(Guatemala City, le 12 novembre 2017) – Le Guatemala risque de faire marche arrière sur les remarquables progrès réalisés pour traduire en justice les personnes impliquées dans des affaires de corruption et divers abus si les plus hautes juridictions du pays ne mettent pas un terme aux retards démesurés qui empêchent d’influents suspects de faire l’objet d’un procès, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui.
Le rapport de 56 pages, intitulé « Running Out the Clock: How Guatemala’s Judiciary Could Doom the Fight against Impunity » (« Le temps s’écoule : Comment le système judiciaire guatémaltèque compromet la lutte contre l’impunité ») décrit les retards répétés et injustifiables caractérisant plusieurs affaires pénales présentées devant la Commission internationale contre l'impunité au Guatemala (CICIG) et le bureau du procureur général.
« La lutte contre l’impunité au Guatemala atteint un tournant », a déclaré Daniel Wilkinson, directeur adjoint de la division Amériques de Human Rights Watch. « Après avoir survécu aux intenses efforts déployés par le président et le congrès pour saboter son travail, la commission soutenue par les Nations Unies pour enquêter sur la corruption et les mauvais traitements doit maintenant faire face à un pouvoir judiciaire dont les manquements pourraient éviter aux principales affaires de se retrouver devant un tribunal. »
En août 2017, le président Jimmy Morales a ordonné l’expulsion du commissaire de la CICIG, Iván Velásquez. En septembre, le congrès a tenté de vider de leur substance les lois utilisées par la CICIG et le bureau du procureur général pour instruire des affaires de corruption et d’abus de pouvoir. La Cour constitutionnelle a suspendu ces démarches après que des dizaines de milliers de Guatémaltèques sont descendus dans la rue pour manifester et après le dépôt d’un recours par le médiateur des droits humains.
Depuis que la CICIG a commencé son travail en 2007, le Guatemala a fait d’énormes progrès pour rendre des comptes en matière d’abus de pouvoir. L’avancée la plus spectaculaire a eu lieu en 2015, lorsque les efforts conjoints de la CICIG et de procureurs locaux ont mis au jour de multiples affaires de corruption impliquant des officiels dans les trois pouvoirs du gouvernement, provoquant ainsi la démission et l’arrestation du président de l’époque, Otto Pérez Molina.
Toutefois, plus de deux ans après, ces poursuites sont venues s’ajouter à une liste de plus en plus longue d’affaires contre d’influents suspects marquées par l’enlisement des poursuites pénales dans des procédures préliminaires, certaines d’entre elles depuis plus de cinq ans.
Human Rights Watch a examiné en détail les actions en justice menées dans huit affaires très médiatisées et a interviewé des dizaines de juges, de procureurs, d’avocats et d’enquêteurs de la CICIG travaillant sur ces dossiers. L’organisation a constaté qu’ils comportaient des caractéristiques communes : les avocats de la défense parviennent à provoquer des retards prolongés par des recours répétés et souvent injustifiés contre des décisions judiciaires et des demandes de récusation des juges.
La législation guatémaltèque fixe des limites claires quant au temps imparti pour statuer sur ces recours, mais les juridictions ne parviennent jamais à s’y plier.
Dans une affaire, une ancienne directrice de la police nationale et ancienne vice-ministre de l’Intérieur a été accusée en 2012 d’avoir ordonné l’exécution de potentiels criminels. Cinq ans et demi plus tard, le procès n’a toujours pas commencé. Il a été ralenti pendant plus de trois ans à cause de demandes répétées de récusation, toujours à l’encontre du même juge, employant des arguments qui ont déjà été rejetés. Les cours d’appel ne sont pas parvenues à respecter les échéances applicables.
Ce problème ne concerne pas seulement les affaires de la CICIG, mais aussi d’autres personnes traduites en justice par des procureurs locaux sans aide de la commission, notamment l’ancien dictateur Efraín Rios Montt, poursuivi pour génocide. Ce n’est pas pour autant une question récente. Des affaires relatives à des atrocités en matière de droits humains ont déjà fait l’objet de contretemps similaires par le passé.
Le mandat de la CICIG pour intervenir au Guatemala s’achève en septembre 2019, et celui de la procureure général Thelma Aldana en mai 2018.
« Si les suspects arrivent à retarder les procès jusqu’à la fin du mandat de la commission – ou même seulement jusqu’à la fin de celui de la procureure générale –, les tentatives de traduire en justice les responsables pourraient échouer, et la corruption et de l’impunité se révéler plus fortes que jamais dans le pays », a expliqué Daniel Wilkinson.
De manière générale, les tribunaux ne parviennent pas à respecter les échéances prévues par la législation pour statuer sur les recours. Ceux qui devraient être réglés en un mois le sont souvent en 6 à 12 mois. D’immenses retards dus à la bureaucratie aggravent encore les conséquences de délais non tenus. Les juges omettent régulièrement de reprogrammer rapidement des procès qui ont été suspendus ou reportés à cause de recours ou d’autres interruptions, liées par exemple à l’absence d’avocats de la défense aux audiences.
Selon Human Rights Watch, les tribunaux ont la possibilité – qu’ils n’utilisent pas – d’éviter la majeure partie des retards sans porter atteinte aux droits des suspects. Les juges peuvent refuser des appels non fondés et les juridictions continuer les poursuites tant que les recours sont pendants – à condition qu’il n’y ait pas de risque de dommages irréparables. Or, cette possibilité n’est que rarement employée.
La Cour suprême du Guatemala compte parmi les principaux responsables de cette situation. Dans deux affaires de 2015, il lui a fallu neuf mois pour traiter des recours qui auraient dû l’être en un mois. La Cour n’est pas non plus parvenue à exercer son autorité en garantissant que les juges des juridictions inférieures respectent les échéances légales.
La Cour constitutionnelle a joué un rôle décisif en 2017 pour protéger la CICIG des tentatives de Jimmy Morales et du congrès de saboter son travail. Mais elle a aussi été à l’origine de certains des plus longs retards. L’un des recours présentés dans le rapport a été traité en 18 mois et un autre en presque 22 mois.
« En travaillant avec la CICIG au cours des dernières années, le bureau du procureur général est devenu une institution crédible, capable de poursuivre des fonctionnaires corrompus et de puissantes mafias autrefois considérées comme intouchables, a conclu Daniel Wilkinson. Toutefois, si le Guatemala veut faire de réels progrès dans la lutte contre l’impunité, il doit effectuer plus d’enquêtes et d’arrestations. Le pays a également besoin de tribunaux capables de mener des procès à leur terme. »
Affaires présentées dans le rapport :
- Affaire des officiers militaires corrompus : Huit anciens fonctionnaires du ministère de la Défense ont été accusés en 2009 d’avoir détourné plus de 60 millions d’euros de fonds publics. Huit ans plus tard, leur procès n’a toujours pas commencé. Quasiment aucune des juridictions intervenant dans l’affaire n’a respecté les délais applicables. Même la Cour constitutionnelle a mis 18 mois à se prononcer sur un recours.
- Affaire Blanco Lapola : Une ancienne directrice de la police nationale et ancienne vice‑ministre de l’Intérieur a été accusée en 2012 d’avoir ordonné l’exécution de potentiels criminels. Cinq ans et demi plus tard, son procès n’a toujours pas commencé. Il a été ralenti pendant plus de trois ans à cause de demandes répétées de récusation, toujours à l’encontre du même juge, employant des arguments qui ont déjà été rejetés. Les cours d’appel ne sont pas parvenues à respecter les échéances applicables.
- Affaire La Línea : L’ancien président Otto Pérez Molina et l’ancienne vice-présidente Roxana Baldetti ont été accusés, avec 28 autres fonctionnaires, d’avoir mis en place un système permettant d’escroquer les autorités douanières en collectant des pots-de-vin au lieu de droits de douane. Plus de deux ans après, leur procès n’a toujours pas commencé. Il a été ralenti pendant environ un an et demi à cause de retards pris pour programmer rapidement d’autres audiences, après plusieurs interruptions dues notamment à l’absence des accusés ou de leurs avocats au tribunal.
- Affaire liée à l’impunité d’un cabinet d’avocats : Un juge a été accusé d’avoir reçu un pot‑de‑vin en échange de la libération conditionnelle, plutôt que de la détention provisoire, de trois suspects arrêtés dans l’affaire La Línea. Plus de deux ans après, le procès n’a toujours pas commencé. Des demandes de révocation ont retardé l’affaire pendant plus d’un an.
- Affaires des emplois fictifs : Un ancien président du congrès a été accusé d’avoir embauché des personnes qui n’ont jamais travaillé pour cette institution et d’avoir personnellement empoché leurs salaires. Plus de deux ans après, le procès n’a toujours pas commencé. Des retards dus au rejet d’une demande de révocation présentée par un accusé ont ralenti l’affaire pendant presque 15 mois.
- Affaire du génocide : L’ancien dictateur Efraín Rios Montt a été accusé en 2012 de génocide pour le massacre de communautés mayas au début des années 1980. Il a été reconnu coupable en 2013 mais la Cour constitutionnelle a cassé le jugement et exigé la tenue d’un autre procès. Après un retard de plus de deux ans, en grande partie dû à la lente programmation de nouvelles audiences, un tribunal a jugé en 2015 que la détérioration de la santé mentale d’Efraín Rios Montt ne lui permettait pas d’assister à un procès normal, et a ordonné qu’il soit plutôt soumis à des procédures particulières excluant qu’il puisse être reconnu coupable. Après plus de deux ans de retard, dont un imputable au non-respect d’une échéance par la Cour constitutionnelle, le procès n’a commencé qu’en octobre.
- Affaire Myrna Mack : Trois anciens membres du renseignement militaire ont été accusés en 1996 d’avoir assassiné en 1990 l’anthropologue Myrna Mack Chang. L’un des suspects a été condamné et les deux autres ont été acquittés en 2002, 11 ans après avoir été inculpés. Plusieurs fois, dans au moins 12 recours constitutionnels et dans les autres nombreux recours et demandes de récusation déposés, les tribunaux ne sont pas parvenus à respecter les délais.
- Affaire Dos Erres : En 1999 et 2000, 17 soldats ont été accusés d’avoir commis un massacre en 1982. Cinq d’entre eux ont été condamnés en 2011 et 2012, 12 ans après les premières arrestations. Les tribunaux ont mis plus de trois ans pour statuer sur cinq recours constitutionnels.
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— HRW en français (@hrw_fr) 13 novembre 2017