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France : La dissolution d’une association antidiscrimination menace les droits humains

Cette mesure mal avisée du gouvernement s’inscrit dans une dérive sécuritaire plus large mettant en danger les libertés

Le ministre français de l'Intérieur, Gérald Darmanin, prononce un discours sur l'état de la menace terroriste à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) à Paris, le lundi 31 août 2020.  ©2020 Stephen de Sakutin, Pool via AP

(Paris) – La décision du gouvernement français de dissoudre une association importante de lutte contre les discriminations menace des libertés et droits humains fondamentaux, notamment la liberté d’expression, d’association et de religion, ainsi que le principe de non-discrimination, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.

Le 2 décembre 2020, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a tweeté que le Conseil des ministres avait notifié le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) qu’il était dissous par décret.

« Quelle que soit son intention, cette mesure risque de stigmatiser davantage les musulmans en France », a déclaré Kartik Raj, chercheur sur l’Europe de l’Ouest à Human Rights Watch. « Dissoudre une organisation qui soulève des préoccupations légitimes sur les préjugés à l’encontre des musulmans, c’est tirer sur le messager, au lieu de s’efforcer de régler le problème de discrimination existant. »

Le 19 novembre, Darmanin a annoncé sur les réseaux sociaux qu’il avait notifié le CCIF de l’intention du gouvernement de le dissoudre, lui donnant huit jours pour contester cette action devant un tribunal administratif. Dans les jours qui ont suivi, l’association a répondu à certaines allégations contenues dans la lettre du ministre, par écrit et via les réseaux sociaux, et annoncé le 30 novembre qu’elle s’était déjà volontairement et préventivement auto-dissoute à la fin du mois d’octobre. Dans son décret du 2 décembre, le gouvernement annonçait qu’il n’acceptait pas l’affirmation de l’association selon laquelle elle s’était dissoute volontairement.

Une représentante du CCIF a confirmé à Human Rights Watch que l’association comptait contester le décret auprès de la justice française. Elle a confirmé que l’association avait cessé de fonctionner et n’était plus en mesure de mener à bien les nombreux cas – plus de 500 – sur lesquels elle était en train de travailler.

Faisant usage du pouvoir que lui confère l’article L212-1 du Code de la sécurité intérieure, le gouvernement avance que les activités de l’organisation provoquaient ou propageaient des théories tendant à encourager ou justifier la discrimination, la haine ou la violence en se fondant sur l’origine, la nationalité, l’appartenance à une ethnie, à une race ou à une religion d’une personne ou d’un groupe ; et qu’elle se livrait à des agissements visant à provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger. Le fait qu’une organisation qualifie d’islamophobes des mesures antiterroristes ne devrait pas être assimilé à la diffusion ou au soutien à des idées pouvant donner lieu à des actes de haine, de discrimination ou de violence. Le raisonnement suivi dans le décret du 2 décembre suggère que la décision du gouvernement français se fonde sur cette confusion erronée et dangereuse.

Ces dernières semaines, Gérald Darmanin a qualifié le CCIF d’« ennemi de la République » et affirmé dans un tweet du 3 décembre que l’organisation avait « conduit avec constance une action de propagande islamiste ». D’autres ministres du gouvernement ont évoqué la nécessité de cibler les associations qu’ils accusent d’être « intellectuellement complices » de l’« islamisme radical », invoquant des concepts vagues comme le « séparatisme » et le « communautarisme » et affichant une interprétation agressive et clivante de la laïcité à la française.

Human Rights Watch, à l’instar d’autres organisations internationales et françaises de défense des droits humains, ainsi que d’avocats, a estimé quant à elle que le travail du CCIF était important dans l’analyse de l’impact discriminatoire de mesures antiterroristes.

En vertu du droit international et européen relatif aux droits humains, les États ne peuvent restreindre la liberté d’association, de religion et de croyance, ainsi que la liberté d’expression, que de manière légale, nécessaire et proportionnée. Conformément au droit international relatif aux droits humains, la dissolution d’associations ne devrait être qu’une mesure de dernier recours, prise parce qu’une association promeut une menace claire et imminente de violence ou parce qu’elle a commis une grave infraction à la loi, et devrait de préférence être ordonnée par un tribunal.

La Cour européenne des droits de l’homme a indiqué que pour évaluer si la fermeture d’une association pouvait se justifier, la liberté d’association et la liberté d’expression devaient être considérées ensemble, puisque « la protection des opinions et de la liberté de les exprimer constitue l’un des objectifs de la liberté de réunion et d’association ». Les exceptions à la liberté politique d’association doivent être strictement interprétées : seuls des motifs convaincants et irréfutables peuvent justifier de restreindre ce droit. La Cour européenne a jugé qu’en l’absence d’appel ou d’acte ayant pour objectif l’usage de la violence, la résistance armée ou l’insurrection de la part d’une association ou de ses dirigeants, une sanction aussi lourde que la dissolution d’une association toute entière était difficilement justifiable.

L’action engagée contre le CCIF s’inscrit dans un contexte plus large de restrictions des libertés, en réponse à une série d’attaques récentes attribuées à des extrémistes islamistes. Le gouvernement a confirmé qu’il s’efforcerait d’étendre ses pouvoirs existants en matière de sécurité à travers un projet de loi « confortant les principes républicains » qui doit être examiné en Conseil des ministres le 9 décembre.

Le 24 novembre, un projet de loi distinct, « relatif à la sécurité globale », qui prévoit des restrictions inquiétantes des libertés des médias et des droits de manifestation, d’expression et d’association, ainsi que de nouveaux pouvoirs de surveillance pour la police, a été approuvé par l’Assemblée nationale et sera bientôt débattu au Sénat.

Le 3 décembre, le ministre de l’Intérieur a annoncé que le gouvernement prendrait des mesures contre 76 mosquées suspectées de « séparatisme », allant jusqu’à les fermer si nécessaire. En effet la loi controversée renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme contient des formulations très vagues lui donnant autorité pour fermer des lieux de culte. Cette loi est en vigueur depuis fin 2017, après que la France a officiellement mis fin à deux ans d’état d’urgence, et intègre des pouvoirs d’urgence dans le droit ordinaire.

En plus de porter atteinte à la protection des libertés d'opinion, d'expression et d'association, le fait de cibler une organisation comme le CCIF, qui travaille sur le sujet des discriminations, envoie le message que la France ne tolérera pas que des musulmans exercent leurs droits civiques et politiques pour exprimer leurs préoccupations et protester contre des injustices sur un pied d’égalité avec les autres populations du pays. Cela risque d’alimenter involontairement les groupes armés islamistes qui vilipendent les gouvernements occidentaux.

« Avec cette décision excessive du gouvernement, les personnes victimes de préjugés anti-musulmans en France auront plus de mal à faire valoir leurs droits, et d’autres pourraient avoir peur de se plaindre », a déclaré Kartik Raj. « Cela pourrait également se retourner contre le gouvernement en alimentant le discours selon lequel la politique de l’État français est antimusulmane. »
 

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