(Nairobi) - Les récentes directives du président camerounais Paul Biya visant à améliorer la surveillance et à enquêter sur les détournements de fonds du programme Covid-19 devraient être assorties de garanties supplémentaires, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. L’appel à une meilleure surveillance de ces fonds a apparemment été incité par les négociations menées par le gouvernement en vue d’obtenir un nouveau prêt pluriannuel du Fonds monétaire international (FMI).
« La volonté soudaine de rendre compte de l’argent versé au titre du programme de lutte contre le Covid-19 est un signe positif qui montre que le FMI et le gouvernement camerounais accordent une plus grande attention à la transparence et à la responsabilité, au moment où ils négocient le troisième prêt depuis le début de la pandémie », a déclaré Sarah Saadoun, chercheuse senior auprès de la division Entreprises et droits humains à Human Rights Watch. « Mais si les audits et les enquêtes ne sont ni indépendants ni crédibles, le FMI risque de se laisser prendre au jeu qui consiste à simplement cocher des cases ».
Entre le 29 mars et le 8 avril 2021, le Secrétaire général de la présidence de la République du Cameroun, Ferdinand Ngoh Ngoh, a envoyé une série de lettres au nom du président Biya, contenant des directives relatives aux fonds reçus pour lutter contre le Covid-19. Une lettre du 29 mars demandait au Contrôle supérieur de l’État du Cameroun (CONSUPE), l’institution chargée de contrôler la gestion des fonds publics, d’accélérer son audit des dépenses liées à la lutte contre le Covid-19, afin de « [faciliter] la conclusion avec le FMI d’un nouveau programme économique et financier ».
Le 6 avril, Ngoh Ngoh a envoyé au ministère de la Justice une copie d’un rapport sur les dépenses liées à la lutte contre le Covid-19, préparé par la Chambre des comptes, un organisme d’enquête siégeant auprès de la Cour suprême, et lui a demandé d’ouvrir une « enquête judiciaire » contre les auteurs et complices des cas de malversations financières relatives aux fonds de lutte contre le Covid-19.
Trois jours plus tard, les médias ont republié une lettre non datée de Ngoh Ngoh au Premier ministre, demandant un compte rendu détaillé sur les fonds alloués à la riposte contre la pandémie, qui s’élèvent à 180 milliards de francs CFA (environ 330 millions de dollars US). Dans une autre lettre datée du 8 avril, Ferdinand Ngoh Ngoh a annoncé la création d’un nouveau groupe de travail chargé de superviser les futures dépenses liées à la lutte contre le Covid-19 et que lui-même gérerait le « Fonds spécial de solidarité nationale » créé au début de la pandémie.
Ces instructions semblent être directement liées aux négociations en cours du Cameroun pour un programme de prêt pluriannuel avec le FMI. Depuis le début de la pandémie, le FMI a approuvé deux prêts d’urgence au pays pour un montant total de 382 millions de dollars US (environ 208 milliards de francs CFA). Le gouvernement a promis au FMI d’utiliser les fonds de manière transparente, notamment en publiant des rapports semestriels sur les dépenses liées à la lutte contre le Covid-19, en commandant un audit indépendant et en publiant les noms des entreprises ayant obtenu des contrats d’approvisionnement et leurs propriétaires réels (ou effectifs). La disposition relative à la propriété effective est nouvelle et novatrice, car le fait de dissimuler la propriété réelle des entreprises favorise la corruption dans le monde entier.
Cependant, le gouvernement n’a pas encore publié d’informations détaillées qui permettraient un contrôle public significatif de ses dépenses. Par ailleurs, les autorités restent silencieuses quant à l’utilisation par le gouvernement d’un Fonds de solidarité pour la santé auquel tous les établissements de santé ont contribué en versant 10 % de leurs recettes depuis 1993. Ce fonds est censé servir de réserve pour les urgences de santé publique telles que la pandémie de Covid-19.
En juillet, le ministère de la Santé, qui aurait reçu 45,6 milliards de francs CFA (82 millions de dollars US) de fonds publics supplémentaires pour répondre à l’urgence de la pandémie, a publié une déclaration de deux pages ne donnant qu’une description vague de la manière dont les fonds ont été dépensés. Le ministre de la Santé publique, Manaouda Malachie, a récemment été accusé par un membre d’un parti d’opposition de détournement de fonds. Manaouda Malachie a nié toute malversation : « J’ai les mains propres et la conscience tranquille », a-t-il déclaré.
Le 8 avril, Manouada Malachie a suspendu deux fonctionnaires du ministère de la Santé pour de prétendus « faits de corruption et de rançonnement des usagers du service public », bien qu’il ne soit pas établi que ces allégations soient liées aux fonds dédiés à la lutte contre le Covid-19. Le 12 avril, le ministère de la Santé a envoyé une lettre à 10 hauts fonctionnaires leur demandant de rembourser un trop perçu correspondant à un prélèvement de 11 % sur des primes qu’ils avaient reçues.
En octobre 2020, les autorités ont répertorié le nom et certaines informations concernant des bénéficiaires effectifs d’entreprises ayant obtenu des marchés publics, une condition nécessaire à l’obtention du deuxième prêt du FMI. L’information n’a toutefois pas été largement diffusée, n’ayant été liée qu’à un document de prêt du FMI et n’ayant pas été publiée sur le site Internet du gouvernement.
En juillet 2020, le Premier ministre camerounais avait chargé la Chambre des comptes, un organe de la Cour suprême, d’enquêter sur les dépenses liées à la pandémie. La lettre du 6 avril demandant au ministère de la Justice d’ouvrir une enquête judiciaire mentionne une copie d’un rapport de la Chambre des comptes, mais ce rapport ne semble pas avoir été rendu public.
Bien que l’accélération de l’audit du CONSUPE et l’ouverture d’une enquête judiciaire soient des étapes importantes vers une plus grande responsabilité dans la gestion des fonds alloués à la lutte contre le Covid-19, le manque de transparence et d’indépendance des agences gouvernementales au Cameroun pose un problème important de crédibilité de ces processus et de respect des procédures.
Les bureaux du CONSUPE et du ministère de la Justice sont tous deux situés au siège de la présidence. Ces deux institutions sont dirigées par des personnes nommées par le président et qui peuvent être révoquées à tout moment. Akere Muna, avocat camerounais et ancien vice-président de Transparency International, a déclaré à Human Rights Watch qu’il était préoccupé par l’ingérence politique dans le travail de ces personnes. « Vous ne pouvez pas vous attendre à ce que des poissons achètent des hameçons », a-t-il déclaré.
Les enquêtes ou les poursuites anticorruption motivées par des raisons politiques, qui violent le droit à une procédure régulière et sont perçues comme visant l’opposition politique, constituent un autre problème au Cameroun. En 2006, le gouvernement a lancé l’opération « Epervier », qui a conduit à l’arrestation de nombreux hauts fonctionnaires, dont plusieurs ministres et dirigeants d’entreprises publiques. Plusieurs activistes anti-corruption ont critiqué l’opération, affirmant qu’elle ciblait certaines personnes et avait pour but de mettre sur la touche des prétendants politiques et de régler des comptes en les accusant de corruption.
L’audit du CONSUPE ne répond pas à la promesse du gouvernement au FMI de réaliser un audit indépendant des fonds qui ont été alloués, a déclaré Human Rights Watch. En février, le gouvernement a lancé un appel d’offres pour un audit indépendant, mais il n’est pas clair que le programme du FMI soit subordonné au bon déroulement de ce dernier.
De même, la nouvelle task force et la nomination de Ngoh Ngoh pour gérer le Fonds spécial de solidarité nationale Covid-19 ne répondent pas au manque fondamental de transparence sur les dépenses. En outre, la gestion passée de Ngoh Ngoh a été sujette à controverse après que ce dernier a dirigé le projet de la Coupe d’Afrique des Nations (AFCON), qui s’est soldé par le retrait des droits du pays d’accueillir les matchs de football en raison de projets de construction inachevés, eux-mêmes visés par des allégations de corruption.
En outre, la récente multiplication de directives anti-corruption coïncide avec des signes alarmants indiquant que le Cameroun fait marche arrière sur ses engagements en matière de transparence : le 1er avril, l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE), un groupe international qui s’efforce de mettre fin à la corruption et à la mauvaise gestion liées aux ressources naturelles, a suspendu le Cameroun pour ne pas avoir publié de rapport sur ses revenus extractifs de 2018. Ces rapports, que les gouvernements sont censés publier régulièrement, sont au cœur des efforts de l’ITIE pour améliorer la responsabilité concernant les revenus tirés des ressources naturelles.
Le Cameroun est l’économie la plus importante de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC), mais plus d’un tiers des Camerounais – 8 millions de personnes – vivent sous le seuil de pauvreté, selon une enquête de 2014 auprès des ménages , qui constitue le recueil des données les plus récentes. L’économie camerounaise a durement été touchée par la pandémie, qui a aggravé les pressions découlant de l’effondrement des prix du pétrole et de la violence dans les régions de l’Extrême-Nord et anglophones.
L’aide du FMI est cruciale pour soutenir ceux dont les moyens de subsistance ont été affectés par la pandémie, notamment les quelques 90 % de personnes employées dans le secteur informel. Mais une gouvernance transparente et responsable est essentielle à la réussite du programme. À cette fin, avant d’approuver un troisième prêt, le FMI devrait insister auprès du gouvernement camerounais pour qu’il prenne les mesures suivantes
- Publier le rapport d’enquête de la Chambre des comptes sur les dépenses liées à la lutte contre le Covid-19 ;
- Prendre des mesures concrètes pour garantir l’indépendance des enquêtes judiciaires ;
- Engager un auditeur indépendant et faire de la publication de son rapport, à l’avenir, une étape du programme ;
- S’engager à prendre des mesures spécifiques de prévention de la corruption, notamment une gestion transparente et fondée sur des règles fermes du Fonds de solidarité pour la santé, et améliorer l’accessibilité et la qualité de l’information sur les marchés publics.
« Le gouvernement qui s’empresse de satisfaire aux exigences du FMI en matière de lutte contre la corruption est aussi celui qui a été suspendu par l’EITI pour manque de transparence », a déclaré Sarah Saadoun. « Le FMI devrait prendre au sérieux l’opportunité que représente un nouveau programme de prêt pluriannuel pour faire pression en faveur de réformes profondes de la gouvernance qui amélioreront la transparence et la responsabilité du Cameroun pendant et après cette pandémie ».
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