Dans une tribune au « Monde », l’ONG Human Rights Watch dénonce le flou qui entoure certains dispositifs des lois antiterroristes mis en place qui favorisent des abus pouvant s’avérer contre-productifs en matière de sécurité.
L’état d’urgence, en vigueur depuis deux ans, est en passe d’être levé. Cela signifie-t-il pour autant un retour à la normale ? A l’évidence, non : le 1er novembre marquera le début d’une inquiétante « nouvelle normalité » pour toute personne vivant en France.
L’état d’urgence va laisser place à la nouvelle loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. Celle-ci prend certains pouvoirs de l’exécutif et de la police utilisés pendant l’état d’urgence et les intègre dans le droit administratif et pénal ordinaire.
Règles de nécessité et de proportionnalité
Le droit international est clair en matière d’état d’urgence : les gouvernements peuvent le déclarer lorsque existe une menace à « la vie de la nation », mais les mesures qui en découlent doivent respecter des règles strictes de nécessité et de proportionnalité. Le but primordial de tout état d’urgence devrait être, en outre, d’assurer les conditions d’un retour à des pratiques normales de la police, sous le contrôle de l’autorité judiciaire.
Ce à quoi nous assistons depuis juin en France est bien différent. L’état d’urgence a initialement été décrété par le président Hollande pour une période de douze jours, à la suite des attaques odieuses à Paris et dans ses environs le 13 novembre 2015. Depuis, cet état d’exception n’a cessé d’être prolongé. Et la stratégie de sortie du président Macron ne consiste en rien à revenir à des pouvoirs de police normaux, soumis aux mêmes contrôles judiciaires qu’avant. Le Parlement a, au contraire, octroyé à la police et aux préfets de nouvelles et larges prérogatives, faisant d’elles la nouvelle norme, tout en affaiblissant les garanties judiciaires quant à la manière dont sont utilisés ces pouvoirs.
Prenez l’un d’eux, « les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance », par exemple, qui remplacent à grands traits le système d’assignation à résidence. Elles permettent à un préfet, sans autorisation judiciaire préalable, de limiter les mouvements d’une personne considérée comme une menace à la sécurité nationale à une zone géographique déterminée et de l’obliger à pointer, quotidiennement et à heure fixe, au commissariat, à déclarer à la police tout changement d’adresse et à accepter de porter un bracelet électronique. L’article 228-4 peut également empêcher cette personne à « paraître dans un lieu déterminé », au sein de ce périmètre limité.
L’Etat n’est pas obligé, comme cela serait le cas dans des affaires pénales normales, de fournir la preuve d’une infraction à l’accusé pour que celui-ci puisse constituer sa défense. Potentiellement renouvelées tous les trois mois, ces restrictions peuvent durer jusqu’à un an, avec un contrôle judiciaire limité. Toute violation de ces mesures est passible d’une peine de prison, jusqu’à trois ans, et d’une amende de 45 000 euros.
Pratiques discriminatoires
L’an dernier, j’ai discuté avec un homme assigné à résidence (son assignation a été levée depuis). Il se décrivait dans un état de « constante paranoïa » à l’idée de manquer de quelques minutes son rendez-vous au commissariat pour un simple retard au moment de déposer son enfant à l’école, à cause d’un embouteillage ou d’une panne d’essence. Il vivait comme « humiliante » l’idée de pouvoir finir en prison sans avoir commis de crime.
En vertu de termes extrêmement vagues, la loi autorise aussi les préfets à ordonner la fermeture d’un lieu de culte et, sur la base de critères très larges, la mise en place de « périmètres de protection » au sein desquels les fouilles et les palpations sont autorisées. Un autre article étend les zones dans lesquelles la police peut, sans autorisation d’un juge, fouiller et contrôler des personnes dans un rayon de 10 kilomètres autour des ports, aéroports et gares internationales.
Pensez une seconde au nombre de personnes vivant ou travaillant dans un tel rayon autour des trois gares internationales rien qu’à Paris, de celles de Lille-Europe, de Lyon-Part-Dieu et de Marseille-Saint-Charles, des ports de Calais, du Havre et de Marseille, sans parler des aéroports internationaux. Si vous considérez que cela peut ne pas vous concerner, pensez-y à deux fois.
Des lois antiterroristes reposant sur des termes flous sont sujettes à des interprétations excessives de la part des autorités et favorisent des abus qui peuvent s’avérer contre-productifs en matière de sécurité. C’est particulièrement vrai dans un pays déjà connu pour des pratiques discriminatoires en matière de contrôles d’identité et de fouilles.
Principes les plus fondamentaux sapés
Nos préoccupations, maintes fois exprimées, sont largement partagées par d’autres organisations (Syndicat de la magistrature, Ligue des droits de l’homme, Amnesty International), d’éminents spécialistes en droit pénal, des parlementaires, le Défenseur des droits ou encore le Conseil de l’Europe et les Nations unies.
Nombreux sont ceux qui prétendent que ces lois sont nécessaires, sous prétexte que la période actuelle n’est pas « normale » et que la menace terroriste impose ces mesures. Ce raisonnement est dangereux. Adopter des textes entérinant des pratiques abusives donne l’apparence d’un gouvernement montrant ses muscles, mais on peut en réalité douter de l’efficacité de cette approche.
La commission d’enquête parlementaire mise en place sur le sujet a conclu, en juillet 2016, que l’état d’urgence avait eu un « impact limité » en matière de sécurité. Ses membres ont décrit les importantes défaillances dans l’analyse des renseignements qui auraient pu contribuer à prévenir les attaques. Le gouvernement n’a pas expliqué clairement au Parlement si les projets d’attaque les plus récents avaient été déjoués grâce à l’état d’urgence ou aux pouvoirs déjà existants de la police et des services de renseignement.
Dans son essence, la nouvelle loi sape certains des principes les plus fondamentaux de l’Etat de droit et des droits humains et la façon dont les Français vivent et conçoivent leur démocratie depuis la seconde guerre mondiale. Sous l’état d’urgence, la sanction est devenue préventive. Un vague soupçon suffit. Décréter si vaguement ce qui constitue un comportement dangereux ouvre la porte à des abus. Il s’agit, au mieux, d’une version appauvrie de la « normalité ».