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L’état d’urgence en France : la « nouvelle norme »

Publié dans: Just Security

Le dernier renouvellement la loi relative à l’état d’urgence en France a eu peu d’écho dans les unes des journaux étrangers, à l’exception peut-être de la Turquie, où le Président Recep Tayyip Erdogan, qui vient tout juste de mettre en place son propre état d’urgence, s’est peut-être réjoui de voir le grand défenseur de la liberté, de l’égalité et de la fraternité suspendre de nouveau les droits les plus fondamentaux au nom de la sécurité.

Mais les pays européens, ébranlés par une nouvelle vague d’attaques meurtrières en France et en Allemagne, peuvent être tentés de prendre la nouvelle loi française comme modèle. Cela serait un grave faux pas à la fois d’un point du vue juridique et stratégique.

Le 22 juillet dernier, le Parlement français n’a pas fait que prolonger l’état d’urgence déclaré par le Président François Hollande au lendemain des terribles attaques de Paris en novembre dernier. Impulsés par l’attentat odieux commis une semaine plus tôt, le 14 Juillet, à Nice, les parlementaires ont étendu de manière significative les pouvoirs de la police relatifs à l’état d’urgence en matière de fouille, saisie et mise en détention. Ils ont également profité du renouvellement de l’état d’urgence pour insérer plus d’une douzaine de nouvelles dispositions anti-terroristes draconiennes dans le droit pénal français. Contrairement aux mesures de l’état d’urgence, qui prendront fin dans six mois, ces amendements au Code pénal sont permanents.

Rien ne saurait jamais justifier des attaques telles que celles perpétrées à Nice et à Paris, qui ont, en tout, tué 214 personnes et en ont blessé des centaines d’autres, ou les attaques de plus petite envergure mais tout aussi tragiques qui ont suivi en Normandie et au sud de l’Allemagne. Que les assaillants appartiennent à des organisations telles que l’Etat islamique, ou qu’ils soient des loups solitaires qui répondent aux appels meurtriers de ce groupe, des néo-fascistes armés, ou des extrémistes violents de tout autre acabit, les autorités ont le devoir de protéger les populations contre de telles atrocités.

Mais les gouvernements doivent faire attention de ne pas avoir une réaction disproportionnée. Considérés dans leur ensemble, l’état d’urgence continu en France et les amendements aux Codes pénaux sont la manifestation d’un détournement dangereux des garanties judiciaires contre les abus des forces de sécurité. Tandis que chaque nouvelle attaque accélère le rythme des réponses fortes, les nouvelles mesures sont un recul considérable pour les droits humains et l’Etat de droit, rentrant directement dans le jeu des groupes islamistes armés qui veulent diviser le monde en imposant la doctrine de l’oppresseur occidental contre le musulman opprimé. Elles posent également un dangereux précédent pour d’autres gouvernements, qui se trouvent près de nous au Royaume-Uni, en Belgique et en Turquie, ou plus loin au Brésil, en Malaisie, en Australie et autre part.

Cette nouvelle prolongation de six mois fait de cet état d’urgence le plus long que la France ait connu depuis la Guerre d’Algérie dans les années 1950. Cette nouvelle loi restaure et étend d’anciennes dispositions de l’état d’urgence, telles que la possibilité pour les forces de police d’effectuer des perquisitions et pour les autorités locales d’assigner des suspects à résidence sans autorisation judiciaire préalable. Elle étend également ces pouvoirs, par exemple en permettant à la police de fouiller des bagages et des véhicules sans autorisation judiciaire. De plus, elle rétablit la possibilité de procéder sans l’autorisation d’un juge à des saisies de matériel informatique et de données téléphoniques, disposition que le Conseil constitutionnel, la plus haute autorité juridique française, avait censurée car considérée comme inconstitutionnelle. Elle rajoute donc quelques restrictions mais qui restent en deçà d’un contrôle judiciaire.

Dans deux rapports distincts publiés en février dernier, Human Rights Watch et Amnesty International ont documenté plus d’une trentaine de cas pour lesquels le recours à ces pouvoirs dans le cadre de l’état d’urgence ont porté atteinte au droit universel à la liberté, à la vie privée, ou à la liberté de mouvement, d’association et d’expression. Les deux associations ont également conclu que ces mesures se sont traduites par des conséquences telles que des pertes d’emploi, des traumatismes pour les enfants, et des dégâts dans les domiciles des personnes perquisitionnées. La grande majorité des personnes visées étaient musulmanes. Les personnes interviewées ont expliqué que la manière dont elles avaient été traitées les ont fait se sentir stigmatisées et ont mis à mal leur confiance envers les autorités françaises. La dernière version de la loi prorogeant l’état d’urgence risque d’amplifier ces effets.

On voit mal comment le fait de simplement accumuler des lois plus rétrogrades va s’avérer plus fructueux. Ce qui est sûr, c’est que ces mesures risquent d’éroder la démocratie française et d’aliéner encore plus les communautés musulmanes. C’est exactement ce que des groupes tels que l’État islamique veulent.
Letta Tayler

Chercheuse senior sur les questions liées à la lutte antiterroriste

Le droit international autorise les gouvernements à limiter certains droits pendant l’état d’urgence, mais uniquement « dans la stricte mesure où la situation l’exige ». Les gouvernements doivent s’assurer que toutes ces mesures sont strictement proportionnelles, qu’elles ne sont pas utilisées de manière discriminatoire, et qu’elles ne stigmatisent pas des personnes en raison de leur origine ethnique, religieuse ou sociale.

Les changements dans les codes pénaux que le Parlement a ajouté dans la loi sur la prorogation de l’état d’urgence sont tout aussi problématiques. Ces mesures sont à la fois dangereuses et inutiles : la France, comme plusieurs autres pays européens, disposent déjà de nombreuses lois anti-terroristes, dont beaucoup contiennent des dispositions vagues qui prêtent à des abus.

Dans un des amendements les plus flagrants, la nouvelle loi sur l’état d’urgence augmente la durée maximale de la détention provisoire pour des enfants à partir de seulement 16 ans, d’un an à deux ans pour les délits et de deux à trois ans pour les crimes liés au terrorisme. Les normes internationales limitent la détention des enfants à « une mesure de dernier ressort et [qui] devra être d'une durée aussi brève que possible ». Le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies avait déjà conclu par le passé que la France devait réduire le temps de détention provisoire pour les enfants.

La nouvelle loi réduit également le pouvoir discrétionnaire des autorités judiciaires en ce qui concerne les expulsions et les interdictions d’entrer sur le territoire français pour les ressortissants étrangers condamnés pour des infractions liées au terrorisme. Elle triple la durée maximale des assignations à résidence, qui passe d’un à trois mois, pour les personnes « qui [ont] quitté le territoire national et dont il existe des raisons sérieuses de penser que ce déplacement a pour but de rejoindre un théâtre d'opérations de groupements terroristes dans des conditions susceptibles de la conduire à porter atteinte à la sécurité publique lors de son retour sur le territoire français », mais pour lesquelles les autorités n’ont pas suffisamment de preuves pour les mettre en accusation. Le Code de la sécurité intérieure français autorisait déjà le recueil des données de téléphonie mobile d’une personne identifiée comme ayant des liens avec une menace terroriste. La loi sur l’état d’urgence étend cette disposition pour autoriser également le recueil des données téléphoniques des « personnes appartenant à l’entourage de la personne concernée ».

Les parlementaires français qui se préoccupent de l’État de droit devraient réunir une majorité pour réviser les amendements au Code pénal. En attendant, le Parlement devrait contrôler toutes les nouvelles mesures mises en place afin de s’assurer qu’elles ne deviennent pas des instruments permettant de mettre en place une vaste répression, et d’évaluer même si elles sont efficaces.

Jusqu’à présent, les quelques 3 600 perquisitions sans autorisation judiciaire et 400 assignations à résidence dans le cadre de l’état d’urgence n’ont permis l’ouverture que de six enquêtes criminelles en lien avec le terrorisme. La Commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme a conclu le 5 juillet dernier que l’état d’urgence avait eu un « impact limité » sur la sécurité. Le panel a décrit les importantes défaillances dans l’analyse des renseignements qui auraient pu aider à prévenir les attaques.

On voit mal comment le fait de simplement accumuler des lois plus rétrogrades va s’avérer plus fructueux. Ce qui est sûr, c’est que ces mesures risquent d’éroder la démocratie française et d’aliéner encore plus les communautés musulmanes. C’est exactement ce que des groupes tels que l’État islamique veulent.

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