(Tokyo) – Les entreprises japonaises devraient renoncer à un projet immobilier qui profite à l’armée du Myanmar, responsable de graves abus, ont conjointement déclaré aujourd’hui les organisations Human Rights Now, Human Rights Watch, Japan International Volunteer Center, Justice For Myanmar et Mekong Watch. Le projet Y- Complex, à Yangon, est actuellement en cours de construction sur un terrain loué aux forces armées du pays, la Tatmadaw, dont le lourd bilan en matière de violations des droits humains s’est encore aggravé depuis le coup d’État militaire du 1er février 2021.
Une des entreprises, Tokyo Tatemono, a déclaré que leur participation au projet Y-Complex était suspendue depuis le coup d’État. Cependant, les investisseurs concernés, dont la Banque japonaise pour la coopération internationale (JBIC), la Japan Overseas Infrastructure Investment Corporation for Transport and Urban Development (JOIN), la Fujita Corporation et Tokyo Tatemono, n’ont pas rendu publiques la durée de cette suspension ni les conditions de reprise des opérations.
« Le gouvernement et les entreprises japonaises n’ont pas évalué de manière appropriée le risque associé à la conduite d’affaires au Myanmar », a analysé Ryutaro Ogawa, le vice-secrétaire général de Human Rights Now. « Ils devraient admettre leurs insuffisances et agir de manière responsable, sous peine de financer l’armée. »
Le projet Y-Complex, qui comprend un centre commercial, un hôtel et un espace de bureaux, est en cours de construction sur un « terrain du musée militaire appartenant à l’armée », loué par le bureau du quartier-maître général du Myanmar, selon une copie du bail en date du 15 octobre 2013. L’accord stipule qu’à sa résiliation ou son expiration, le terrain, y compris les bâtiments et les installations construits dessus, doit être transféré au « bailleur ». Par conséquent, les entreprises qui investissent dans le projet Y-Complex risquent de créer des actifs immobiliers durables pour l’armée, qui peuvent continuer à générer des revenus après la résiliation du bail. Le 22 juin 2020, un porte-parole des forces armées birmanes avait confirmé que la Tatmadaw était propriétaire du terrain et que le ministère de la Défense percevait des loyers pour le développement du projet immobilier.
Le 5 mars 2021, en réponse à une demande de Mekong Watch, la JBIC a déclaré que le ministère de la Défense du Myanmar avait collecté tous les paiements pour la location du terrain. Elle a également affirmé que les loyers étaient finalement inclus dans le budget gouvernemental, en vertu de la loi budgétaire nationale, sans divulguer la raison de cette décision. La JBIC a déclaré qu’elle se coordonnait avec les entités commerciales impliquées ainsi qu’avec l’ambassade du Japon au Myanmar pour confirmer ces détails avec le gouvernement du Myanmar, après que des « parties prenantes » extérieures eurent exprimé leurs préoccupations ; mais elle ne l’a pas encore fait publiquement.
« Même avant le coup d’État, nous faisions part au gouvernement et aux entreprises japonais de préoccupations relatives aux dangers que pose l’afflux d’argent à l’armée, mais aucune des mesures nécessaires n’a été prise », a constaté Yuka Kiguchi, la directrice exécutive de Mekong Watch. « Nous condamnons vigoureusement le fait que des fonds publics japonais se soient probablement retrouvés aux mains de la Tatmadaw. »
En vertu de la Constitution du Myanmar de 2008, adoptée sous le régime militaire, le ministère de la Défense dépend de l’armée et l’armée est indépendante du gouvernement démocratiquement élu. En vertu de l’article 20 (b) de la Constitution, « les services de défense ont le droit d’administrer et de juger de manière indépendante toutes les affaires des forces armées ». En vertu de l’article 232 (b) (ii), le ministre de la Défense, choisi parmi des militaires, est nommé par le commandant en chef. D’autres lois empêchent en outre tout examen ou détermination des responsabilités pour les loyers payés pour le complexe immobilier Y-Complex. Ainsi, selon l’article 39 de la loi générale sur l’auditeur de l’Union, le ministère de la Défense est exempt de tout audit, de sorte que les loyers qui lui sont versés pour la location de terrains ne font l’objet d’aucun contrôle gouvernemental.
Les exactions commises par l’armée, qui est de longue date impliquée dans des crimes contre l’humanité commis dans l’État de Rakhine et dans d’autres crimes internationaux graves dans les zones majoritairement peuplées par les minorités ethniques du Myanmar, se sont intensifiées depuis le coup d’État. L’Association d’assistance aux prisonniers politiques (AAPP) a indiqué que, au 12 juillet 2021, les forces de sécurité avaient tué plus de 900 personnes et les autorités arrêté, inculpé ou condamné plus de 5 200 autres. L’armée a également intensifié ses opérations dans les zones ethniques, en se livrant à des frappes aériennes et à des attaques terrestres menées aveuglément, touchant écoles, villages et lieux de culte, parmi d’autres structures civiles.
« Les entreprises et le gouvernement japonais savaient qu’ils avaient affaire à une armée responsable d’innombrables atrocités depuis de nombreuses années, et non à un ministère de la Défense placé sous tutelle civile », a souligné Teppei Kasai, le responsable du programme Asie à Human Rights Watch. « Ils devraient faire clairement connaître leur intention de ne pas reprendre de projets commerciaux avec la Tatmadaw. »
Dans une déclaration conjointe adressée le 17 février 2021 au Groupe de travail des Nations Unies sur la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises, les cinq organisations ont demandé l’ouverture d’une enquête pour déterminer si le projet Y-Complex finance l’armée du Myanmar. Au moment de la soumission conjointe, aucune des entreprises japonaises concernées n’avait fait preuve de diligence raisonnable en matière de droits humains, comme l’exigent les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme.
« Il est déplorable que les entreprises impliquées n’aient pas clarifié le statut du projet Y-Complex à la suite de la tentative de coup d’État au Myanmar et de la campagne de terreur croissante menée par l’armée », a estimé Yadanar Maung, la porte-parole de Justice For Myanmar. « Il n’y a aucune justification au fait de louer des terres au bureau du quartier-maître général, celui-là même qui achète l’arsenal que l’armée utilise pour commettre des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Le gouvernement et les entreprises japonais doivent mettre fin à leur complicité dans les atrocités de l’armée birmane. »
Les Principes directeurs des Nations Unies stipulent que « les États devraient prendre des mesures plus rigoureuses pour exercer une protection contre les violations des droits de l’homme commises par des entreprises qui leur appartiennent ou sont contrôlées par eux,
ou qui reçoivent un soutien et des services conséquents d’organismes publics ». Le 12 mai 2021, le Groupe de travail des Nations Unies sur les entreprises et les droits de l’homme et le Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme au Myanmar ont appelé les entreprises à « assumer leurs responsabilités en matière de droits de l’homme et à faire pression sur le conseil militaire pour qu’il mette fin aux graves violations », tout en ajoutant que les entreprises devraient agir conformément aux Principes directeurs pour « éviter de contribuer aux violations des droits humains ou devenir complices de crimes si elles continuent à opérer au Myanmar ».
Le 16 octobre 2020, le gouvernement japonais a annoncé un plan d’action national quinquennal sur les entreprises et les droits humains, déclarant qu’il « souhaite contribuer à la promotion et à la protection à la fois des droits des personnes susceptibles d’être affectées par les activités des entreprises et des droits humains pour la société dans son ensemble, y compris la communauté internationale. »
« Le gouvernement et les entreprises japonais devraient prendre au sérieux les droits humains et suivre les engagements énoncés dans le plan d’action national ainsi que leurs directives internes de manière responsable et proactive », a conclu Naoko Watanabe, la responsable du Groupe de programmes à l’étranger chez Japan International Volunteer Center. « Dans le cas contraire, ils risquent non seulement d’enrichir l’armée birmane, mais aussi de nuire davantage à leur propre réputation. »
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