Le 1er août, le commandant en chef de l’armée du Myanmar, le général Min Aung Hlaing, habillé en civil, a prononcé une allocution télévisée six mois jour pour jour après avoir mené un coup d’État qui a replacé le pays sous un régime militaire brutal. Alors qu’il prétendait instaurer une démocratie multipartite, le chef de la junte a annoncé que l’état d’urgence qu’il a rétabli, et qui a donné lieu à des violations massives des droits humains, serait prolongé jusqu’en août 2023.
Plus tard dans la journée, Min Aung Hlaing s’est autoproclamé Premier ministre du « gouvernement intérimaire » de la junte du Conseil administratif d’État (SAC).
« Nous devons tenter de les ramener à un état stable », a-t-il déclaré pour justifier l’usage de la force par la junte contre des millions de manifestants pacifiques qui sont descendus dans la rue depuis le 1er février. « Nous devons employer nos forces collectives. »
Les huit derniers mois ont illustré de manière saisissante l’application par l’armée de ses « forces collectives ». Depuis le coup d’État, les forces de sécurité ont mené une répression sanglante contre les manifestations à travers le pays avec le même mépris impitoyable pour la vie humaine qui a présidé pendant des décennies à leur politique de la terre brûlée dans les régions peuplées par des minorités ethniques. La police et les militaires ont tué plus de 1 000 personnes, dont environ 75 enfants, arrêté plus de 6 000 manifestants, journalistes et autres personnes, et torturé et violé des détenus.
Human Rights Watch a déterminé que les abus commis par l’armée après le coup d’État – massifs, méthodiques et systématiques – constituent des crimes contre l’humanité. La nature généralisée et homogène de la répression n’est pas le fait d’actes individuels de membres des forces de sécurité, mais découle d’une politique nationale décidée par la junte.
Les crimes contre l’humanité commis depuis le 1er février comprennent des meurtres, des disparitions forcées, des actes de torture, des viols et d’autres violences sexuelles, de graves privations de liberté et d’autres actes inhumains sources de grandes souffrances. Dans tout le pays, les forces de sécurité ont recouru à plusieurs reprises à la force létale, y compris en tirant des balles réelles, des obus de mortier et des grenades, tout en utilisant des armes dites moins meurtrières de manière indiscriminée et excessive. Des séquences vidéo ont enregistré des soldats à moto abattant des enfants, passant à tabac des travailleurs de la santé et tirant des coups de fusil sur des foules de médecins qui manifestaient pacifiquement.
Ces démonstrations de violence sont tragiques mais guère surprenantes pour qui a suivi la situation des droits humains dans le pays. En 2017, Min Aung Hlaing a orchestré des crimes contre l’humanité au cours desquels l’armée a commis des actes de génocide et d’autres exactions horribles contre l’ethnie Rohingya dans le nord de l’État de Rakhine, tuant des milliers de personnes et forçant plus de 730 000 autres à fuir au Bangladesh. Les mêmes unités militaires notoirement impliquées dans ces atrocités de 2017 – sanctionnées depuis par les États-Unis et le Royaume-Uni – ont été déployées dans les rues de Yangon, Mandalay et d’autres villes et villages depuis le coup d’État, terrorisant les manifestants qui appellent à un régime démocratique civil.
Le fil conducteur de ces deux crises graves – le coup d’État de 2021 et les atrocités de 2017 commises contre les Rohingyas –, réside dans l’impunité dont jouissent depuis des décennies les militaires du Myanmar, ou Tatmadaw.
La Tatmadaw est une institution guidée par la brutalité. Elle sème la discorde et la peur dans le seul but d’asseoir sa suprématie. Elle cherche à diffuser une atmosphère oppressante de terreur, de manière à la fois explicite et pernicieuse. Elle ne connaît pas d’autre manière d’exercer le pouvoir et l’a fait en l’absence de tout contrôle des décennies durant.
Le coup d’État a clairement montré que l’effusion de sang qui se produit aujourd’hui dans les rues est le corollaire direct d’une armée qui, des années durant, n’a pas eu à répondre de ses actes ou très peu.
Au cours des quatre années qui ont suivi les atrocités militaires perpétrées dans le nord de l’État de Rakhine, la situation des Rohingyas au Myanmar et à l’étranger a renvoyé l’image accablante d’une justice qui se fait toujours attendre. Dans l’État de Rakhine, 600 000 Rohingyas restent piégés par un système de lois et de politiques discriminatoires constitutives du crime d’apartheid en vertu du droit international.
Au Bangladesh, près d’un million de réfugiés rohingyas résident dans des camps gigantesques et surpeuplés. Leurs espoirs de retourner volontairement au Myanmar pour y vivre en toute sécurité semblent plus éloignés que jamais. Le commandant en chef qui a supervisé la campagne de nettoyage ethnique ayant abouti aux massacres de leurs familles et de leurs voisins a non seulement échappé à la justice, mais s’est désormais installé à la tête du pays.
Il y a eu quelques progrès vers l’établissement des responsabilités. La Gambie, l’un des plus petits pays d’Afrique, a traduit le Myanmar devant la Cour internationale de justice (CIJ) pour violation de la Convention sur le génocide de 1948 s’agissant des atrocités commises contre les Rohingyas. La Cour pénale internationale (CPI) mène une enquête limitée sur des crimes contre l’humanité présumés perpétrés au Bangladesh, afin d’identifier les responsables pour les poursuivre.
Mais dans l’ensemble, la réponse internationale aux cycles de nettoyage ethnique et de déportation forcée des Rohingyas par la Tatmadaw a été fragmentée et hésitante. Le Conseil de sécurité de l’ONU, l’organe chargé du maintien de la paix et de la sécurité internationales et dont les résolutions sont contraignantes pour les États, est resté paralysé. Au moment du coup d’État, le Conseil de Sécurité n’avait pas produit de position officielle sur le Myanmar depuis plus de trois ans.
Simultanément, les diplomates ont privilégié les tactiques à huis clos de la diplomatie discrète et du « dialogue » plutôt que des mesures fortes afin d’établir les responsabilités – une approche vaine, aggravée par une foi persistante et erronée dans la crédibilité démocratique supposée de l’ancienne dirigeante de facto, Aung San Suu Kyi.
Aucune stratégie multilatérale, claire et cohérente pour établir les responsabilités et rendre la justice n’a vu le jour à la suite des violences de 2017. En lieu et place, l’armée a maintenu son emprise sur les leviers du pouvoir politique et économique du Myanmar, avec toujours à sa tête, Min Aung Hlaing, demeurant non inquiété pour ses crimes.
Le 1er février avant l’aube, lorsque des véhicules blindés ont roulé dans les rues de la capitale, Naypyidaw, alors que l’armée détenait Aung San Suu Kyi et d’autres dirigeants élus, les gouvernements étrangers n’ont pas tardé à exprimer leur inquiétude. Leur condamnation s’est amplifiée à mesure que le nombre de morts s’accumulait parmi les manifestants en mars et avril.
Il y a eu des conséquences. Les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Union européenne (UE) et le Canada ont sanctionné les dirigeants de la junte et les grands groupes militaires, y compris ses deux principaux conglomérats, la Myanmar Economic Corporation (MEC) et Myanmar Economic Holdings Limited (MEHL). Mais l’impact des sanctions sur la trésorerie de l’armée reste insuffisant.
La France et d’autres gouvernements ont ignoré l’appel mondial à des sanctions sur les énormes revenus étrangers issus des ventes de pétrole et de gaz qui financent la junte et ses achats d’armes. Le Japon et l’Australie ont fait encore moins, n’imposant aucune sanction aux chefs ou aux entités militaires depuis février, tout en condamnant le coup d’État.
Parallèlement, l’inaction historique du Conseil de sécurité vis-à-vis du Myanmar perdure : parmi les membres permanents, la Russie et la Chine, protecteurs de longue date du Myanmar au Conseil, s’opposent à toute action de fond tandis que les membres occidentaux restent trop timorés pour repousser les limites. En conséquence, le Conseil n’a guère fait plus que de publier des déclarations appelant à libération des prisonniers politiques et à la fin de la violence.
« Qu’attendons-nous ? », a demandé un diplomate américain dans un discours prononcé lors d’une réunion du Conseil en juillet. « Plus nous tardons, plus les gens meurent. Ce Conseil manque à sa responsabilité collective de préserver la paix et la sécurité internationales. Et il manque à son devoir envers le peuple birman. »
Le Royaume-Uni, porte-plume désigné par le Conseil de sécurité pour les résolutions relatives aux Myanmar, a adopté pendant des années une approche extrêmement prudente à l’égard du pays. Depuis le coup d’État, il s’est lié les mains sous la bannière du maintien du consensus entre les membres du Conseil, privilégiant les déclarations anodines aux actions de fond. Cette stratégie n’a déjà pas permis d’obtenir une once justice pour les Rohingyas, et n’a fait que enhardir les militaires en lui donnant le sentiment qu’ils ne seront pas inquiétés.
La réticence du Royaume-Uni, des États-Unis et de la France à faire pression pour une résolution par crainte des vetos de la Chine et de la Russie a finalement trahi le mandat du Conseil de sécurité de maintenir la paix et la sécurité internationales ainsi que les millions de personnes qui risquent leur vie au Myanmar en s’opposant au coup d’État.
« Nous ferons tout notre possible pour mobiliser tous les acteurs clés et la communauté internationale afin d’exercer une pression suffisante sur le Myanmar pour que ce coup d’État échoue », avait déclaré le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, quelques jours après le coup. Huit mois plus tard, cet élan est retombé. Le Conseil de sécurité n’a pas su tirer parti du tollé international déclenché par le coup d’État et de la fenêtre de tir qu’il lui offrait pour faire une différence réelle et rapide sur le terrain.
Le peuple du Myanmar continue de protester, mais il le fait avec le sentiment d’avoir été abandonné. « Personne ne vient les aider à arrêter ces violences », a constaté le militant Khin Ohmar.
Un narratif dangereux persiste à dire qu’il existe une voie à suivre avec la Tatmadaw assise à la table des négociations. Les appels à « toutes les parties à engager le dialogue », comme l’a récemment tweeté l’ambassadeur du Royaume-Uni au Myanmar, ne riment à rien face à la cruauté de l’armée et à la répression brutale de toute opposition. Les atermoiements du Royaume-Uni et d’autres gouvernements sous prétexte d’attendre un leadership efficace de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) sont tout aussi vides. Le bloc régional a maintes fois négligé sa responsabilité d’agir en faveur de la protection des populations d’Asie du Sud-Est. Depuis la publication de son consensus en cinq points en avril dernier, l’ASEAN n’a pris aucune mesure significative pour pousser la junte à mettre fin à ses abus. Min Aung Hlaing, quant à lui, n’a même pas voulu se plier aux exigences pourtant très limitées de l’ASEAN.
En juin, face à l’inertie du Conseil de sécurité, l’Assemblée générale de l’ONU a adopté une résolution appelant les États membres à empêcher l’afflux d’armes au Myanmar. Malheureusement, le Conseil n’a pas encore donné suite à cette initiative avec un embargo mondial contraignant sur les armes.
Le Conseil des droits de l’homme a organisé une session extraordinaire à la suite du coup d’État, adoptant une résolution édulcorée dans l’intérêt de préserver un consensus. Les résolutions ultérieures ont été plus vigoureuses, mais la crise a reçu une attention réduite de la part du Conseil au cours des derniers mois.
Au cours des prochains mois, les États membres de l’ONU plancheront sur une résolution relative au Myanmar qui sera présentée à sa Troisième commission, lors de la 76e session de l’Assemblée générale, qui est en cours. Les pays chargés de drafter le texte doivent s’assurer que ce dernier condamne expressément Min Aung Hlaing et la Tatmadaw en tant que responsables de la crise actuelle, qualifie les abus commis depuis le 1er février comme étant des crimes contre l’humanité et appelle le Conseil de sécurité à faire progresser l’établissements des responsabilités au niveau international.
La résolution devrait reconnaître le coup d’État et les atrocités commises contre les Rohingyas comme des crises entrecroisées dont les auteurs sont les mêmes et qui exigent une réponse cohérente. Cela pourrait relancer la pression sur le Conseil de sécurité pour qu’il adopte une résolution instaurant un embargo mondial sur les armes et renvoyant devant la CPI les graves crimes commis par la Tatmadaw à travers le Myanmar depuis au moins 2011. Le Conseil devrait également imposer des sanctions ciblées, notamment des interdictions de voyager à l’échelle mondiale et des gels d’actifs aux dirigeants de la junte et des conglomérats appartenant à l’armée.
Pour ouper l’armée des revenus qui financent ses crimes contre l’humanité, les États-Unis, le Royaume-Uni, l’UE et d’autres gouvernements devraient travailler de concert pour renforcer les sanctions internationales. Les gouvernements devraient cibler les revenus de la junte issus du gaz, sa plus importante source de revenus en provenance de l’étranger, d’un montant d’environ un milliard de dollars par an en droits, taxes, redevances, frais et autres bénéfices. Une coordination et une mise en œuvre à grande échelle sont cruciales pour que ces mesures aient une influence efficace sur les calculs de l’armée.
La crise du Myanmar a peut-être disparu des premières pages de l’actualité internationale, mais son urgence continue de se faire ressentir à travers le pays, de manière à la fois quotidienne et catastrophique.
« Ils tentent de désintégrer la Tatmadaw », a déclaré Min Aung Hlaing, en dénonçant le Mouvement de désobéissance civile de l’opposition dans son discours du 1er août. En réalité, ce pourquoi les manifestants risquent leur vie n’est rien d’autre que le respect de leurs droits et libertés et la justice pour leurs souffrances. Mais les gouvernements concernés soutenant la lutte en faveur d’un régime démocratique civil au Myanmar doivent également reconnaître que pour atteindre de tels objectifs, il faudra retirer à la Tatmadaw le vaste contrôle qu’elle exerce dans tous les domaines de la vie au Myanmar.
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