille de la personne qui a fait des actes ou qui présente des comportements déviants ou toute personne intéressé [sic] peuvent demander à la Police Nationale du Rwanda qu’une personne qui a fait des actes ou qui présente des comportements déviants soit placée au centre de transit. »[31]

D’après les entretiens de Human Rights Watch avec d’anciens détenus, la procédure d’identification et d’enregistrement à l’arrivée variait. Certains ont signalé que des agents du RIB ou de la police les ont interrogés à leur arrivée, mais beaucoup ont été admis sans passer par un enregistrement.

Les passages à tabac à l’arrivée à Gikondo semblent être courants. Une fille de 14 ans qui a passé deux semaines à Gikondo en avril 2019 a expliqué : « Quand nous sommes arrivés à Gikondo, des agents de police en uniforme nous ont frappés avec un fouet. Ils m’ont accusée d’être une prostituée. »[32] Les filles et les femmes ont souvent mentionné avoir été accusées de prostitution. Une fille âgée de 16 ans, qui a indiqué avoir été détenue à Gikondo cinq fois, a décrit sa dernière détention d’un mois au début de l’année 2019 :

« Quand nous sommes arrivés, des agents du RIB nous ont demandé pourquoi nous sommes des enfants des rues. Si vous êtes une jeune fille, ils vous traitent de prostituée. Ils vous collent n’importe quelle étiquette, ne disent rien sur la loi et quand ils ont fini de vous traiter de prostituée, de voleur ou de vagabond, ils vous jettent en prison. »[33]

Aucun des enfants interrogés n’a rapporté avoir eu accès à un avocat ou un tuteur légal pendant cette procédure d’enregistrement quand des accusations ont été portées contre eux. Un garçon âgé de 17 ans qui a été accusé de délinquance a expliqué : « Je n’ai pas vu d’avocat, ils ont dit que la police avait rédigé un procès-verbal, mais je ne l’ai pas vu. Le RIB a confirmé que j’étais accusé d’être un “délinquant” et j’ai été emmené dans la salle pour les petits délinquants. Personne ne vient vous défendre. »[34]

Conditions à Gikondo

Les conditions au centre de transit de Gikondo, comme Human Rights Watch l’a documenté de manière approfondie depuis 2006, sont bien en deçà des normes internationales et violent les lois rwandaises.

En mars 2020, en réponse à la pandémie de Covid-19, le Sous-comité des Nations Unies pour la prévention de la torture a appelé les gouvernements à « réduire les populations carcérales […] lorsque cela est possible en mettant en œuvre des programmes de libération anticipée, conditionnelle ou provisoire ». Toutefois, les autorités rwandaises ont continué à détenir des personnes au centre de transit de Gikondo, sans procédure régulière ni contrôle judiciaire. La surpopulation et les mauvaises conditions hygiéniques et sanitaires à Gikondo exposent les personnes à un risque accru de contracter le Covid-19 en raison de la promiscuité, de l’impossibilité de respecter les mesures de « distanciation sociale », du manque d’hygiène et d’installations sanitaires adéquates, et du manque de soins médicaux appropriés, y compris un manque de tests de dépistage du Covid-19.[35]

Lors de leur arrestation et leur transfert à Gikondo, les personnes interrogées ont indiqué qu’elles n’ont pas subi de test de dépistage du Covid-19, n’ont pas reçu de masques et ne disposaient pas de l’espace suffisant pour maintenir les distances avec les autres détenus. Beaucoup ont été conduits à Gikondo à bord d’un camion bondé avec les fenêtres fermées. Certains ont déclaré qu’à leur arrivée, ils se sont lavé les mains à l’eau, mais on ne leur a pas fourni de savon. Un ancien détenu a expliqué que son désinfectant pour mains a été confisqué par les autorités à l’arrivée.[36]

D’anciens détenus qui ont été enfermés à Gikondo entre 2019 et 2021 ont estimé que 50 à 200 filles et garçons étaient détenus ensemble à un moment donné dans la « salle des enfants », dans des conditions déplorables et dégradantes. Mais ils ont décrit les conditions dans la salle des « délinquants » de sexe masculin, où sont aussi enfermés des adolescents, et les locaux pour les femmes adultes avec leurs nouveau-nés comme bien pires.

Dans ces deux salles, certains enfants étaient enfermés avec les adultes dans une situation de forte surpopulation et de nombreux détenus étaient contraints de dormir sur le sol en béton. D’anciens détenus enfermés dans la salle des « délinquants » ont estimé que des centaines de personnes y étaient réunies. Une personne interrogée a indiqué qu’il était impossible de voir le sol la nuit lorsque les détenus tentaient de s’allonger pour dormir sur le béton.

La plupart des anciens détenus ont affirmé qu’ils recevaient de la nourriture une fois par jour, en quantités insuffisantes et avec une valeur nutritionnelle médiocre. La nourriture était particulièrement insuffisante pour les jeunes enfants et les bébés, qui étaient régulièrement malades. Une femme a expliqué qu’elle a été libérée après que son bébé est tombé tellement malade qu’il avait du sang dans les selles, tandis qu’une autre a indiqué que son bébé a été transféré directement à l’hôpital à cause de la malnutrition.

Les détenus dans les salles des femmes et des « délinquants » avaient un accès irrégulier à l’eau potable, parfois une seule fois par jour. « Parfois nous passons une journée entière sans eau potable, puis ils donnent une petite quantité à partager entre tous », a raconté une personne interrogée qui a été détenue à Gikondo pendant presque tout le mois d’avril 2021.

Les conditions sanitaires et hygiéniques étaient très mauvaises et de nombreuses personnes interrogées ont rapporté qu’elles n’étaient autorisées à se laver qu’une fois par semaine. Un ancien détenu a expliqué : « Au moment de se laver, ils prennent une bassine de 20 litres et environ 20 à 30 personnes se lavent en même temps. » D’anciens détenus ont précisé qu’on leur fournissait rarement du savon. La mère d’un enfant de 3 ans a raconté : « On se lavait une fois par jour avec de l’eau sale contenant des vers, essentiellement sans savon... et nous ne changions pas nos vêtements. »

Les passages à tabac commencent souvent dès que les personnes sont arrêtées et conduites à un poste ou commissariat de police proche. Une femme de 30 ans avec un enfant de 3 ans, qui a été détenue en 2021, a raconté :

« J’ai été conduite à la police, où ils nous ont enfermés dans une salle avec les autres qui avaient été arrêtés. À ce moment, nous avons été violemment battus. J’avais mon bébé avec moi, mais ils m’ont quand même frappée, même s’ils n’ont pas touché mon bébé. À 2 heures du matin, ils nous ont transférés à “Kwa Kabuga”. Ils m’ont dit : “Ton bébé n’est pas notre souci. Entre avec les autres.” Je les ai insultés, alors ils m’ont battue sévèrement. Ils ont dit qu’ils ne voulaient pas que je fasse ce type de commerce [dans les rues]. »

Des détenus à long terme à Gikondo, surnommés les « conseillers », sont souvent responsables de la vie quotidienne dans les salles et frappent les autres détenus. La vendeuse ambulante de 30 ans a ajouté que d’autres détenues dans la salle des femmes les ont frappés elle et son enfant : « Une femme adulte est frappée vingt fois, alors que son enfant sera frappé quatre fois. Seuls les bébés de moins d’un an ne sont pas battus. »

Les personnes interrogées détenues dans la salle des femmes ont aussi affirmé qu’elles étaient frappées lorsque leur enfant déféquait ou pleurait : « On nous battait tous les jours. Nous étions aussi frappées lorsque nous demandions la permission d’utiliser les toilettes. Si un bébé pleurait ou faisait pipi, sa mère en payait le prix », a décrit une femme de 23 ans, mère d’un enfant de 2 ans, qui a été détenue à Gikondo pendant trois semaines en avril 2021.[37]

Trois personnes interrogées ont expliqué que pendant leur séjour à Gikondo, elles ont vu des détenus qui étaient morts en raison des mauvaises conditions et du manque de soins médicaux appropriés ou en ont entendu parler. « Sur les deux semaines que j’ai passées [à Gikondo], il y a eu trois nuits où nous n’avons pas pu dormir parce qu’il y avait trop de monde dans la salle », a décrit un vendeur ambulant de 40 ans détenu au centre de transit en avril 2021. « Deux personnes sont mortes à cause de ce traitement et des maladies... Elles étaient malades, avec des diarrhées et des éruptions cutanées. On ne les a pas autorisées à voir un médecin et un matin, on les a retrouvées mortes. Je ne sais pas de quoi elles sont mortes ni comment elles s’appellent. »

Human Rights Watch a demandé des informations sur ces allégations auprès du ministère de la Justice et du Service national de réhabilitation, mais n’a pas reçu de réponse et n’a pas été en mesure de vérifier ces faits de manière indépendante.

Absence de réponse du gouvernement ; critique des entités régionales et internationales

Le Comité des droits de l’enfant de l’ONU, qui a examiné le bilan du Rwanda les 27 et 28 janvier 2020, a exprimé sa préoccupation du fait que la référence à des « comportements déviants » dans la législation rwandaise conduisait à « la privation de liberté d’enfants qui ont, en fait, besoin de protection ». Le comité a déclaré que le gouvernement devrait mettre un terme aux détentions abusives, et devrait modifier la loi.

Au cours de l’examen par le comité, le gouvernement rwandais a démenti que la détention des enfants des rues dans des centres de transit soit arbitraire.[38] Il a également affirmé que les enfants dans les centres de transit sont soit placés dans une famille d’accueil soit transférés vers un « centre de réhabilitation » dans les 72 heures.[39] Ces allégations contredisent les rapports de la Commission nationale pour les enfants[40] et de la Commission nationale des droits de la personne[41], ainsi que les conclusions de Human Rights Watch.

En réponse au rapport de Human Rights Watch publié en janvier 2020, les propos de l’ex-ministre de la Justice Johnston Busingye ont été cités dans KT Press : « Ces enfants se sont rachetés... Nous pensons qu’ils peuvent devenir des citoyens utiles... HRW [Human Rights Watch] peut venir les interroger si elle le souhaite. »[42] Lors de l’examen du Rwanda par le Comité des droits de l’enfant, la ministre du Genre et de la Promotion de la famille, Soline Nyirahabimana, a aussi déclaré que des observateurs indépendants devraient visiter le centre.

Le 6 février 2020, le 14 décembre 2020 et le 23 août 2021, Human Rights Watch a adressé des courriers au ministre de la Justice de l’époque, Johnston Busingye, pour donner suite à ces déclarations, pour solliciter un accès à Gikondo et à d’autres centres de transit au Rwanda et pour demander des informations sur les mesures prises par les autorités rwandaises pour remédier au cadre juridique abusif régissant son Service national de réhabilitation. Human Rights Watch n’a reçu aucune réponse à ces courriers.

 

[1] http://www.topafricanews.com/2018/06/07/rwanda-pledges-to-eradicate-all-forms-of-delinquency-demands-security-forces-to-intervene/

[2]http://nrs.gov.rw/fileadmin/Laws_and_Regulations/Policies/National%20Policy%20Against%20Delinquency%20%20Final%20Version%20of%207th%20December%202016.pdf

[3]http://nrs.gov.rw/fileadmin/Laws_and_Regulations/Laws/Ministerial%20Order%20determining%20mission%2C%20organization%20and%20functioning%20of%20transit%20centers.pdf

[4] https://www.hrw.org/fr/report/2020/01/27/tant-que-nous-vivrons-dans-la-rue-ils-nous-frapperont/tant-que-nous-vivrons-dans

[5] https://www.hrw.org/fr/report/2020/01/27/tant-que-nous-vivrons-dans-la-rue-ils-nous-frapperont/tant-que-nous-vivrons-dans

[6] https://undocs.org/fr/CRC/C/RWA/CO/5-6

[7] https://www.hrw.org/fr/news/2021/09/27/rwanda-rafles-en-lien-avec-le-sommet-du-commonwealth

[8] Voir le rapport de Human Rights Watch, « Balayés loin des regards ».

[9] Courrier du ministre de la Justice à Human Rights Watch, 5 novembre 2014.

[10] Directive du Conseil de la ville de Kigali (n° 001/2015) concernant le Centre de transit de réhabilitation de Kigali, dans la Gazette officielle 44 bis du 2 novembre 2015, p. 64, https://www.primature.gov.rw/fileadmin/user_upload/documents/Official%20Gazettes/2015%20Official%20Gazettes/Official_Gazette_no_44_bis_of_02.11.2015.pdf (consulté le 10 décembre 2019).

[11] « Rwanda : Enfermer les pauvres », rapport de Human Rights Watch, 21 juillet 2016, https://www.hrw.org/fr/news/2016/07/21/rwanda-enfermer-les-pauvres.

[12] Loi organique n° 01/2012/Ol du 02/05/2012 portant Code pénal, art. 687-692.

[13] Loi n° 68/2018 du 30/08/2018 déterminant les infractions et les peines en général.

[14] Idem, art. 18.

[15] Voir Comité des droits de l’homme de l’ONU, Observation générale n° 32, Article 14 : Droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable, doc. ONU CCPR/C/GC/32 (2007), para. 15.

[16] Arrêté ministériel n° 001/07.01 du 19/04/2018 déterminant la mission, l’organisation et le fonctionnement des centres de transit, art. 2.2, http://nrs.gov.rw/fileadmin/Laws_and_Regulations/Laws/Ministerial%20Order%20determining%20mission%2C%20organization%20and%20functioning%20of%20transit%20centers.pdf (consulté le 10 décembre 2019). Le vagabondage et la mendicité étaient auparavant criminalisés dans la loi organique n° 01/2012/Ol du 02/05/2012 portant Code pénal, art. 687-692. Cependant, ils ont été supprimés de la loi n° 68/2018 du 30/08/2018 déterminant les infractions et les peines en général, qui a remplacé le Code pénal de 2012 en août 2018.

[17] Arrêté ministériel n° 001/07.01 du 19/04/2018 déterminant la mission, l’organisation et le fonctionnement des centres de transit, art. 8, 10 et 15.

[18] Arrêté ministériel n° 001/07.01 du 19/04/2018 déterminant la mission, l’organisation et le fonctionnement des centres de transit, art. 8.

[19] https://www.african-court.org/en/images/Cases/Advisory%20Opinion/Advisory%20Opinions/001-2018_-_PALU-Advisory_Opinion.pdf

[20] Ministère de l’Administration locale, « National Policy Against Delinquency », décembre 2016, nrs.gov.rw/fileadmin/Laws_and_Regulations/Policies/National%20Policy%20Against%20Delinquency%20%20Final%20Version%20of%207th%20December%202016.pdf.

[21] Loi n° 17/2017 du 28/04/2017 portant création du Service National de Réhabilitation et déterminant ses missions, son organisation et son fonctionnement, Article 32, https://www.nrs.gov.rw/fileadmin/Laws_and_Regulations/Laws/Law%20establishing%20the%20National%20Rehabilitation%20Service%20and%20determining%20its%20mission%2C%20organisation.pdf (consulté le 10 décembre 2019).

[22] Comité des droits de l’enfant des Nations Unies, « Rapport valant cinquième et sixième rapports périodiques soumis par le Rwanda en application de l’article 44 de la Convention, attendu en 2018 » (soumis le 10 juillet 2018), CRC/C/RWA/5-6, mars 2019, https://tbinternet.ohchr.org/_layouts/15/treatybodyexternal/Download.aspx?symbolno=CRC%2FC%2FRWA%2F5-6&Lang=fr (consulté le 10 décembre 2019).

[23] « Rwanda pledges to eradicate delinquency, demands security forces to intervene », Top Africa News, 7 juin 2018, http://www.topafricanews.com/2018/06/07/rwanda-pledges-to-eradicate-all-forms-of-delinquency-demands-security-forces-to-intervene/ (consulté le 10 décembre 2019).

[24] Commission nationale des droits de la personne, « Ikigo Kinyurwamo by’Igihe Gito (Transit Center) cy’Umujyi wa Kigali kirasaba kongererwa ubushobozi », 16 juillet 2019.

[25] Le DASSO a été créé en 2013 pour soutenir l’application de la loi et est mandaté pour « arrêter toute personne prise en flagrant délit de trouble de l’ordre public et la remettre à la station de police la plus proche ». Voir la loi n° 26/2013 du 10/05/2013 portant création de l’organe d’appui à l’administration du District pour le maintien de la sécurité (DASSO) et déterminant ses attributions, son organisation et son fonctionnement.

[26] Entretien téléphonique de Human Rights Watch avec un ancien détenu de Gikondo, février 2019.

[27] Entretien téléphonique de Human Rights Watch avec une ancienne détenue de Gikondo, octobre 2019.

[28] Entretien téléphonique de Human Rights Watch avec un ancien détenu de Gikondo, septembre 2019.

[29] Entretien téléphonique de Human Rights Watch avec un ancien détenu de Gikondo, avril 2019.

[30] Voir la loi n° 12/2017 du 07/04/2017 portant création de l’Office rwandais d’investigation et déterminant ses missions, ses pouvoirs, son organisation et son fonctionnement.

[31] Arrêté ministériel n° 001/07.01 du 19/04/2018 déterminant la mission, l’organisation et le fonctionnement des centres de transit, art. 11.

[32] Entretien téléphonique de Human Rights Watch avec une ancienne détenue de Gikondo, mai 2019.

[33] Entretien téléphonique de Human Rights Watch avec une ancienne détenue de Gikondo, avril 2019.

[34] Entretien téléphonique de Human Rights Watch avec un ancien détenu de Gikondo, avril 2019.

[35] https://www.hrw.org/fr/news/2021/09/27/rwanda-rafles-en-lien-avec-le-sommet-du-commonwealth

[36] https://www.hrw.org/fr/news/2021/09/27/rwanda-rafles-en-lien-avec-le-sommet-du-commonwealth

[37] https://www.hrw.org/fr/news/2021/09/27/rwanda-rafles-en-lien-avec-le-sommet-du-commonwealth

[38] http://webtv.un.org/live-now/watch/consideration-of-rwanda-contd-2443rd-meeting-83rd-session-committee-on-the-rights-of-the-child/6127240885001/?term=

[39] http://gov.rw/newsdetails2/?tx_ttnews%5Btt_news%5D=2313&cHash=a48c87f77ff7d5cb0dc89bfe50f1c391

[40] https://ncc.gov.rw/fileadmin/templates/document/FINAL-Comprehensive_Assessment_-Street.pdf

[41] http://www.cndp.org.rw/fileadmin/user_upload/Annual_Report_2017_2018.pdf

[42] https://www.ktpress.rw/2020/01/rwanda-rubbishes-hrw-report-says-watchdog-driving-old-narrative/

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