Le Conseil d’administration du Fonds monétaire international (FMI) devrait veiller à ce qu’un prêt sur trois ans demandé par le Cameroun soit utilisé conformément aux obligations de ce pays en matière de droits humains et ne fasse pas l’objet de détournement de fonds, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch. Le FMI devrait exiger du gouvernement camerounais qu’il rende ses dépenses totalement transparentes, procède à un audit indépendant et exhaustif de ses dépenses relatives à la lutte contre le Covid-19 et fasse traduire en justice tout individu coupable de corruption.
« Le conseil d’administration du FMI s’apprête à mettre aux voix son troisième prêt au Cameroun depuis le début de la pandémie sur fond de scandale de corruption lié au Covid-19 et de crise violente qui secoue les régions anglophones du pays, avec un impact dévastateur sur le droit à la santé des populations », a déclaré Sarah Saadoun, chercheuse senior auprès de la division Entreprises et droits humains de Human Rights Watch. « Lorsque une aide grandement nécessaire est gaspillée ou détournée, il serait irresponsable de la part du FMI d’approuver un autre prêt sans garanties afin de s’assurer que l’argent aille là où il est supposé aller. »
Le 27 mai 2021, le FMI a annoncé avoir conclu un accord au niveau des services pour ce prêt « afin d’atténuer les conséquences de la pandémie », entre autres objectifs. Le FMI n’a pas précisé le montant ni détaillé de mesures concrètes pour lutter contre la corruption, si ce n’est que « l’application efficace du cadre juridique anticorruption sera également essentielle ».
En réponse à la pandémie, le FMI avait précédemment décaissé au Cameroun deux prêts d’urgence d’un montant total de 382 millions de dollars. Bien que le gouvernement se soit spécifiquement engagé envers le FMI à utiliser ces fonds de manière transparente et responsable, les dépenses liées à la lutte contre le Covid-19 ont été entachées d’opacité et d’allégations crédibles de gabegie et de corruption généralisées.
Le 19 mai, les médias camerounais ont publié le résumé d’un audit effectué par un organe d’enquête de la Cour suprême camerounaise, la Chambre des comptes, qui révèle l’ampleur de la corruption et de la mauvaise gestion, estimées à un montant de 180 milliards de francs CFA (environ 333 millions de dollars) de dépenses en réponse au Covid-19 jusqu’au 31 décembre 2020. La Chambre des comptes a recommandé « d’engager 10 procédures judiciaires concernant des situations qui violent probablement le droit pénal ».
S’appuyant sur ces conclusions, ainsi que sur les principaux scandales de corruption, dont un lié au projet de Coupe d’Afrique des Nations (CAN), qui ont entaché un précédent programme de prêt du FMI et pour lequel aucune responsabilité n’a été établie, 20 éminentes femmes camerounaises ont exhorté le Conseil d’administration du FMI de ne pas approuver de financement supplémentaire tant que le gouvernement n’a pas fait preuve de transparence au sujet des prêts antérieurs du FMI ni établi les responsabilités dans les affaires de corruption.
L’audit a révélé « de nombreux abus » dans l’utilisation des fonds. Par exemple, il a constaté qu’une seule entreprise, Mediline Medical Cameroun, s’était vu attribuer un « quasi-monopole » sur les marchés publics pour les équipements de protection individuelle (EPI), les tests de dépistage du Covid-19 et d’autres articles médicaux, en dépit de son inactivité dans le pays avant la pandémie.
Les médias locaux l’ont désignée comme étant une filiale de Mediline Medical Korea, basée en Corée du Sud, mais cette société a déclaré à Human Rights Watch qu’elle « n’avait pas de filiale ou de société d’investissement à l’intérieur ou à l’extérieur du pays ». Un communiqué de presse en date du 1er juin de Mediline Medical Cameroun en réponse au rapport d’audit était signé par Sangki Yi, en sa qualité de président du conseil d’administration. Human Rights Watch n’a pu trouver aucun moyen de le contacter, lui ou son entreprise. Un document du gouvernement camerounais identifie Sunguk Yoon comme étant le seul propriétaire réel de la société. Human Rights Watch lui a écrit sur LinkedIn, seul moyen de le joindre que nous avons pu trouver, mais n’a reçu aucune réponse.
L’audit a établi que Mediline Medical Cameroun surfacturait ses produits, livrait un matériel défectueux ou incorrect, et que ses commandes manquaient de la documentation adéquate pour permettre le suivi et la confirmation des livraisons. Les autorités n’ont pas été en mesure de répondre des produits qu’elles avaient apparemment reçus, dont 610 000 tests de dépistage du Covid-19. L’audit a également révélé que le gouvernement avait acheté 16 ambulances à Mediline Medical Cameroun et à une autre société pour un montant de 880 millions de francs CFA (environ 1,6 million de dollars), mais qu’aucune n’avait été livrée au 31 décembre 2020.
Human Rights Watch s’est entretenu avec les personnels de santé et administratif des hôpitaux de tout le pays, y compris dans les deux régions anglophones où la violence a gravement perturbé l’accès aux soins de santé. Les personnes interrogées ont déclaré n’avoir reçu que peu ou pas de fonds ou d’équipements supplémentaires au cours de la période sur laquelle portait l’audit pour les aider à combattre la pandémie.
Un médecin a déclaré que son hôpital n’avait initialement reçu que 12 masques, 20 boîtes de gants et quatre tenues de protection intégrales pour une cinquantaine de personnels et qu’une infirmière d’un hôpital voisin était décédée du Covid-19 en juin 2020. Ce n’est qu’au début du mois d’août que les 10 établissements de santé de son district ont reçu un total de 10 millions de FCA (environ 17 000 $), permettant à son hôpital d’acheter des EPI. Cependant, lorsque Human Rights Watch s’est entretenu avec lui en septembre, ce médecin a déclaré que l’hôpital manquait toujours d’équipements de protection suffisants pour la plupart de ses personnels et ne disposait pas d’ambulance.
Le communiqué de Mediline Medical Cameroun en date du 1er juin rejette ces allégations, qu’elle met sur le compte d’une « campagne de désinformation ». Il y est indiqué qu’en janvier, la société a livré 1,9 million des trois millions de tests achetés par le gouvernement, pour lesquels elle a été payée 24,5 milliards de francs CFA (environ 45 millions de dollars) et qu’elle doit toujours 8,5 milliards de francs CFA (environ 15 millions de dollars).
Mediline Medical Cameroun assure que les prix « sont conformes à la réglementation », bien que les montants cités confirment les conclusions de l’audit selon lesquelles le gouvernement a payé 17 500 CFA (soit 32 dollars) par test, nettement plus cher que les tests concurrents. La société a également assuré être toujours en train de négocier l’achat de 17 ambulances pour un montant de 8,5 milliards de francs CFA (environ 15 millions de dollars), citant les défis posés par la pandémie.
L’audit a révélé que le gouvernement a réquisitionné 32 hôtels pour 1 028 personnes qui devaient être placées en quarantaine, mais qu’il n’a pas remboursé près de 200 millions de francs CFA (environ 370 000 de dollars) de dépenses engagées par les hôtels, aggravant leur détresse financière provoquée par la pandémie.
Human Rights Watch s’est entretenu avec plusieurs personnes ayant travaillé dans ces hôtels entre novembre et décembre, qui ont déclaré que leur salaire avait été réduit en partie parce que le gouvernement n’avait pas entièrement réglé ces factures. La responsable événementielle d’un hôtel de Douala a déclaré avoir dû demander à son frère si ses deux enfants pouvaient rester avec lui en raison d’une baisse de son salaire et de ses difficultés à subvenir à leurs besoins. Human Rights Watch a contacté le ministère de la Santé à ce sujet en février, mais n’a reçu aucune réponse de sa part.
Ces irrégularités auraient pu être identifiées et rectifiées si le gouvernement avait tenu son engagement envers le FMI au sujet de la publication en temps opportun de ses dépenses. Pourtant, le Fonds a approuvé un deuxième prêt d’urgence en octobre et semble maintenant sur le point d’approuver un troisième programme encore plus vaste, sans remédier à ce manque fondamental de transparence, malgré de graves allégations de gabegie et de corruption.
Le FMI a demandé au gouvernement de rendre publiques certaines informations relatives aux marchés attribués, y compris les noms de tous les propriétaires réels des entreprises concernées avant d’attribuer le deuxième prêt. Cependant, cette publication n’est accessible à partir d’aucun site Web gouvernemental, elle n’a pas été mise à jour depuis l’approbation de ce prêt et la qualité des informations fournies est insuffisante. Par exemple, ce document désigne Sunguk Yoon comme le bénéficiaire effectif de Mediline Medical Cameroun, là où les médias le désignent comme coordinateur de projet.
Les autorités camerounaises n’ont pas encore commandé ni rendu public d’audit indépendant des dépenses relatives à la lutte contre le Covid-19, bien qu’elles aient promis au FMI de le faire d’ici la fin de l’exercice budgétaire le 31 décembre. En février, les médias ont rapporté que le ministère des Finances avait lancé un appel d’offres pour un audit indépendant et en mars, le Fonds a déclaré à Human Rights Watch que le gouvernement avait transmis à son personnel les termes de référence d’un audit indépendant, sans qu’il soit clair qu’un cabinet ait été embauché.
L’audit de la Chambre des comptes est important, bien qu’il n’examine que les dépenses de deux des 10 ministères ayant reçu des fonds pour lutter contre le Covid-19 et que le gouvernement n’ait pas divulgué ses conclusions, qui ont été publiées par des journalistes sur les réseaux sociaux. Il ne remplace pas un audit indépendant complet.
Entre le 29 mars et le 8 avril, le Secrétaire général de la présidence, Ferdinand Ngoh Ngoh, a adressé une série de lettres au nom du président Paul Biya à divers ministères concernant l’enquête et la restructuration des dépenses liées à la lutte contre le Covid-19. Une décision manifestement motivée par la pression exercée sur le gouvernement dans le cadre des négociations du prêt avec le FMI. Une lettre a ordonné au ministère de la Justice d’engager des poursuites contre les individus identifiés dans l’audit de la Chambre des comptes. Une déclaration séparée en date du 28 mai, qui faisait référence à l’audit, indiquait que des enquêtes judiciaires étaient en cours devant un tribunal pénal spécial.
Bien que ces enquêtes soient utiles, les événements récents laissent entrevoir les graves difficultés rencontrées pour établir les responsabilités en matière de corruption. Entre le 7 et le 9 juin, les bureaux de plusieurs branches du gouvernement, notamment l’administration fiscale et la National Business Association, ont été cambriolées, bien qu’ils se trouvent dans des bâtiments particulièrement bien gardés. Citant une source confidentielle, des médias ont révélé que « des tonnes de documents » avaient été volés, compliquant peut-être la tâche du ministère de la Justice dans le cadre de ses enquêtes. Le 15 juin, la police a annoncé l’arrestation d’un individu en lien avec le cambriolage de la Direction générale des impôts et diffusé une vidéo du suspect, dans laquelle celui-ci affirme avoir agi seul.
« L’attention portée par le FMI à la corruption a encouragé les responsables camerounais à faire des premiers pas en matière de transparence et d’établissement des responsabilités », a conclu Sarah Saadoun. « Mais face aux preuves de mauvaise gestion et de corruption généralisées, ces efforts sont insuffisants et le FMI devrait se montrer bien plus exigeant. »
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